En direct de la salle Lowy : les acquisitions à l’ère de la COVID-19

Par Michael Kent

Mon milieu de travail – comme celui de la plupart des Canadiens – a profondément changé à cause de la COVID-19. Les nouveaux protocoles et le télétravail ont transformé ma vie professionnelle, mais je m’estime très chanceux de pouvoir encore réaliser bon nombre de mes tâches et objectifs, malgré quelques changements. J’aimerais vous parler d’une situation qui m’est arrivée récemment et qui ne se serait probablement pas produite sans la pandémie.

Au début du confinement, en mars 2020, j’avais de grands projets : me mettre en forme, suivre des cours en ligne et trouver de nouveaux passe-temps. J’ai eu tôt fait d’abandonner mes plans, passant plutôt le plus clair de mon temps sur Internet. Comme beaucoup, je me suis vite mis à magasiner en ligne. Comme j’avais beaucoup de temps libres, je pouvais parcourir Kijiji, Facebook Marketplace et les groupes Facebook d’achat et de vente. Le bibliophile que je suis a pu mettre la main sur de nombreux ouvrages depuis longtemps recherchés.

Un jour, je suis tombé sur un exemplaire gratuit du livre A Descriptive Catalogue of the Bension Collection of Sephardic Manuscripts and Texts, de Saul Aranov. Ce catalogue présente une collection de manuscrits en hébreu détenus par l’Université de l’Alberta. J’étais très heureux d’avoir trouvé ce livre, que je cherchais depuis longtemps. Il se rattache évidemment à mon travail de bibliothécaire spécialisé en ouvrages judaïques, mais il m’intriguait aussi parce que Saul Aranov a travaillé sur la collection Jacob-M.-Lowy de la Bibliothèque nationale du Canada, dont je suis maintenant responsable.

J’ai écrit à la donatrice pour lui manifester mon intérêt. Elle se souvenait d’une présentation sur la collection Lowy que j’avais donnée à son groupe d’aînés; une pure coïncidence. Nous avons vite convenu d’un rendez-vous pour que je prenne possession du volume. Puis elle m’a écrit pour me dire, à mon grand étonnement, que son mari avait en sa possession un talmud ayant appartenu à l’ancien grand rabbin de la Silésie orientale. Elle m’a demandé si j’aimerais le voir. J’ai dit oui, bien sûr!

Quelques jours plus tard, je me suis rendu chez le couple. Dans le cadre de mon travail à Bibliothèque et Archives Canada (BAC), j’ai eu à rendre visite à plusieurs personnes pour examiner des livres rares, mais c’était ma première sortie du genre depuis le début de la pandémie. Nous portions tous un masque, et le couple avait placé les volumes sur la grande table à dîner pour nous permettre de garder nos distances.

Les ouvrages me firent une forte impression. Le talmud se composait de volumes de l’édition berlinoise du Talmud de Babylone, publiée dans les années 1860. J’étais emballé de les voir, car ils sont issus d’une période très importante dans l’impression du Talmud, période qui est à la fois un sujet d’intérêt personnel et un domaine de spécialisation de la collection Lowy. Le couple m’a aussi montré d’autres objets ayant appartenu au rabbin, comme des codes civils juifs et des commentaires sur les Écritures juives.

Photographie couleur sur laquelle figurent de vieux livres à couverture rigide placés sur un chariot, devant une vitrine remplie de livres.

Une partie des volumes qui ont été donnés récemment, dans la salle Jacob-M.-Lowy. Photo : Michael Kent

Parmi les volumes de leur collection, mon préféré est Bet Aharon ṿe-hosafot, un ouvrage de 1880 de l’auteur Abraham David ben Judah Leib Lawat, qui s’appuie sur un ouvrage antérieur, Toledot Aharon d’Aaron de Pesaro, publié en 1583. Ces documents constituent en quelque sorte un index qui lie le discours juridique du Talmud aux sources dans les Écritures juives. Je connais bien le Toledot Aharon pour l’avoir consulté alors que j’étudiais le Talmud, et j’ai toujours été fier de la première édition que nous avons dans la collection Jacob-M.-Lowy. Pourtant, je ne connaissais pas le Bet Aharon ṿe-hosafot. C’est là l’un des aspects les plus passionnants du travail de bibliothécaire : on apprend tous les jours!

Photographie couleur d’une page écrite en hébreu.

Le Bet Aharon ṿe-hosafot, qui fait maintenant partie de la collection Jacob-M.-Lowy. Photo : Michael Kent

J’étais ravi quand le couple a généreusement offert de donner les livres à la collection Jacob-M.-Lowy. La pandémie nous a forcés à modifier le processus : le donateur s’est rendu à notre édifice public au 395, rue Wellington à Ottawa, où un membre de notre équipe de la circulation a pris les articles directement dans le coffre de la voiture, sans que le donateur doive sortir.

Les livres ont ensuite été mis en quarantaine dans une salle d’entreposage pour éviter toute exposition à la COVID-19. Puis, les livres ont été confiés à l’équipe de la restauration pour vérifier la présence éventuelle de moisissure. Après cette inspection, j’ai transporté les livres dans la salle Jacob-M.-Lowy. Jamais il ne s’était écoulé autant de temps entre le moment où un don franchit nos portes et celui de son arrivée dans la salle de la collection! J’étais très heureux que nous puissions préserver ces remarquables ouvrages malgré la pandémie.

Quand j’ai commencé à magasiner en ligne dans mes temps libres, je ne m’imaginais pas que ça mènerait à l’acquisition d’une collection de livres rares en hébreu pour BAC! Je suis fier que nous puissions continuer d’acquérir et de préserver des fragments d’histoire dans un contexte si particulier.

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Michael Kent est le conservateur de la collection Jacob-M.-Lowy à Bibliothèque et Archives Canada.

Donald Nelson Baird et le comité parlementaire du drapeau de 1945-1946

Par James Bone

Entre la formation de la Confédération et le grand débat sur le drapeau canadien de 1964, la quête d’un drapeau officiel reflétant l’identité canadienne demeure dans l’impasse. Tour à tour, l’Union Jack du Royaume-Uni et le Red Ensign du Canada servent d’emblème officiel pendant cette période. Cependant, les tentatives de création d’un drapeau proprement canadien frappent toujours un écueil.

Le premier ministre Mackenzie King mène un projet en ce sens entre 1924 et 1931. On observe un regain d’intérêt pendant la Seconde Guerre mondiale, mais des querelles partisanes empêchent le Parlement de progresser. Après la guerre, Mackenzie King revient à la charge : en novembre 1945, son gouvernement forme un comité mixte de la Chambre des communes et du Sénat ayant pour mission de produire une étude et un rapport sur le choix d’un drapeau canadien distinctif. Ce comité annonce qu’il étudiera les dessins proposés par les membres du public.

Dessins étudiés

Le comité du drapeau croule bientôt sous les suggestions, et c’est peu dire! À la date limite, on compte officiellement 2 695 dessins, et les suggestions continuent d’arriver à pleine vapeur. Les documents du comité, qui comprennent un échantillon d’une correspondance dans laquelle on remercie les citoyens de leurs contributions, nous apprennent que des personnalités comme l’artiste David Milne et l’archiviste du Dominion Gustave Lanctôt comptent parmi les contributeurs. Arrivent aussi des dessins d’enfants, de vétérans et d’autres Canadiens de tous les horizons. Durant son mandat, le comité reçoit et conserve également des lettres du public.

Afin de faciliter les débats, le vote et la sélection, le comité crée un processus pour dénombrer et classer les suggestions. Les éléments dominants sont la feuille d’érable, le castor, l’Union Jack et la fleur de lys.

Si certains Canadiens apprécient l’idée de nous doter d’un drapeau véritablement national, d’autres estiment que ce changement déshonorerait la mémoire des victimes de la toute récente Seconde Guerre mondiale. De la même manière, d’aucuns jugent inadmissible l’inclusion de tout élément d’identité française, tandis que d’autres prennent position pour un drapeau reflétant les héritages français et britannique du Canada.

Le dessin de Donald Nelson Baird

Une proposition arrive au comité par l’entremise de Dorothy Baird, de Truro, en Nouvelle-Écosse, qui soumet le dessin de son frère cadet, Donald Nelson Baird (1920-2001). Originaire de Glace Bay, en Nouvelle-Écosse, Donald souffre des séquelles de la poliomyélite depuis son enfance; il n’a qu’un usage limité de ses bras, de ses mains et de ses jambes. Malgré ce handicap, il apprend le dessin et l’aquarelle, et se retrouve bientôt au centre d’un débat national sur le futur drapeau canadien.

Photo noir et blanc d’un homme regardant l’objectif, près d’un dessin de son drapeau, visible en arrière-plan.

Donald Nelson Baird, Abbass Studio Limited, 1946 (MIKAN 5082349)

Le dessin de Baird n’est pas particulièrement élaboré. Comme le comité le décrit dans son procès-verbal, il s’agit simplement d’un Red Ensign où une feuille d’érable d’un doré automnal remplace les armoiries du Canada. Ce dessin est proposé sous la forme d’une petite aquarelle sur papier. Comme toutes les suggestions, il reçoit un numéro de la part du comité.

Dessin de drapeau arborant l’Union Jack en haut à gauche et une feuille d’érable dorée à droite, le tout sur arrière-plan rouge.

Dessin du drapeau proposé par Donald Nelson Baird, 1946, aquarelle sur papier (e011213692)

Ce dessin fait de nombreux adeptes au sein du comité, qui a déjà reçu des dessins analogues. Toutefois, en raison de la place d’honneur occupée par l’Union Jack, du rouge dominant et de l’absence de tout symbole français, il est loin de faire l’unanimité.

Délibérations du comité

Au premier trimestre de 1946, le comité délibère pour opérer une sélection finale parmi les nombreux dessins reçus. Des votes éliminatoires sont tenus périodiquement. Le 17 mai 1946, il ne reste plus que cinq dessins. Peu de temps après, les finalistes se trouvent au nombre de deux : le dessin de Baird et celui – sans Union Jack – de la Ligue du drapeau national.

Au sein du comité, le plus chaud partisan du dessin de Baird s’appelle R. W. Gladstone, député de Wellington-Sud (en Ontario). Convaincu que le comité va choisir ce dessin, il écrit à Dorothy Baird pour lui demander une photo de son frère Donald à des fins publicitaires. La lettre nous apprend aussi que le comité a reçu de nombreux dessins similaires, mais qu’aux yeux de Gladstone, celui de Donald est le meilleur et le plus représentatif de ce que recherche la majorité du comité.

Comme on le verra plus loin, le dessin définitif soumis au Parlement est une version légèrement modifiée du dessin de Donald. Officiellement, c’est la création du comité lui-même, qui ne fait aucune mention de M. Baird dans ses rapports et ses procès-verbaux. La lettre de M. Gladstone à Dorothy Baird est donc la meilleure preuve restante que c’est bel et bien le dessin de Baird qui reçoit la faveur ultime du comité.

Page dactylographiée portant l’en-tête de la Chambre des communes.

Lettre à Dorothy Baird de R. W. Gladstone, député de Wellington-Sud, Ontario (MIKAN 5082237)

Page dactylographiée se terminant par la signature de M. Gladstone.

Lettre à Dorothy Baird de R. W. Gladstone, député de Wellington-Sud, Ontario (MIKAN 5082237)

Avec seulement deux dessins toujours en lice, M. Gladstone propose la version de Baird comme nouveau drapeau du Canada. Mais les débats s’enlisent, et un sous-comité est créé pour savoir si un autre symbole que l’Union Jack pourrait satisfaire la majorité du comité.

La presse s’empare de la question; la majorité des journaux anglophones appuient la proposition de Baird, tandis que leurs homologues francophones, notamment La Presse, se rangent derrière le dessin de la Ligue du drapeau national. Dans un éditorial du Chronicle Herald d’Halifax, le caricaturiste Bob Chambers représente Baird élevé en triomphe vers les livres d’histoire par Betsy Ross, la créatrice apocryphe d’une des premières versions du drapeau américain. Le nom de Baird paraît même dans le supplément du numéro de novembre 1946 du dictionnaire biographique Who’s Who.

Le 10 juillet 1946, le sous-comité rapporte n’avoir trouvé aucun autre symbole que l’Union Jack. Deux membres du comité restent opposés au dessin de Baird parce qu’il arbore l’Union Jack et est exempt de tout élément du patrimoine canadien-français.

Quand le comité se réunit de nouveau le soir suivant, le sous-comité a négocié un compromis : la feuille d’érable dorée sera encadrée d’un liséré blanc. Selon le procès-verbal, ce liséré représente la présence française au Canada. Cette modification mineure est essentiellement la seule apportée au dessin original de Baird.

La version modifiée du futur drapeau national reçoit l’aval du comité à vingt-deux voix contre une. Puis, le comité produit un rapport final pour les deux chambres du Parlement et recommande l’octroi de crédits pour que le secrétaire d’État puisse produire des prototypes du nouveau drapeau. L’artiste Frances Gage en peint des versions miniatures, dont une se trouve toujours au Musée canadien de l’histoire. Un nombre inconnu de prototypes grandeur nature sont produits et utilisés dans des photos publicitaires.

Photographie couleur de deux femmes tenant un drapeau sur le toit d’un édifice.

Photographie du drapeau prototype, prise par Louis Jacques pour le Weekend Magazine, 1946 (MIKAN 5082300)

D’hier à aujourd’hui

Malgré tous les efforts du comité pour sélectionner un dessin, le rapport final ne sera jamais présenté au Parlement. Des calculs politiques et la recherche de l’unité nationale incitent le premier ministre Mackenzie King, que l’on dit en faveur du dessin retenu, à laisser cet épisode sombrer tout doucement dans l’oubli sous prétexte que le vote définitif du comité n’a pas été unanime.

Le nom de Baird n’étant mentionné nulle part dans les procès-verbaux du comité, et le tout dernier dessin étant techniquement la création de celui-ci, M. Baird reste à peu près inconnu comme source de ce prototype, en dehors de son cercle social. Comme pour la plupart des contributeurs dont le comité possède l’adresse, l’ouvrage de Baird est retourné à sa sœur Dorothy et reste dans la famille.

Pendant les deux décennies suivantes, Dorothy écrit fréquemment à des députés provinciaux et fédéraux chaque fois que la question du drapeau national refait surface, les pressant de réexaminer le dessin de son frère. Son ultime tentative remonte à avril 1964, quand un bienveillant député nommé Robert Muir l’informe que le dessin de Baird sera fort probablement rejeté par le gouvernement, le premier ministre Lester B. Pearson ayant promis un nouveau drapeau national du Canada sans Union Jack.

L’auteur de ces lignes est d’avis que, si le dessin de Baird avait été adopté comme drapeau national en 1946, il n’aurait probablement pas survécu au regain d’intérêt pour l’établissement d’une identité nationale proprement canadienne auquel on assiste dans les années 1960, et qui donne naissance à notre drapeau national actuel. Quoi qu’il en soit, le dessin de Baird et le travail accompli par le comité du drapeau national en 1945-1946 brossent un intéressant portrait du sentiment d’identité canadienne de l’époque. Aujourd’hui, on peut trouver des répliques du drapeau de Baird dans des boutiques spécialisées, mais rares sont les personnes qui connaissent bien son histoire.

Bibliothèque et Archives Canada a récemment fait l’acquisition du fonds Donald Nelson Baird, qui contient le dessin original à l’aquarelle, de la correspondance du comité et de membres du public, des coupures de journaux au sujet de Baird ainsi que des photos de famille.

À l’extérieur, un homme en jeans et en chemise à carreaux rouge fait face à l’objectif, debout près d’un drapeau qu’il tient par le coin.

L’auteur James Bone à côté du drapeau de Baird, sur le terrain de la Dominion City Brewing, à Ottawa, en juin 2019. © James Bone


James Bone est archiviste en philatélie et en art au sein de la Section des supports spécialisés privés, à Bibliothèque et Archives Canada.

L’arrivée des réfugiés ougandais d’origine asiatique au Canada en 1972

Par Sheyfali Saujani

Photo noir et blanc d’une grande salle relativement bondée. Des valises et bagages divers jonchent le sol. Sur le mur, un drapeau canadien est surmonté d’une banderole disant « Bienvenue, Welcome ».

Arrivée de réfugiés ougandais d’origine asiatique à la base des Forces canadiennes de Longue-Pointe, au Québec (e011052358)

En septembre 1972, le Canada accueille les premiers de quelque 7 500 réfugiés ougandais d’origine asiatique. (À l’époque, les personnes qui émigraient depuis le sous-continent indien étaient désignées par le terme « Asiatiques » plutôt que « Sud-Asiatiques ».) C’est la première arrivée massive d’immigrants non européens au Canada depuis qu’une série de changements ont été apportés à la politique sur l’immigration, à partir de 1962, dans le but d’éliminer les barrières d’ordre racial à l’immigration. Ma famille a eu la chance de faire partie du lot.

Mes parents sont tous les deux nés en Afrique. Ma mère, Shanta Saujani, est née à Durban, en Afrique du Sud. Elle y est retournée en 1964 lorsqu’elle est tombée enceinte de moi, son premier enfant, pour être avec sa mère. Mon père, Rai Saujani, est quant à lui né en Ouganda, où son père s’est installé aux alentours de 1914.

À l’instar des Européens qui émigrent dans diverses colonies britanniques (dont le Canada), des Asiatiques de partout dans l’Empire se rendent dans les colonies africaines, et ce pour des raisons assez similaires : perspectives économiques, soif d’aventure et besoin de changement.

Or, tous ne sont pas traités équitablement dans le monde colonial, et les divisions établies sous le régime impérial subsistent – et sont parfois même exacerbées – quand les colonies deviennent indépendantes. En Afrique du Sud, les Asiatiques (du sous-continent indien) sont victimes de ségrégation raciale, au même titre que les Africains noirs assujettis à la fameuse politique d’apartheid. Les personnes désignées comme « blanches » peuvent circuler librement partout, tandis que les personnes « noires », « brunes » ou « de couleur » ne peuvent se déplacer, vivre, étudier et travailler où elles le veulent. Même si ma mère et moi sommes toutes les deux nées là-bas, je n’avais pas droit à la citoyenneté parce que mon père était citoyen ougandais.

En Ouganda, les divisions raciales n’étaient pas enchâssées dans la loi, mais la séparation des écoles et des services sociaux faisait obstacle au mélange des cultures. Sous la domination coloniale, il était difficile pour les Africains noirs d’obtenir des permis d’entreprise ou d’autres avantages qui les auraient mis en concurrence avec les entrepreneurs asiatiques, lesquels contrôlaient d’importants secteurs de l’économie.

Les Asiatiques constituaient donc une classe moyenne relativement privilégiée, situation qui suscitait le ressentiment de certains Africains. Beaucoup d’Asiatiques, comme mon père, ont obtenu leur citoyenneté ougandaise pour servir leur pays, mais de nombreux autres, craignant de perdre leur citoyenneté britannique, ont pris une autre décision.

En 1971, le général Idi Amin renverse le gouvernement ougandais par un coup d’État militaire. L’année suivante, il déclare que les Asiatiques, citoyens ou non, n’ont plus leur place en Ouganda. Il ordonne l’expulsion des quelque 80 000 Asiatiques du pays en août 1972, leur donnant 90 jours pour partir.

Photographie noir et blanc d’un groupe d’enfants en train de manger par terre.

Groupe d’enfants récemment arrivés au Canada (e011052361)

Ce fut une période terrifiante pour nous. Mes frères et moi étions trop jeunes pour saisir l’ampleur des tensions politiques, mais nous avons vite constaté à quel point les choses risquaient de dégénérer lorsque des membres de notre famille se sont retrouvés en prison.

À la suite d’une altercation dans l’une des nombreuses files d’attente pour obtenir les documents du gouvernement, l’armée a arrêté trois de mes oncles. À l’époque, mon père était chef adjoint pour la police ougandaise, et il profité de ses contacts pour faire libérer mes oncles. Je revois encore clairement leurs dos violacés des coups dont on les a roués en prison.

Mes oncles étaient maintenant libres, mais les officiers qui les avaient arrêtés se sont mis à la recherche de mon père. Nous avons donc passé nos dernières semaines en Ouganda à nous cacher, cherchant désespérément un pays qui nous donnerait asile.

En réponse à la crise des réfugiés causée par l’ordre d’expulsion du général Amin, le Canada a offert d’accueillir immédiatement 5 000 personnes ayant besoin d’un nouveau foyer (il en arrivera finalement davantage). Le Canada a aussi envoyé une équipe spéciale de conseillers en immigration en Ouganda pour accélérer la sélection des réfugiés et le traitement de leur dossier.

Photographie noir et blanc d’un homme en uniforme qui regarde un papier, devant un homme tenant des documents et vêtu d’une chemise foncée sous une veste claire, un jeune garçon, et une femme aux cheveux attachés en queue de cheval.

Un fonctionnaire canadien et une famille ougandaise d’origine asiatique tout juste arrivée au Canada (e011052346)

Ces conseillers nous ont dit que nous pourrions peut-être entrer au Canada plus rapidement en tant que réfugiés parrainés. Ma famille a alors contacté une de mes tantes, qui avait quitté la Tanzanie pour le Canada quelques années auparavant et vivait à Hamilton avec son mari et leurs trois filles.

Pour pouvoir parrainer des réfugiés, il fallait donner la preuve d’un certain revenu. La famille de ma tante n’atteignait pas tout à fait ce montant, et craignait de ne pas pouvoir nous aider. Mais un aimable conseiller en immigration a demandé à ma tante si elle recevait les allocations familiales de l’époque. Ces maigres chèques mensuels remis par le gouvernement aidaient ma tante à subvenir aux besoins de mes trois cousines; ils ont permis d’atteindre le seuil requis pour nous parrainer.

Photographie noir et blanc d’un homme en uniforme en train de servir de la nourriture à une femme qui porte un jeune enfant dans ses bras.

De la nourriture est servie aux nouveaux réfugiés ougandais (e011052348)

Photographie noir et blanc d’une femme portant un tablier et un calot de cuisine qui tend un verre en carton à un homme souriant en complet-veston, accompagné d’une femme portant un foulard et tenant un biscuit ainsi qu’un verre de carton.

Nouveaux réfugiés ougandais se faisant servir une boisson (e011052353)

Le jour de notre arrivée au Canada, nous avons ressenti un mélange d’épuisement, de soulagement et d’euphorie; ce fut probablement pareil pour les personnes que l’on voit sur ces photos.

C’est lors de la belle et fraîche journée d’automne du 28 septembre 1972, au casernement militaire près de Montréal, que des officiers ont accueilli les familles réfugiées. Mon frère et moi nous souvenons avoir été surpris par le froid : l’Afrique équatoriale ne nous y avait pas vraiment préparés! Heureusement, les conseillers en immigration s’étaient assurés qu’on puisse obtenir des vêtements d’hiver. Mon frère se rappelle que c’est la première fois qu’il a vu les emblématiques couleurs de la Compagnie de la Baie d’Hudson (vert, rouge, jaune et indigo) sur certains manteaux. Nous nous souvenons aussi tous les deux du magnifique coloris du feuillage automnal.

Le plus beau souvenir reste toutefois celui de ma mère. Elle relate qu’il y avait 11 téléviseurs noir et blanc répartis un peu partout dans la pièce où on traitait nos documents. Tout d’un coup, les fonctionnaires, soldats et employés de cafétéria se sont tous mis à sauter et crier de joie et à se serrer dans leurs bras. Ce que nous ignorions – mais avons bientôt découvert –, c’est que c’était le jour du dernier match de la Série du siècle opposant le Canada à l’URSS, et que Paul Henderson venait de marquer le but gagnant. Ma mère s’est alors dit « mais quelle journée chanceuse pour notre arrivée ici! ». Nous sommes extrêmement reconnaissants d’avoir eu le Canada comme terre d’asile et la chance de devenir citoyens d’un pays pacifique qui se veut inclusif.

Pour voir d’autres images de l’arrivée au Canada des réfugiés ougandais d’origine asiatique en 1972, consultez l’album Flickr de Bibliothèque et Archives Canada.

©  Sheyfali Saujani


Écrivaine et réalisatrice vivant à Toronto, Sheyfali Saujani a réalisé des émissions radiophoniques à CBC Radio pendant 30 ans.

La vie extraordinaire de John Freemont Smith – Défi Co-Lab du Mois de l’histoire des Noirs

Par Caitlin Webster

Veuillez noter que cet article et les documents auxquels il fait référence peuvent contenir des termes dépassés, indélicats ou offensants.

Transportons-nous à la fin du 19e siècle : parmi les milliers de personnes qui émigrent vers la Colombie-Britannique, peu connaîtront le parcours remarquable de John Freemont Smith. Mû par son enthousiasme pour sa nouvelle terre d’accueil et sa soif de réussite, il mènera une fructueuse carrière d’homme d’affaires, de représentant municipal et fédéral, ainsi que de bénévole doué d’un grand sens civique. Ses réalisations seront d’autant plus exceptionnelles qu’il est alors un homme noir dans un milieu de colons blancs. Sa vie durant, il subira le racisme, mais il inspirera également le respect et l’admiration de ses contemporains. Bibliothèque et Archives Canada (BAC) détient de nombreux documents d’archives témoignant du travail de John Freemont Smith au poste d’agent des Indiens à l’Agence de Kamloops, de 1912 à 1923. Certains de ces documents ont été sélectionnés pour créer un défi Co-Lab.

Portrait en buste de John Freemont Smith.

John Freemont Smith, vers les années 1870. Source : Kamloops Museum and Archives, KMA 6163

John Freemont (ou Fremont) Smith voit le jour à Sainte Croix le 16 octobre 1850, quelques années après l’abolition de l’esclavage dans les Antilles danoises. Il suivra des études et une formation de cordonnier à Copenhague et à Liverpool avant de partir voyager en Europe et en Amérique du Sud. En 1872, il pose ses valises à Victoria, en Colombie-Britannique. Il y ouvre une cordonnerie, puis épouse Mary Anastasia Miller en 1877.

Portrait familial noir et blanc pris en studio montrant Mary Smith et John Freemont Smith assis, et cinq de leurs enfants debout autour d’eux.

John Freemont Smith, son épouse Mary et leurs enfants Agnes, Louise, Mary, Leo et Amy, vers 1907-1910. Source : Kamloops Museum and Archives, KMA 10008

Après de brefs séjours à New Westminster et à Kamloops, la famille s’installe dans la région de Louis Creek en 1886. John Freemont Smith y ouvre une boutique, se lance dans la prospection de minerais et s’exerce au journalisme à la pige. Il devient également le premier maître de poste de Louis Creek, un emploi qu’il occupera jusqu’en 1898.

Cette même année, un incendie ravage la maison familiale; les Smith quittent Louis Creek et s’installent à Kamloops.

Carte à code de couleurs représentant les rues et les bâtiments d’une partie de la ville de Kamloops.

Plan d’assurance incendie de Kamloops, Colombie-Britannique, mai 1914. (e010688881-v8)

John Freemont Smith poursuit sa carrière à Kamloops, où il œuvre comme conseiller municipal de 1902 à 1907, puis comme évaluateur municipal en 1908. Il joue également un rôle actif au sein de la collectivité par sa contribution à la création de plusieurs organismes, dont l’association agricole, la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux, l’association conservatrice et la chambre de commerce de Kamloops, où il occupera les fonctions de secrétaire pendant quelques années. En 1911, il fait construire sur la rue Victoria l’édifice Freemont, qui existe encore aujourd’hui.

Photographie noir et blanc de sept hommes en complet prenant la pose sur un trottoir en bois devant l’entrée d’un bâtiment. À l’arrière-plan, on voit des passants – deux hommes en complet et deux jeunes filles inconnues vêtues de robes blanches et coiffées de chapeaux blancs.

Conseil municipal de Kamloops de 1905 : le conseiller municipal J. F. Smith, le conseiller municipal D. C. McLaren, le conseiller municipal R. M. MacKay, le maire C. S. Stevens, le conseiller municipal J. M. Harper, le conseiller municipal J. Milton et le conseiller municipal A. E. McLean; à l’arrière-plan, à droite : J. H. Clements et William Charles. Photographie prise à l’angle de la rue Victoria et de la 3e Avenue. Source : Kamloops Museum and Archives, KMA 2858

En 1912, John Freemont Smith, alors âgé de 62 ans, est nommé agent des Indiens de Kamloops, un poste qu’il occupera pendant plus de dix ans. Son entrée en fonction se fait à un moment difficile. En effet, son prédécesseur, globalement connu pour son inefficacité et son manque d’assiduité, avait lésé les intérêts déjà menacés de la Première Nation locale, les Secwepemc. Cette même année, on met sur pied la Commission concernant les terres et les affaires indiennes dans la province de la Colombie-Britannique. Mieux connue sous le nom de Commission royale McKenna-McBride, elle aura des répercussions importantes sur les terres des Premières Nations en créant, en réduisant et en éliminant des réserves dans toute la province. Les premières tâches de John Freemont Smith consistent à se rendre dans les différentes réserves de l’agence tentaculaire pour recueillir des données destinées à la Commission, puis à défendre les Secwepemc contre les tentatives d’appropriation de leurs terres les plus précieuses.

 

Carte des réserves dans les agences de Nicola et de Kamloops. Un code de couleurs indique les réserves existantes, les nouvelles réserves et les réserves réduites.

Agence de Kamloops, 1916. (e010772172)

En outre, John Freemont Smith vit alors une situation délicate. En tant que colon noir dans une société majoritairement blanche, il subit le racisme de nombre de ses concitoyens. Néanmoins, son rôle d’agent est de mener à bien la politique d’assimilation des peuples autochtones voulue par le gouvernement canadien. Selon les instructions générales de 1910 transmises aux nouveaux agents de la Colombie-Britannique, l’objectif est d’amener les Secwepemc à renoncer à leur mode de vie traditionnel pour privilégier l’agriculture et l’élevage, de remplacer leur système agraire collectiviste par un système occidental constitué de parcelles distinctes pour chaque famille, et de promouvoir un idéal d’indépendance individuelle plutôt que les valeurs d’entraide.

Page d’une lettre dactylographiée comprenant quelques annotations manuscrites.

Page six d’un « exemplaire des instructions générales transmises aux nouveaux agents des Indiens en Colombie-Britannique » [traduction], 1910. (e007817641)

Compte tenu de son statut et de son travail, John Freemont Smith est bien conscient de la nature de ces politiques, puisque son devoir est de les mettre en œuvre. La situation dans laquelle il se trouve alors est complexe : une personne racisée imposant des politiques d’assimilation à d’autres personnes racisées au nom d’un système de gouvernance colonial. Il est cependant clair que durant toutes ses années comme agent, M. Smith prendra position en faveur des Secwepemc et fera preuve d’une intelligence pragmatique et d’une déontologie remarquable.

Dans ses fonctions d’agent, il doit relever deux défis majeurs : la très grande taille de l’Agence de Kamloops et le manque constant de fonds. En outre, les difficultés posées par l’expansion de la colonie et ses conséquences sur les terres et les systèmes d’irrigation des réserves le tourmenteront pendant ses 11 années à ce poste. Les ressources de BAC – aussi bien le premier témoignage de John Freemont Smith devant la Commission royale, que ses derniers rapports rédigés dix ans plus tard – rendent bien compte du dilemme frustrant auquel il est alors confronté. Son rôle consiste à mettre en œuvre une politique visant à encourager l’agriculture et l’élevage, mais il dispose de bien peu de ressources pour mener à bien cet objectif. Pendant ce temps, les agriculteurs, les éleveurs et les entreprises locales détournent les sources d’eau, empiètent sur le territoire des Secwepemc sans autorisation et exercent des pressions pour que les terres qu’ils convoitent soient retirées des réserves.

Ce sera notamment le cas de la réserve no 1 de Kamloops, située de l’autre côté de la rivière Thompson en face de Kamloops, dont la protection et le maintien nécessiteront une vigilance et un combat de tous les instants. Des personnalités influentes de la ville insistent pour que les Secwepemc soient expulsés et leurs terres vendues. Alors qu’il occupe ses fonctions d’agent des Indiens, John Freemont Smith doit gérer plusieurs tentatives d’expulsion, dont celle, en 1913, de la chambre de commerce de Kamloops qui fait valoir auprès de la Commission royale que les Secwepemc gagneraient à vendre leurs terres et à quitter Kamloops, et que la suppression de la réserve faciliterait l’expansion de la ville.

Lettre manuscrite sur un papier à en-tête de la chambre de commerce de Kamloops, apposée sur un formulaire de la Commission royale comportant un numéro de pièce.

Demande déposée par la chambre de commerce de Kamloops auprès de la Commission concernant les terres et les affaires indiennes dans la province de la Colombie-Britannique, visant à vendre l’entièreté ou une partie de la réserve no 1 de Kamloops. (RG 10, volume 11021, dossier 538C de Canadiana Héritage)

Une autre tentative d’expulsion a lieu en 1919 quand Henry Denison, secrétaire de la section de Kamloops du Fonds patriotique canadien, propose d’utiliser les terres pour accueillir les soldats ayant combattu durant la Première Guerre mondiale. Sans surprise, John Freemont Smith s’oppose à cette nouvelle demande d’acquisition des terres de réserve. Son refus suscite une réponse raciste de M. Denison qui, dans une lettre au député H. H. Stevens [en anglais], prétend, sans preuve, que les Secwepemc sont mécontents que le poste d’agent des Indiens soit occupé par un homme noir.

Page d’une lettre dactylographiée comprenant quelques annotations manuscrites.

Page deux d’une lettre de Henry Denison à H. H. Stevens contenant des propos racistes et anticatholiques. (RG 10, volume 7538, dossier 26 154-1 de Canadiana Héritage)

Grâce à ces expériences et à sa grande connaissance des autorités et des politiques locales, John Freemont Smith est bien placé pour repérer les manœuvres injustes contre les Secwepemc. Bien au fait du clientélisme ayant cours dans de nombreuses petites villes, il sait reconnaître les pratiques discriminatoires de certaines collectivités locales. Par exemple, tandis qu’il tente de faire rembourser au chef Titlanetza de la bande de Cook’s Ferry une amende infligée pour colportage, John Freemont Smith explique ainsi la tactique d’une administration municipale [traduction] : « Il est de notoriété publique que les frais d’entretien indirects de la Ville de Merritt sont en grande partie couverts grâce à l’argent extorqué aux Indiens sous forme d’amendes et par d’autres moyens. »

John Freemont Smith travaillera comme agent jusqu’en 1923 et restera à Kamloops jusqu’à la fin de sa vie. Il continuera d’écrire pour le journal local et poursuivra ses activités bénévoles dans diverses organisations civiques comme le club Rotary local. Il rendra l’âme dans son bureau, dans l’édifice Freemont, le 5 octobre 1934.

Co-Lab est un outil en ligne par lequel BAC permet aux utilisateurs d’étiqueter, de transcrire, de traduire et de décrire les documents numérisés sur son site Web. À l’occasion du Mois de l’histoire des Noirs, BAC a créé un défi Co-Lab afin de transcrire les documents relatifs au travail de John Freemont Smith comme agent de Kamloops. Veuillez noter que certains de ces documents peuvent contenir des termes dépassés, indélicats ou offensants.

Pour en savoir plus sur John Freemont Smith et sur la vie des Secwepemc à cette époque, nous vous invitons à consulter les ressources suivantes [en anglais] :


Caitlin Webster est archiviste principale à la Division des services de référence au bureau de Vancouver de Bibliothèque et Archives Canada.

Kirkina Mucko à un mariage à Rigolet, au Labrador

À la gauche de l’image, Tatânga Mânî (le chef Walking Buffalo, aussi appelé George McLean) est à cheval dans une tenue cérémonielle traditionnelle. Au centre, Iggi et une fillette font un kunik, une salutation traditionnelle dans la culture inuite. À droite, le guide métis Maxime Marion se tient debout, un fusil à la main. À l’arrière-plan, on aperçoit une carte du Haut et du Bas-Canada et du texte provenant de la collection de la colonie de la Rivière-rouge.Par Heather Campbell

Avertissement : Le présent billet de blogue comprend du contenu explicite (décès, acte médical, amputation) qui pourrait constituer un élément déclencheur chez certains lecteurs ou les offenser.

Photo noir et blanc d’un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants assis ou debout dans un champ où poussent des fleurs. On voit derrière eux une étendue d’eau et des terres, au loin. Un chien se trouve à gauche dans l’avant-plan.

Mariage de Wilfred et Beatrice Shiwak; titre original : A wedding party, at Rigolet [réception de mariage à Rigolet]. Wilfred et Beatrice sont debout au centre; Kirkina Mucko est agenouillée entre Wilfred et la mère de ce dernier. (e011439717)

Lorsque j’ai commencé à travailler à Bibliothèque et Archives Canada (BAC) en 2018, j’ai tout naturellement fait une recherche rapide pour voir si notre collection contenait des documents liés à ma ville natale, au Labrador. En recherchant simplement « Rigolet », j’ai obtenu quelques résultats, dont un document qui n’avait pas encore été numérisé : A wedding in Rigolet, 1923 [un mariage à Rigolet, 1923]. Comme la photo n’avait pas été numérisée, je l’ai mise de côté et ne m’en suis souvenue que l’été dernier, lorsque je cherchais dans la collection de l’International Grenfell Association (IGA) pour cette même période. Je me suis dit que je tenterais le coup et j’ai commandé la boîte pour en examiner le contenu. Lorsque les photos sont arrivées, je les ai feuilletées rapidement pour trouver celle que je cherchais; j’avais le pressentiment que j’allais y découvrir quelque chose d’intéressant. Après tout, je viens d’une collectivité de seulement 320 habitants; j’étais donc certaine de connaître les membres de la famille et leurs proches.

J’ai enfin trouvé la photo au fond de la pile.

Les visages me semblaient familiers…

Et j’ai fini par reconnaître l’un d’entre eux!

Je connaissais bien l’homme sur la photo, puisque j’avais dessiné son portrait pour l’offrir comme cadeau de Noël à ma grand-mère, de nombreuses années auparavant. C’était bien lui, mon arrière-grand-père « Papa Wilfred » et, à sa gauche, mon arrière-grand-mère, Beatrice! Pendant toutes ces années, la photo était cachée dans les archives, et je pouvais enfin la montrer à ma famille au Labrador!

J’ai publié l’image sur Facebook en y étiquetant Un visage, un nom dans l’espoir de pouvoir identifier d’autres personnes sur la photo. En quelques minutes, j’ai reçu une réponse. La femme se tenant debout à la droite de Wilfred est sa mère, Sarah Susanna, et la femme agenouillée entre les deux est la célèbre infirmière inuk Kirkina Mucko (née Elizabeth Jeffries). Les rapports diffèrent, mais d’après les dires des habitants locaux, le père d’Elizabeth est allé chercher une sage-femme pendant l’accouchement de sa femme. À son retour, il découvre que sa femme et le nouveau-né sont décédés pendant son absence, et que la petite Elizabeth, âgée de deux ans, souffre d’engelures graves aux jambes et est atteinte de gangrène. Aucun médecin ne se trouve à proximité. Il prend alors l’éprouvante et pénible décision d’amputer lui-même les jambes d’Elizabeth au moyen d’une hache. Afin d’arrêter l’hémorragie, il met les jambes de sa fille dans un baril de farine! Un article publié des années plus tard raconte que le médecin local, Wilfred Grenfell (nommé plus tard sir Wilfred Grenfell), a pleuré lorsqu’il a entendu l’histoire de la fillette. Dès lors, Wilfred Grenfell amène Elizabeth à un orphelinat à St. Anthony, à Terre-Neuve, et réussit à recueillir assez de fonds pour lui procurer des jambes artificielles. Elle accompagnera le médecin aux États-Unis et au Mexique afin de recueillir des fonds pour l’IGA. À l’époque, l’IGA fournit des soins de santé à toute la population du Labrador et réalise diverses activités de bienfaisance.

Photo noir et blanc d’un grand groupe d’hommes, de femmes et d’enfants sur un quai. On aperçoit au loin une étendue d’eau, un bateau et des montagnes.

Certaines de ces personnes ont parcouru plus de 30 km pour écouter la messe annuelle du révérend anglican Parson Gordon, qu’on voit ici à droite, vêtu d’une robe religieuse. (e011439717)

Plus tard, pour des raisons inconnues, un médecin de Boston la renommera Kirkina. Des Inuit expliquent qu’à l’époque, les enfants inuit qui se trouvaient dans des hôpitaux du Sud se faisaient parfois traiter comme des animaux de compagnie. Dans de tels cas, ces enfants ne revoyaient plus jamais leur famille dans l’Arctique après avoir été emmenés et élevés par le personnel des hôpitaux. Je présume que c’est ce genre d’attitude qui a amené le médecin à changer le nom d’Elizabeth. À son mariage, son nom change encore une fois et devient Kirkina Mucko.

Pendant la pandémie de grippe espagnole de 1918, son mari et trois à six de ses enfants décèdent (certains témoignages pourraient avoir inclus ses beaux-enfants, ce qui explique l’écart). Motivée par cette perte énorme, Kirkina Mucko décide de devenir infirmière. Elle suit une formation et décide plus tard de se spécialiser dans la profession de sage-femme. Sa carrière durera 36 ans! De nombreux articles de journaux et textes de l’IGA mentionnent Kirkina Mucko et son histoire exceptionnelle, et bon nombre de ces écrits se trouvent maintenant dans les fonds documentaires à BAC. En 2008, le refuge pour femmes de Rigolet a été nommé Kirkina House en hommage à la force et à la persévérance de l’infirmière.

Ce blogue fait partie d’une série portant sur les Initiatives du patrimoine documentaire autochtone. Apprenez-en plus sur la façon dont Bibliothèque et Archives Canada (BAC) améliore l’accès aux collections en lien avec les Premières Nations, les Inuits et les Métis. Voyez aussi comment BAC appuie les communautés en matière de préservation d’enregistrements de langue autochtone.


Heather Campbell est une artiste inuk originaire du Nunatsiavut, à Terre-Neuve-et-Labrador. Elle a été recherchiste dans l’équipe du projet Nous sommes là : Voici nos histoires, à Bibliothèque et Archives Canada.

 

Les timbres-poste conçus par Helen Roberta Fitzgerald

Par James Bone

Helen Roberta Fitzgerald (Helen Bacon, dans certains documents) est la première femme à concevoir des timbres-poste pour le Canada. Son premier timbre est Union mondiale de femmes rurales (1959). Elle en concevra ensuite six autres, tous acceptés par le ministère des Postes de l’époque. Si l’on compte son concept de Noël apparu sur deux timbres différents, ses œuvres seront utilisées pour illustrer huit timbres-poste canadiens.

Née en 1919 à Edmonton (Alberta), Helen Roberta Fitzgerald grandit à Toronto et passe la plus grande partie de sa vie en Ontario. Elle étudie l’art et le design dès son plus jeune âge, puis termine son éducation à l’École d’art de l’Ontario (maintenant l’Université de l’EADO), où elle enseignera plus tard. En plus d’enseigner, elle participe aux travaux d’art commercial du catalogue Eaton et fait de la pige dans les domaines de l’infographie et de la maquette. Elle participe très activement aux techniques artistiques faisant appel au textile, à la mosaïque et à la broderie. Plusieurs églises de l’Ontario l’embauchent d’ailleurs pour réaliser des œuvres ecclésiastiques.

Photo noir et blanc d’une femme qui sourit.
Helen Roberta Fitzgerald, en 1978. Photo fournie par l’artiste elle-même pour le projet de base de données des Archives postales canadiennes.

Helen Roberta Fitzgerald conçoit ensuite d’autres timbres, dont Association des Guides (1960), L’instruction fait la force (1962), Victoria, 1862-1962 (1962), Noël : offrandes des Rois mages (1965) et Sécurité routière (1966). Contrairement à d’autres concepteurs, elle dessine souvent ses timbres selon la grandeur et l’échelle réelles du résultat final plutôt que d’opter pour un grand format qui nécessite par la suite une réduction. Le timbre L’instruction fait la force montre les avantages de cette méthode, les éléments de conception occupant avec précision l’espace disponible.

Timbre à deux tons montrant un garçon et une fille tenant des diplômes et regardant au loin. Plusieurs symboles orange représentent des domaines du savoir : bâtiment classique, couronne, marteau, mécanismes, machine à écrire, équation scientifique, violon, globe, livre, microscope, etc.
La force par l’éducation (e001218439), droit d’auteur de la Société canadienne des postes. Notons que le timbre a été émis sous un nom différent en français (L’instruction fait la force).

Ce n’est que pendant une courte période de sa vie qu’Helen Roberta Fitzgerald conçoit des timbres-poste, soit de 1959 à 1967. Le concept de son dernier timbre canadien, La femme doit voter, 1917-1967 (1967), reçoit un accueil défavorable, ce qui contribue peut-être à la fin de sa collaboration avec le ministère des Postes.

Outre les timbres-poste qu’elle conçoit pour le Canada, l’artiste soumet des concepts pour l’emblème du Centenaire du Canada (1967) et peint des poissons qui servent entre autres à illustrer une série de timbres des Maldives, en 1963.

Dessin couleur montrant un poisson aux couleurs vives avec des rayures jaunes, bleues et noires sur un arrière-plan bleu.
Pygoplites diacanthus (poisson-ange duc), concept peint pour un timbre-poste des Maldives (e011202373).

Helen Roberta Fitzgerald prendra sa retraite à King City (Ontario), où elle continuera à pratiquer les arts. Elle y vivra avec son époux Wilfred Bacon jusqu’à son décès en 2009.

Bibliothèque et Archives Canada a reçu un don de quelques documents d’archives liés à Helen Roberta Fitzgerald, comprenant des peintures de la série des Maldives, des diapositives montrant une mosaïque de concepts pour le timbre Union mondiale de femmes rurales, des concepts pour l’emblème du Centenaire du Canada, des essais de concept pour le timbre-poste Sécurité routière, de la correspondance, des plis postaux et des coupures de journaux portant sur son travail. Tous les documents du fonds Helen Roberta Fitzgerald sont ouverts à la consultation.


James Bone est archiviste en philatélie et en art au sein de la Section des supports spécialisés privés, à Bibliothèque et Archives Canada.

Tunniit : la photographie des tatouages inuits, une histoire compliquée

À la gauche de l’image, Tatânga Mânî (le chef Walking Buffalo, aussi appelé George McLean) est à cheval dans une tenue cérémonielle traditionnelle. Au centre, Iggi et une fillette font un kunik, une salutation traditionnelle dans la culture inuite. À droite, le guide métis Maxime Marion se tient debout, un fusil à la main. À l’arrière-plan, on aperçoit une carte du Haut et du Bas-Canada et du texte provenant de la collection de la colonie de la Rivière-rouge.

Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique que certains pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde — terminologie historique.

Par Heather Campbell

L’an dernier, j’ai discuté avec ma collègue Beth Greenhorn d’une photo sur laquelle elle était tombée. On y voyait deux femmes inuuk avec un enfant. Installées devant une toile, ces femmes sont vêtues d’un atigi (parka intérieur). L’une d’entre elles porte des mitaines dépareillées : une noire et l’autre carreautée. J’étais certaine d’avoir déjà vu cette femme.

J’effectue des recherches sur les tatouages inuits depuis plus de 10 ans dans le cadre de ma propre pratique artistique. Au départ, je collectionnais les images sans en noter la source, ce que je regrette amèrement depuis! Il y a quelques années, j’ai entrepris de créer une collection plus détaillée et je note maintenant le numéro de référence des images originales. Quand j’ai commencé à travailler à Bibliothèque et Archives Canada (BAC), en 2018, je me suis mise à chercher d’autres images dans notre collection et j’ai créé une liste pour consultation ultérieure. Dans cette liste, j’ai trouvé « Hattie ».

Photographie noir et blanc montrant deux femmes et un enfant vêtus de parkas devant une toile.
Deux femmes inuuk et un enfant. La femme à gauche se nomme Ooktook (Niviaqsarjuk, aussi appelée Uuttuq); elle fait partie des Qairnirmiut. Son nom signifie « couchée sur la glace ». Les photographes Geraldine et Douglas Moodie l’appelaient Hattie. Le garçon se nomme Harry Unainuk Gibbons. La femme à la droite se nomme Taptaqut; c’est la mère de Harry. Photo : George Comer, 1905 (e011310102). Les noms ont été fournis par Hassan Bosta par l’intermédiaire du projet Un visage, un nom.

Au moins quatre personnes ont photographié cette femme : George Comer, Geraldine Moodie, Albert Peter Low et J. E. Bernier. Je crois que, sur certaines photos, on l’a mal identifiée. Sur d’autres, une autre femme est appelée Hattie, Ooktook ou Niviaqsarjuk. C’est peut-être parce que les deux femmes ont un nom similaire ou se ressemblent, ou encore parce que le photographe s’est trompé en développant les photos, à son retour dans le sud.

J’ai aussi eu recours à une autre institution essentielle pour mes travaux : le musée Glenbow. Celui-ci abrite la collection Geraldine Moodie, qui comprend des photos de femmes ayant habité dans la même région à la même époque. Dans les descriptions du Glenbow et dans un commentaire sur la page Facebook du projet Un visage, un nom, la femme en question a été identifiée par le nom d’Ooktook. Dans le cadre de ce projet, les personnes photographiées sont identifiées par des membres de leur communauté. Je considère donc cette source comme la plus fiable.

Photographie noir et blanc de six femmes en parka arborant des tatouages faciaux, devant une toile.
Photographie de six femmes en parka qui arborent des tatouages faciaux, devant une toile. Niviaqsarjuk est assise au centre de la première rangée. De gauche à droite, deuxième rangée : femme non identifiée, Atunuck et Uckonuck; première rangée : une femme surnommée « Pikey », Niviaqsajuk/Shoofly (?) et Taptaqut, 8 mars 1905. Source : J. E. Bernier (C-001499).

Dans l’image ci-dessus, on aperçoit Ooktook/Niviaqsarjuk/Hattie au centre de la première rangée. Elle porte le même parka que dans la photo de Comer et la même mitaine à carreaux sur la main gauche. Sur cette photo, par contre, elle arbore un tatouage facial. Dans la photo originale que Beth m’a montrée, le visage n’est pas tatoué! Que doit-on en penser? S’agit-il bien de la même femme? Les tatouages ont-ils été dessinés? Est-ce que le tatoueur suivait des modèles préexistants ou créait-il de nouveaux motifs?

Je suis récemment tombée sur un article intéressant portant sur le travail du photographe Michael Bradley et son projet intitulé « Puaki », qui réunit des photos de Maoris. Ce peuple néo-zélandais est célèbre pour ses tatouages faciaux, appelés Tā moko. Pour ce projet, Bradley a utilisé le procédé du collodion humide, populaire dans les années 1800. Et sur les photos, les Tā moko ont disparu, car ce procédé ne rend pas correctement les bleus et les verts! Est-ce pour cela qu’on ne voit pas les tatouages des femmes inuites dans les photos du début des années 1900?

Avec l’aide de Joanne Rycaj Guillemette, archiviste du portefeuille autochtone aux Archives privées, à BAC, nous avons fait enquête pour savoir quel procédé avait été utilisé pour produire cette photo de Niviaqsarjuk. Nous n’avons pas trouvé de réponse dans MIKAN (le catalogue interne de BAC pour les recherches dans les archives) ni dans l’ancien système de classement en format papier.

Les photos de la collection Comer sont en fait des copies; les exemplaires originaux se trouvent au musée Mystic Seaport, au Connecticut. En fouillant ma collection personnelle, j’ai trouvé une photo qui m’était familière, après quoi j’ai déniché le numéro d’identification au Musée. J’ai ainsi pu identifier la femme que Comer appelait « Jumbo ». L’information que je cherchais figurait dans la description :

Négatif sur plaque de verre d’une photo prise par le capitaine George Comer au cap Fullerton, sur les rives de la baie d’Hudson, le 16 février 1904. La jeune fille, qui présente des tatouages typiques des Autochtones de l’île Southampton, s’appelle Jumbo, selon Comer. Il s’agit de l’une des photos qu’il a prises pour recenser les tatouages faciaux de différents groupes inuits de la baie d’Hudson. Il demandait aux femmes des Aivilik de se peindre le visage de sorte à imiter les tatouages de différents groupes. L’enveloppe originale indique qu’il s’agit de la photo 55, no 33. Le numéro « 30 » a été inscrit dans une couche d’émulsion sur la plaque. La diapositive sur verre 1966.339.15 a été créée à partir de ce négatif. Identique à la diapositive 1963.1767.112. La diapositive 1963.339.58 montre la même jeune femme dans une pose semblable.[Traduction]

J’avais ainsi la confirmation que les motifs étaient peints et non tatoués sur le visage, et qu’ils représentaient d’autres régions! Je ne sais pas si c’est arrivé souvent, mais le seul fait d’avoir trouvé des images similaires dans d’autres collections m’a amenée à douter de l’authenticité des motifs des tatouages sur les photographies prises entre cette période et les années 1950. En fouillant davantage dans la collection de Comer, j’ai trouvé plusieurs photographies de femmes avec et sans tatouage, dont celle d’une femme appelée « Shoofly », la « compagne » de Comer, Nivisanaaq de son vrai nom.

Photo noir et blanc de cinq femmes inuites arborant des tatouages faciaux, devant une toile blanche.
Femmes des Aivilik, 1903-1904. Photo : Albert Peter Low (a038271). Nivisanaaq (surnommée « Shoofly ») se trouve au centre; elle est vêtue d’un atigi perlé et arbore des tatouages. À noter la femme à sa droite, qu’on voit aussi dans la photo ci-dessous.
Photographie noir et blanc de 15 femmes accompagnées de deux bébés et réparties sur trois rangées.
Femmes et enfants d’Aivillik à bord du navire Era. Photo : Albert Peter Low, 1888-1909, lieu inconnu (a053565). On peut encore voir Nivisanaaq, cinquième à partir de la droite dans la deuxième rangée, portant son atigi perlé à motif de bottes. À noter que la femme à sa droite dans l’image précédente est maintenant devant elle, au centre. Ni l’une ni l’autre n’a de tatouage sur cette photo.

Le fonds Donald Benjamin Marsh, aussi conservé par BAC, fournit un autre exemple de tatouages peints. Les deux photographies de M. Benjamin Marsh ci-dessous montrent probablement la même femme non identifiée de la communauté d’Arviat. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les traits, surtout la dent brisée ou manquante du côté gauche de la bouche. La photographie de droite nous la montre sans tatouage, alors qu’ils sont proéminents sur celle de gauche, avec de longues lignes foncées. Il est facile de constater la différence si on compare ces images à des photographies de femmes arborant des tatouages authentiques. Ici, les lignes sont plus fines et discrètes.

À gauche – Photographie couleur d’une femme inuk arborant des tatouages faciaux et portant un parka blanc avec des courroies rouges. À droite – Photographie noir et blanc d’une femme inuk debout dans la neige, portant un parka orné.
À gauche – Femme inuk arborant des tatouages faciaux et des tresses. Fonds Donald Benjamin Marsh, Arviat, date inconnue (e007914459). À droite – Femme inuk souriante, habillée d’un amauti perlé. Légende originale : Femme inuite souriante, habillée d’un amauti orné. Fonds Donald Benjamin Marsh, lieu inconnu, Territoires du Nord-Ouest (Nunavut), vers 1926-1943 (e004922736).
À gauche – Photographie noir et blanc d’une Inuk arborant des tatouages sur le visage et les bras, tressant ses cheveux en souriant. À droite – Photographie noir et blanc d’une Inuk portant un parka de fourrure.
À gauche – Mary Edetoak, une patiente, qui arbore toujours les tatouages inuits traditionnels, 1958 (e011176882). À droite – Femme inuk d’un certain âge aux cheveux détachés, 1929. Légende originale : Veille Esquimaude dont les nombreux tatouages ne paraissent pas sur la photo. Photo : G. H. Blanchet (e004665345).

Cette découverte n’est pas sans rappeler les méthodes d’Edward S. Curtis, un photographe bien connu qui parcourait l’Amérique du Nord pour photographier des Autochtones. Il manipulait souvent la mise en scène en habillant les sujets de vêtements d’une autre époque, éliminant tout caractère contemporain et ajoutant des accessoires, ce qui tendait à fausser et à romancer la réalité. Ce type de manipulation déshumanisante perpétue la désinformation.

En contrepoids aux politiques de colonisation et d’assimilation, la culture des Autochtones connaît aujourd’hui une résurgence. Ceux d’entre nous qui souhaitent s’en réapproprier certains pans, comme le tatouage, voient ces images et présument que les motifs viennent de la région d’origine des sujets. Par exemple, si une personne d’Arviat voit une photo de son arrière-grand-mère, elle pourrait vouloir porter les mêmes marques, sans savoir qu’elles peuvent appartenir à une tout autre famille ou région. Il est facile d’imaginer le bouleversement que pourrait provoquer une telle révélation.

L’initiative Nous sommes là : Voici nos histoires vise à mettre à jour les descriptions de façon à ce qu’elles soient exactes et adaptées aux réalités culturelles. Nous comptons donc actualiser les descriptions des collections en corrigeant les noms des femmes, si nous les connaissons, et en ajoutant une note explicative sur la signification des tatouages. Cette note décrit aussi les pratiques de certains photographes de l’époque afin d’expliquer pourquoi les motifs des tatouages ne correspondent peut-être pas à ceux de la région d’où venaient les femmes qui les arboraient. Nous ne pouvons rien changer au passé, mais mon souhait est que cette démarche rectifie dorénavant les faits pour les chercheurs et les membres des communautés. Nakurmiik (merci).

Photographie noir et blanc d’une femme inuk qui sourit. Elle porte des tatouages au visage.
Kila, une femme inuk tatouée, secteur du détroit Dolphin et Union, golfe Coronation, Territoires du Nord-Ouest (Nunavut), 1916 (a165665).

Ce blogue fait partie d’une série portant sur les Initiatives du patrimoine documentaire autochtone. Apprenez-en plus sur la façon dont Bibliothèque et Archives Canada (BAC) améliore l’accès aux collections en lien avec les Premières Nations, les Inuits et les Métis. Voyez aussi comment BAC appuie les communautés en matière de préservation d’enregistrements de langue autochtone.


Heather Campbell, Nunatsiavummiuk, est archiviste pour Nous sommes là : Voici nos histoires, un projet de Bibliothèque et Archives Canada visant à numériser le contenu autochtone de ses collections.

Coup d’œil dans les archives de l’ancienne gouverneure générale Adrienne Clarkson

Par Thora Gustafsson et Rebecca Sykes

La très honorable Adrienne Clarkson est surtout connue pour avoir été gouverneure générale du Canada de 1999 à 2005, mais sa vie entière est jalonnée de grandes réalisations. Arrivée au pays en tant que réfugiée, elle devient une personnalité de la Canadian Broadcasting Corporation (CBC) et la première déléguée générale de l’Ontario en France, influençant la vie des Canadiens bien avant son entrée à Rideau Hall.

Adrienne Clarkson (née Poy) voit le jour à Hong Kong en 1939. Après la capitulation de la ville devant les forces japonaises, le jour de Noël 1941, la famille Poy connaît des temps difficiles; les denrées se font rares sous l’occupation. Le père d’Adrienne, William Poy (Ng Ying Choi), est un ancien courrier de la milice volontaire pour la Grande-Bretagne. Pour tenter de faire évacuer sa famille, il joue de ses contacts et envoie une lettre aux délégués commerciaux du Canada. L’entreprise porte ses fruits : William, sa femme Ethel Lam (Lam May Ngo), Adrienne et son grand frère Neville se retrouvent sur une liste de la Croix-Rouge, aux côtés de citoyens canadiens à rapatrier.

La famille Poy a seulement dix heures de préavis avant de s’embarquer pour l’Amérique du Nord; chaque personne ne peut emporter qu’une valise. On peut voir dans le fonds Adrienne L. Clarkson une photographie publicitaire d’Adrienne, âgée de quelques années à peine, en train de manger un cornet de crème glacée à son arrivée en sol canadien, à Montréal. Dans son autobiographie Le Cœur au poing, publiée en 2009, Mme Clarkson raconte qu’elle n’oubliera jamais le moment où sa famille a appris qu’elle allait être évacuée, un épisode marquant de sa vie.

Jeune fille sur un canapé en train de lire un livre.

Adrienne Poy en train de lire. (R12308, vol. 189, fichier 1)

Enfant, Adrienne Clarkson est déjà une lectrice insatiable. Elle a souvent dit en entrevue qu’être privée de lecture serait pour elle l’équivalent de l’enfer, et qu’elle pouvait lire plus de sept livres par semaine. « Je lis comme d’autres se rongent les ongles, voracement et compulsivement. » (R12308, vol. 159, dossier 13)

À neuf ans, elle reçoit en cadeau un exemplaire d’Anne, la maison aux pignons verts de Lucy Maud Montgomery, qui devient l’un de ses livres préférés. Comme beaucoup d’immigrants, elle s’y réfère pour comprendre le Canada et son peuple. Plus tard, elle fait sa maîtrise en littérature anglaise à l’Université de Toronto, où elle enseigne par la suite au département d’anglais.

La littérature lui ouvre les portes de la télévision : embauchée par la CBC en 1965 comme critique littéraire à l’émission Take 30, Adrienne Clarkson est rapidement promue coanimatrice. À l’écran, elle discute avec Paul Soles d’une panoplie de sujets, des livres à la maternité en passant par la cuisine et les enjeux sociaux du moment, comme l’avortement et la consommation de drogues. Elle aborde également des thèmes qui lui tiennent encore à cœur aujourd’hui, comme les premières écoles d’immersion française et l’expérience des immigrants au Canada.

En parcourant les archives d’Adrienne Clarkson, on constate le lien profond qui l’unissait à son public. Dans un article du Winnipeg Free Press paru en 1966, elle écrit qu’elle voit souvent le fameux téléspectateur moyen comme « un troisième interlocuteur, une personne qu’on rencontrerait dans une soirée et qui serait avenante et intéressée ». Et le courant passe des deux côtés, comme en témoigne la collection de lettres envoyées par les téléspectateurs. Une dame qui écrit en son nom et en celui de son mari affirme que regarder Take 30, c’est comme « recevoir une amie dans sa demeure ». Par ailleurs, plusieurs épisodes traitant de la maternité sont enregistrés à l’époque où la coanimatrice attend elle-même un enfant. Les adeptes de l’émission comptant de nombreuses mères, beaucoup des lettres adressées à Mme Clarkson contiennent des conseils et des suggestions de lecture à ce sujet.

En 1982, l’animatrice met un terme à une carrière télévisuelle de 17 ans à la CBC pour devenir déléguée générale de l’Ontario en France. Adrienne Clarkson étant une francophile de longue date, son fonds contient des photographies de sa famille en compagnie de voisins francophones, ainsi que des photographies de ses voyages en France, à l’époque de sa jeunesse. Elle a aussi étudié le français, qu’elle a appris à parler couramment durant ses études supérieures à la Sorbonne, à Paris, en 1962.

En tant que déléguée générale, Mme Clarkson est chargée de défendre les intérêts économiques et culturels de l’Ontario en France et dans d’autres pays européens. L’une de ses plus grandes fiertés est la sélection du Canadien Carlos Ott pour la construction de la nouvelle salle de l’Opéra de Paris. Cet architecte émergent, établi à Toronto et originaire de l’Uruguay, est choisi au terme d’un concours international mené en 1983. Mme Clarkson avait réussi à obtenir le budget nécessaire pour recevoir les juges du concours à Toronto, afin de changer leur perception du Canada anglo-saxon et de leur montrer la ville dans toute sa splendeur et sa diversité.

Groupe de personnes en train d’observer la maquette d’un bâtiment.

Adrienne Clarkson (au centre) derrière une maquette de l’opéra Bastille, Paris. (R12308, vol. 190, dossier 5)

En 1999, Adrienne Clarkson devient la 26e gouverneure générale du Canada. Elle est la deuxième femme, mais aussi la première immigrante et la première personne de couleur à occuper cette fonction. Reconnue pour avoir modernisé le poste, elle continue dans ses fonctions de tisser des liens avec les Canadiens, voyageant d’un bout à l’autre du pays pour discuter avec eux, aussi bien en français qu’en anglais.

Les archives du fonds Adrienne L. Clarkson couvrent sa jeunesse, sa carrière télévisuelle, son travail en tant que déléguée générale de l’Ontario en France ainsi que ses années à titre de gouverneure générale. Elles font foi de la constance dont Mme Clarkson a fait preuve toute sa vie dans les domaines qui lui tenaient à cœur.

Comme immigrante, animatrice, déléguée générale de l’Ontario, gouverneure générale et cofondatrice de l’Institut pour la citoyenneté canadienne (le legs de son mandat de gouverneure générale), elle a mûrement réfléchi aux questions d’identité et d’appartenance au pays. Les recherches qu’elle a effectuées pour l’émission Take 30 ont clairement influencé son travail et les causes qu’elle allait défendre plus tard dans sa vie. Quant à son amour indéfectible pour la langue française, il lui a permis de se rapprocher des Canadiens pendant sa carrière dans la fonction publique.

Les archives d’Adrienne Clarkson conservées à Bibliothèque et Archives Canada sont une riche source d’information qui font la chronique d’une vie remplie de passion et d’aventure.


Thora Gustafsson et Rebecca Sykes sont archivistes à la Section de la gouvernance, des affaires militaires et des affaires politiques de la Direction générale des archives à Bibliothèque et Archives Canada.

 

Kahkewaquonaby, le Grand conseil et les droits des Premières Nations

Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique que certains pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde — terminologie historique.

Par Kelly Ferguson

Le fonds Sir John A. Macdonald comprend une série de lettres échangées entre le premier ministre canadien et le docteur Peter Edmund Jones (Kahkewaquonaby). Cette correspondance ouvre une fenêtre sur les efforts de Jones et de certains organismes – dont le Grand conseil des Indiens de l’Ontario et du Québec – pour défendre les droits des Premières Nations pendant les années 1870 et 1880.

Fils du révérend Peter Jones (Kahkewaquonaby) et d’Elizabeth Field, Peter Edmund Jones naît en 1843 en Ontario. En 1866, il obtient son diplôme en médecine du Queen’s College de Kingston, devenant ainsi l’un des premiers médecins anishinaabe et autochtone de l’Amérique du Nord britannique. Il pratique d’abord à Brantford et à Niagara, puis à New York, avant de revenir dans sa province natale et d’ouvrir une clinique à Hagersville, tout près de la réserve de New Credit. Il est élu chef des Mississaugas de New Credit (maintenant la Première Nation des Mississaugas de Credit) de 1870 à 1874 et de 1880 à 1886.

Photo sépia d’un homme assis, tenant une pipe de cérémonie et un collier de perles wampum. L’homme est vêtu d’une veste en peau de cerf; sur sa cuisse, on aperçoit un sac (également en peau de cerf) orné de motifs traditionnels.

Kahkewaquonaby (le révérend Peter Jones), père du docteur Peter Edmund Jones. Photo prise le 4 août 1845 par David Octavius Hill (photographe) et Robert Adamson (chimiste). (a215156k)

En outre, dès 1874, Jones se joint au Grand conseil des Indiens de l’Ontario et du Québec, fondé quatre ans auparavant. L’une des tâches principales du Conseil est de passer en revue la Loi sur les Indiens et d’autres mesures législatives touchant les droits des Premières Nations.

De 1884 à 1886, le Grand conseil concentre ses travaux sur l’Acte de l’avancement des Sauvages. Celui-ci impose des modifications importantes aux systèmes de réglementation et de gouvernance des Premières Nations de l’Est du Canada. Il limite entre autres la taille et les fonctions des conseils autochtones, en plus de restreindre la nomination d’agents des Indiens provenant des communautés locales pour les présider. Le Grand conseil soulève de nombreuses objections concernant ces dispositions, et concernant l’Acte de façon plus générale.

En 1887, Peter Edmund Jones, alors délégué du Grand conseil, envoie une lettre au premier ministre canadien John A. Macdonald dans laquelle il formule des suggestions et des commentaires sur la Loi sur les Indiens et sur l’Acte de l’avancement des Sauvages. Jones recommande entre autres d’accorder aux conseils locaux le pouvoir de prendre des décisions en l’absence de l’agent des Indiens, d’offrir des pouvoirs équivalents aux chefs et d’accroître le nombre de conseillers.

Microfilm noir et blanc d’une lettre manuscrite.

Lettre du docteur Peter Edmund Jones à sir John A. Macdonald, datée du 5 janvier 1887. Jones y formule des suggestions et des commentaires sur la Loi sur les Indiens et l’Acte de l’avancement des Sauvages(e007956445).

Jones soumet également à Macdonald des recommandations concernant l’Acte du cens électoral. Bien que les hommes des Premières Nations aient le droit de voter depuis 1867, ce droit leur est accordé uniquement s’ils renoncent à leur statut d’Indien inscrit en vertu de la Loi sur les Indiens, ainsi qu’aux droits ancestraux qui leur sont conférés par traités (un processus appelé « émancipation »). Jones appuie l’émancipation, mais trouve le prix à payer trop élevé. Il souhaite que l’Acte du cens électoral maintienne le droit de vote des hommes autochtones tout en leur permettant de conserver leur statut d’Indien inscrit et leurs droits issus de traités.

Version numérisée d’une lettre manuscrite, couleur sépia.

Lettre de sir John A. Macdonald au docteur et chef Peter Edmund Jones, datée du 31 août 1886 et traitant de l’Acte du cens électoral. (e011198071-001-v8) (e011198071-002-v8)

Microfilm noir et blanc montrant deux pages manuscrites, rédigées sur du papier à en-tête du ministère des Affaires indiennes.

Lettre de L. Vankoughnet, surintendant adjoint au ministère des Affaires indiennes, à sir John A. Macdonald, datée du 28 mars 1887. La lettre porte sur d’éventuelles modifications à la Loi sur les Indiens et comprend des suggestions du docteur Peter Edmund Jones. (e007956441) (e007956442)

Au bout du compte, le gouvernement conservateur de John A. Macdonald rejette les recommandations de Jones en ce qui concerne l’Acte de l’avancement des Sauvages. En outre, le gouvernement libéral de Wilfrid Laurier abrogera plus tard l’Acte du cens électoral. Tout au long du 19e siècle, la Loi sur les Indiens subira d’autres modifications visant à accroître le contrôle sur la vie des Autochtones. En fait, il faudra attendre jusqu’en 1960 pour que le droit de vote soit accordé à tous les Autochtones sans restrictions.

Bref, dans les années 1880 comme aujourd’hui, les peuples autochtones souhaitent obtenir le droit à l’autodétermination et protéger leurs droits (y compris leurs droits issus de traités). La correspondance du docteur Peter Edmund Jones avec John A. Macdonald en offre un excellent exemple.


Kelly Ferguson est archiviste aux affaires politiques à la Division des archives privées sur les sciences et la gouvernance de Bibliothèque et Archives Canada.

L’histoire du Manitoba et du pénitencier de Lower Fort Garry, 1871-1877

Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique que certains pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde — terminologie historique.

Par David Horky

Les archives sur les débuts du pénitencier du Manitoba (1871-1877) sont presque aussi vieilles que le Manitoba lui-même. Le pénitencier était situé à Lower Fort Garry, aussi appelé « le fort de pierre »; son histoire témoigne des origines turbulentes de la province.

Le bureau de Bibliothèque et Archives Canada (BAC) à Winnipeg conserve de nombreux documents remontant aux débuts du pénitencier, comme les registres d’admission des détenus, les carnets de commandes des directeurs et les lettres quotidiennes du chirurgien; on peut aussi les consulter en ligne sur le site Canadiana Héritage (en anglais). Par ailleurs, BAC et d’autres organismes conservent des archives diverses liées au pénitencier, dont la plupart sont en ligne. L’information qu’on y trouve – tant sur l’établissement lui-même que sur certains détenus – nous donne un aperçu fascinant de l’histoire du Manitoba, tout juste après sa création, en 1870.

Le fort de pierre

Photo noir et blanc d’un grand bâtiment pâle au toit foncé. Le bâtiment est entouré d’une clôture.

Magasin de fourrures situé à l’intérieur du Lower Fort (ou « fort de pierre »), 1858. (e011156706) De 1871 à 1877, le bâtiment héberge d’abord le pénitencier et l’asile du Manitoba.

Le pénitencier du Manitoba est construit à Lower Fort Garry en 1871, un an après l’entrée du Manitoba dans la Confédération à titre de cinquième province canadienne. Lower Fort Garry, le « fort de pierre », est érigé en 1830 par la Compagnie de la Baie d’Hudson sur la rive ouest de la rivière Rouge, 32 kilomètres au nord de Fort Garry (l’actuelle Winnipeg). C’est alors un centre de troc et un dépôt de fournitures pour la colonie de la Rivière-Rouge.

En 1870, l’endroit sert de quartier général pour les troupes britanniques et canadiennes déployées par le gouvernement canadien. Commandées par le colonel Garnet J. Wolseley, ces troupes ont pour mission de maintenir la paix et l’ordre après la Résistance de la rivière Rouge organisée par les Métis –événement qui débouchera sur la création du Manitoba. Or, à l’opposé de leur mission, les troupes canadiennes (et en particulier celles de l’Ontario) sont accusées d’instaurer en toute impunité un véritable règne de terreur, de violence et d’intimidation envers les Métis de la colonie de la Rivière-Rouge. (Notez que la source fournie en hyperlien est en anglais seulement.)

Lorsque les militaires quittent le fort, en 1871, les troupes canadiennes sont réaffectées à Upper Fort Garry et à Fort Osborne. Le sergent quartier-maître du 2e Bataillon des Fusiliers de Québec, Samuel L. Bedson, reste toutefois sur place; il devient le premier directeur du pénitencier du Manitoba, à Lower Fort Garry.

À l’intérieur du fort, le bâtiment de pierre est alors converti en prison et en asile, accueillant tant des criminels que des personnes souffrant de maladie mentale. On pose des barreaux aux fenêtres et aux lucarnes, on bloque l’entrée ouest, on sécurise la porte à l’est, on installe un mât et un ballon de signalisation et on érige des palissades.

Des prisonniers pas ordinaires : les détenus autochtones et l’histoire du Manitoba, 1871-1877

Deux pages d’un carnet, avec des notes manuscrites.

Registre d’admission de détenus, 1871-1885. (T-11089, image 810; R942-29-1-E, RG73-C-7)

Dans le registre d’admission portant sur les deux premières années du pénitencier (1871-1872), on ne relève que sept détenus, incarcérés pour vol de chevaux, petits larcins, vol ou introduction par effraction. Leurs origines sont étonnamment diversifiées : un Suédois, quelques Américains, un Anglais, quelques Ontariens et quelques habitants de la rivière Rouge. On y mentionne aussi, pour 1874, l’admission d’un prisonnier « fou » (lunatic), terme offensant utilisé pour désigner les personnes atteintes de maladie mentale. En effet, le pénitencier sert également d’asile jusqu’en 1886 (y compris après son déménagement à Stony Mountain); cette année-là, l’asile provincial de Selkirk, le premier du genre dans l’Ouest canadien, ouvre ses portes.

Le registre d’admission du pénitencier liste entre autres les noms, les délits et les sentences des premiers détenus. Mais d’autres sources nous renseignent aussi sur les circonstances entourant leur emprisonnement. Dans le cas des prisonniers des Premières Nations et de la Nation métisse, il est particulièrement important de garder à l’esprit les événements qui se déroulent alors dans la colonie de la Rivière-Rouge et, en général, dans les Territoires du Nord-Ouest.

En fait, le tout premier détenu inscrit, en mai 1871, est un membre de la Première Nation Dakota nommé John Longbones. Il est condamné à deux ans de prison pour voies de fait commises dans l’intention de mutiler. En 1873, deux autres hommes de sa communauté, Pee-ma-ta-kow et Mc-ha-ha, sont aussi emprisonnés à Lower Fort Garry, respectivement pour larcin et introduction par effraction.

Une raison particulière explique le petit nombre de détenus autochtones alors incarcérés à Lower Fort Garry. À l’époque, un membre d’une Première Nation est seulement déclaré coupable s’il enfreint la loi – et est pris sur le fait – alors qu’il se trouve sur le territoire d’une communauté de pionniers. En effet, les Premières Nations ne reconnaissent pas l’autorité législative du Dominion du Canada dans les régions du Nord-Ouest; en outre, aucun moyen n’existe pour y faire respecter la loi.

Le pénitencier du Manitoba joue donc un rôle important, quoique symbolique, dans l’application des lois canadiennes au sein des communautés autochtones. En effet, le gouvernement du Canada veut paver la voie à une colonisation ordonnée de la province, ainsi que des Territoires du Nord-Ouest, récemment acquis. Avec l’arrivée d’un nombre croissant d’immigrants en provenance de l’Est du Canada (surtout de l’Ontario) et de l’étranger, le gouvernement accorde une grande importance à la négociation des traités avec les Premières Nations; c’est là une étape primordiale pour instaurer la paix, l’ordre et la bonne gouvernance dans l’Ouest canadien.

Page tapuscrite d’un rapport du gouvernement.

Rapport de la Division des affaires indiennes du Secrétariat d’État pour les Provinces, Adams G. Archibald, 29 juillet 1871. (e18710014)

Le destin veut que le premier de ces traités se négocie à Lower Fort Garry, à l’ombre du pénitencier, le 25 juillet 1871; la loi et les peines deviennent les enjeux centraux des négociations. Dans un rapport de la Division des affaires indiennes daté du 29 juillet 1871, Adams George Archibald, premier lieutenant-gouverneur du Manitoba et des Territoires du Nord-Ouest, décrit sa rencontre avec les chefs des Chippewas et des Cris des marais pour la signature du Traité n° 1. À sa grande surprise, les chefs refusent de signer le traité avant d’avoir « dissipé un nuage ».

Archibald apprend alors que les chefs sont troublés par l’incarcération de certains de leurs frères, détenus au pénitencier du Manitoba pour rupture de contrat et désertion auprès de la Compagnie de la Baie d’Hudson; ils demandent leur libération. Archibald leur répond que toute personne transgressant la loi doit être punie. Néanmoins, à cause de l’importance du traité pour le gouvernement du Canada, il consent à libérer les prisonniers — non pas pour une raison de droit, mais plutôt comme une faveur accordée par la Couronne. Les négociations reprennent, et débouchent sur la signature du Traité n° 1 le 3 août 1871.

Parallèlement aux négociations sur les traités, les Métis de la colonie de la Rivière-Rouge demeurent agités, ce qui préoccupe le gouvernement. En colère, frustrés par le règne de terreur de la milice canadienne et par les promesses brisées concernant la protection de leurs droits et de leurs terres, un petit nombre de Métis s’allient à un groupe de fenians actifs à la frontière américaine, à Pembina (de nos jours le Dakota du Nord). Les fenians sont des nationalistes irlandais vivant aux États-Unis. Ils cherchent à capturer un territoire canadien pour monnayer l’indépendance de l’Irlande vis-à-vis la Grande-Bretagne.

En octobre 1871, quelques Métis participent à un raid mené par les fenians (source en anglais) à Emerson, un avant-poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson situé près de la frontière américaine. Ce raid doit servir de prélude à une éventuelle incursion de la colonie de la Rivière-Rouge. Mais la cavalerie américaine intervient; quelques-uns des Métis capturés sont ramenés à Winnipeg par des représentants canadiens, afin de subir un procès pour « avoir fait la guerre contre Sa Majesté de façon délictuelle et illégal  ».

Un seul de ces Métis, Oiseau Letendre, figure dans le registre d’admission du pénitencier du Manitoba pour l’année 1871. Même si le registre affirme que Letendre est originaire de Rivière-Rouge, celui-ci habite en fait à Pembina, de l’autre côté de la frontière américaine. Le registre passe sous silence la raison de son incarcération, mais précise la lourde peine qui lui est infligée : 20 ans de prison. Une note ultérieure mentionne sa remise en liberté, survenue en 1873 sur ordre du gouverneur général.

Page lignée d’un registre avec des entrées manuscrites. Les mots « Capital case » (peine capitale) et le nombre 1673 sont inscrits en haut.

Oiseau Letendre comparaît devant le juge Johnson dans un procès pour peine capitale à Fort Garry, au Manitoba, pour avoir fait la guerre contre Sa Majesté. Sa peine est réduite à 20 ans d’emprisonnement, 1871-1872. [Traduction] (e002230571)

On peut lire dans le dossier d’Oiseau Letendre que celui-ci chasse le bison et conduit des charrettes sur les pistes de transport des marchandises entre Fort Garry et St. Paul. Plusieurs membres de sa famille vivent dans la colonie de la Rivière-Rouge et dans la communauté de Batoche, le long de la rivière Saskatchewan Sud, ce qui fait craindre aux représentants du Dominion que l’opposition de Letendre au gouvernement fédéral ne soit pas un cas isolé. Ils décident donc d’en faire un exemple et le condamnent à la pendaison; dans un geste de clémence, le premier ministre John A. Macdonald commue cette peine à 20 ans de prison.

Letendre affirme cependant être un citoyen américain, et le gouvernement des États-Unis fait pression pour qu’il soit remis en liberté. C’est ainsi qu’en janvier 1873, il obtient un pardon du gouverneur général, à condition de s’exiler hors du pays jusqu’au terme de sa peine de 20 ans.

Peu après, en septembre 1873, survient une autre affaire qui sera encore plus médiatisée. Une personnalité métisse bien connue est arrêtée et brièvement emprisonnée au fort de pierre. Il s’agit d’Ambroise Lépine, capitaine-adjudant du gouvernement provisoire de Louis Riel. On l’accuse d’avoir participé à l’exécution de Thomas Scott pendant la Résistance de la rivière Rouge, en 1870.

(Ironie du sort : Riel et Lépine s’étaient opposés à ce que les Métis appuient les fenians pour envahir la colonie de la Rivière-Rouge. En octobre 1871, alors qu’ils étaient des fugitifs, ils revinrent même furtivement dans la colonie pour diriger les troupes volontaires de Saint-Boniface afin de défendre la colonie contre cette menace.)

Après son arrestation, on envoie d’abord le prisonnier Lépine au pénitencier de Lower Fort Garry pour qu’il y soit gardé en lieu sûr. On ne sait pas avec certitude quelle est la durée de son séjour là-bas, puisqu’il ne figure pas dans le registre d’admission des détenus. On sait toutefois qu’à la fin de 1873 ou au début de 1874, Lépine est transféré dans la nouvelle prison provinciale construite à côté du palais de justice de Winnipeg. C’est là que se tient son procès et qu’il purgera sa peine.

Le procès d’Ambroise Lépine suscite un immense intérêt, non seulement au Manitoba, mais partout au pays. Comme ce sera le cas lors du procès de Louis Riel à Regina, une douzaine d’années plus tard, le procès d’Ambroise Lépine divise la population : l’Ontario le condamne, tandis que le Québec sympathise à sa cause. Finalement, tout comme Oiseau Letendre, Lépine est condamné à la pendaison. Cependant, le gouverneur général réduit sa peine à deux ans, mais révoque indéfiniment ses droits civiques. Plus tard, Lépine se verra offrir une amnistie totale en échange d’un exil de cinq ans. Il refusera l’offre et purgera sa peine, retrouvant enfin sa liberté en octobre 1876.

Page montrant les portraits dessinés de quatre hommes.

Frontispice du livre Preliminary Investigation and Trial of Ambroise D. Lépine for the Murder of Thomas Scott, 1874 (offert en version numérisée sur Internet Archive). Ambroise Lépine est en bas; Louis Riel, en haut. Les avocats de Lépine, J. A. Chapleau et Joseph Royal, sont respectivement à gauche et à droite.

La fin d’une époque

L’ouverture du pénitencier du Manitoba à Lower Fort Garry s’accompagne de plusieurs enjeux qui témoignent des origines turbulentes de la province et de la précarité des relations avec les Autochtones et la Nation métisse. Ces enjeux toucheront de près la façon dont le gouvernement fera la promotion de la colonisation dans l’Ouest.

En 1877, le gouvernement du Canada a négocié la plupart des traités nos 1 à 7 avec les Premières Nations qui peuplent de vastes régions des Territoires du Nord-Ouest (dans ce qui est de nos jours le Manitoba, la Saskatchewan et l’Alberta). Ces négociations ont pavé la voie à l’expansion du Chemin de fer Canadien Pacifique et à la colonisation soutenue des Prairies. Cependant, avec l’arrivée massive des colons, la situation de nombreuses Premières Nations se dégrade : la colonisation compromet de plus en plus leurs modes traditionnels de subsistance, la chasse au bison subissant entre autres un déclin irréversible.

Les communautés métisses de la colonie de la Rivière-Rouge vacillent elles aussi sous la pression des pionniers qui affluent au Manitoba en provenance de l’Est du Canada et de l’étranger. Malgré les promesses de l’Acte du Manitoba, elles ont subi un véritable règne de terreur instauré par la milice canadienne, et se sont fait voler leurs terres avec la complicité des tribunaux. Par conséquent, des milliers de Métis de la rivière Rouge décident de quitter le Manitoba dans les années 1870. Ils se dirigent vers l’Ouest, dans ce qui est aujourd’hui la Saskatchewan et l’Alberta. Là, ils se joignent à d’autres communautés métisses ou en forment de nouvelles.

Ces mouvements de population, chez les Métis dépossédés et désespérés, font peut-être craindre au gouvernement fédéral des perturbations au Manitoba et dans les Territoires du Nord-Ouest; celui-ci décide alors de se donner les moyens pour faire respecter la loi dans le nord-ouest du pays. Il met sur pied des tribunaux territoriaux pour pouvoir intenter des poursuites judiciaires, et crée la Police à cheval du Nord-Ouest pour faire régner la loi et l’ordre. En outre, il se prépare à remplacer le fort en pierre de Lower Fort Garry par une prison plus grande, qui pourra héberger les détenus de toute la région; en fait, les travaux en ce sens avaient déjà été lancés en 1872.

La nouvelle prison est achevée en 1878, et prend le nom de pénitencier du Manitoba à Stony Mountain. C’est ainsi que prend fin l’histoire du pénitencier du Manitoba à Lower Fort Garry. Le Manitoba, devenu le centre administratif et logistique pour tout l’Ouest du pays, entre alors dans une nouvelle ère.

En plus des archives sur le pénitencier du Manitoba à Lower Fort Garry, le bureau de Bibliothèque et Archives Canada à Winnipeg possède de nombreux documents sur le pénitencier du Manitoba à Stony Mountain (ou le pénitencier de Stony Mountain, comme on l’appellera plus tard). Vous pouvez les consulter sur Canadiana Héritage (en anglais). Toutes ces archives constituent une mine d’histoires fascinantes!


David Horky est archiviste principal au bureau de Bibliothèque et Archives Canada à Winnipeg.