Une « épidémie » de fausses nouvelles… il y a 100 ans

Par Forrest Pass

La vaccination, ça marche. Pourtant, malgré les très nombreuses preuves, des opposants mettent en doute depuis longtemps son efficacité. Dans la collection de Bibliothèque et Archives Canada (BAC), on trouve une brochure centenaire illustrant l’utilisation de sources douteuses, de désinformation et de théories conspirationnistes visant à nourrir la méfiance envers les vaccins. Cette propagande ancienne, vue d’un œil critique, peut servir à nous « immuniser » contre la désinformation aujourd’hui.

En 1920 – comme en 2021 –, les maladies épidémiques faisaient la une au Canada. Alors que les autorités et la population s’efforçaient de freiner la dernière vague de la terrible grippe espagnole, ils devaient en même temps affronter la résurgence inquiétante de maladies notoires. En 1919, la variole frappe l’Ontario, possiblement introduite par des soldats rapatriés et des voyageurs étrangers. Dès août, elle se propage vers l’ouest, notamment parmi les fermiers itinérants travaillant dans les champs de houblon de la vallée du Fraser, à l’est de Vancouver. Pour stopper la propagation, le médecin-chef de la Colombie-Britannique, Henry Esson Young, demande l’aide des conseils scolaires pour vacciner tous les écoliers, sauf objection de conscience.

Young faisait face à l’opposition d’un groupe qu’il qualifiait de « minorité très active et revendicatrice ». En avril 1920, les opposants à la vaccination forment la People’s Anti-Vaccination and Medical Freedom League of British-Columbia, une ligue populaire contre la vaccination qui revendique la liberté médicale. Ada Muir, secrétaire et trésorière de la ligue, dénonçait la vaccination obligatoire, même en situation d’urgence, comme une atteinte à la liberté individuelle. Ses objections ayant été balayées par le gouvernement provincial, la ligue s’est plainte au ministère britannique des Colonies et a publié la correspondance de Muir dans une petite brochure. Les autorités britanniques ont transmis la plainte à Ottawa, la santé publique relevant du gouvernement canadien. Comme les communications entre les gouvernements canadien et britannique se faisaient souvent par l’entremise du bureau du gouverneur général du Canada, un exemplaire rare de la brochure a atterri, après un long voyage, dans le fonds du gouverneur général du Canada à BAC.

Page couverture d’une brochure publiée en 1920 dont le titre se traduit ainsi : « Correspondance relative à un appel aux autorités impériales par la ligue populaire de la Colombie-Britannique contre la vaccination et pour la liberté médicale; appel déposé pour faire reconnaître le droit que possède, en vertu de la loi constitutionnelle, chaque homme libre de contrôler son propre corps et de s’occuper raisonnablement de son bien-être ».

Page couverture de la brochure Correspondence relating to An Appeal to the Imperial Authorities, écrite par la ligue populaire de la Colombie-Britannique contre la vaccination et pour la liberté médicale, 1920

Laissant présager les arguments d’aujourd’hui contre la vaccination, le document de Muir remet en question la pureté du vaccin contre la variole et met en garde contre de graves effets secondaires. Elle cite des articles de journaux rapportant que des gens sont tombés malades après avoir reçu un vaccin ou un traitement similaire. Toutefois, les sources citées ne s’accordent pas avec les interprétations de Muir. Par exemple, elle affirme qu’une faute médicale est à l’origine des récents décès d’un chauffeur de tramway de Vancouver et de son fils, mais l’article dans le Vancouver Daily World ne porte aucune accusation de cette nature : les deux décès sont attribués à la diphtérie, une maladie autrefois courante et maintenant sous contrôle, grâce à la vaccination.

Extrait du journal Vancouver Daily World, 29 juin 1920. Article anglais ayant pour titre : « Un père et son fils succombent à la diphtérie : Feu Mark W. Freure, chauffeur de tramway très apprécié en Colombie-Britannique ».

Nécrologie pour un homme et son fils, emportés par la diphtérie. Vancouver Daily World, 29 juin 1920, p. 11 (OCLC : 20377751)

En ce qui concerne le prétendu effet secondaire le plus épeurant du vaccin contre la variole, Muir aurait dû se pencher plus sérieusement sur la question, car elle s’est appuyée sur une recherche réfutée d’un médecin britannique du 19e siècle, Charles Creighton. Celui-ci croyait que le vaccin contre la variole causait la syphilis, évoquant une augmentation des décès causés par cette maladie après la vaccination obligatoire de 1853 au Royaume-Uni. Pourtant, il n’y a pas de lien entre les deux maladies. Trente ans avant la rédaction de la brochure de Muir, des experts avaient déjà conclu que les nouvelles politiques de signalement, et non la vaccination, étaient à l’origine de la supposée augmentation des cas de syphilis. En effet, les autorités de la santé publique consignaient désormais la syphilis comme cause d’un décès, là où précédemment ils auraient indiqué « cause inconnue ». Ce changement de politique s’est fait en parallèle à la vaccination obligatoire; c’est donc une simple coïncidence.

La méfiance de Muir envers les experts en médecine l’a menée à imaginer un complot qui serait digne des théories conspirationnistes les plus farfelues de l’ère de la COVID-19. Selon Muir, une guilde secrète de docteurs malveillants contrôlait la Colombie-Britannique aux dépens de la démocratie et infectait intentionnellement les enfants avec de terribles maladies pour satisfaire la curiosité perverse de ses membres. « La race humaine n’est plus qu’un troupeau au service du monopole des médecins autorisés », affirmait Muir dans la brochure. Selon elle, les docteurs étaient des « corps étrangers » qui accordaient plus d’importance à la loyauté envers leur profession qu’à la santé de la population.

On ne s’étonnera pas que les sources appuyant la théorie du complot de Muir fussent rares. Son argument le plus solide était une citation d’un certain Dr Lockhart, de l’Hôpital de la rue Dorchester à Montréal, qui aurait avoué, en 1902, que les médecins prêtaient serment de ne jamais témoigner contre leurs collègues en cour. Un Dr F. A. L. Lockhart a en effet travaillé à l’hôpital Montreal Maternity sur la rue Dorchester, en 1902, mais je n’ai trouvé aucune source fiable qui appuie cette citation. En fait, la citation apparaît dans deux lettres écrites à des journaux : la première publiée à Winnipeg, en 1907, et la seconde parue à Vancouver, environ sept ans après la publication de la brochure. Mais dans les deux cas, l’auteur était Alan Muir, le mari d’Ada Muir, également opposé à la vaccination.

La fin de l’éclosion de variole de 1920 contredit directement la conclusion d’Ada Muir selon laquelle la vaccination ne protégeait aucunement contre la maladie. Le Dr Young a rapporté que la campagne de désinformation des opposants à la vaccination n’a eu qu’un effet négligeable : en six mois, plus de 80 % des écoliers de la Colombie-Britannique avaient été vaccinés. Comparativement aux 576 cas de variole en 1920, le gouvernement provincial ne rapporte que 137 cas en 1921, une baisse de plus de 75 %. Muir est plutôt d’avis que la baisse des cas à Vancouver prouve que l’éclosion n’était qu’un « épouvantail » et que la vaccination était inutile; mais les faits appuient plutôt la conclusion inverse : une campagne de vaccination rapide aura permis d’aplanir la courbe.

Le succès de cette initiative locale laissait présager une campagne de vaccination contre la variole coordonnée à l’échelle planétaire après la Seconde Guerre mondiale. En 1977, l’Organisation mondiale de la Santé a déclaré que la variole avait disparu : c’était la première maladie éradiquée de l’histoire de l’humanité.

Muir a continué de militer contre la vaccination jusque dans les années 1930, mais dans une moindre mesure, car elle s’adonnait à une nouvelle passion : l’astrologie. En 1930, elle écrit une lettre, publiée dans le Vancouver Sun, où elle soutient qu’un horoscope est aussi utile en médecine qu’un sérum ou un vaccin. Elle nie, comme Creighton l’avait fait, que les virus et les bactéries causent des maladies et croit plutôt que la saleté elle-même est en cause. Il n’est pas évident de déterminer les biais. Est-ce que les opinions insolites de Muir sur la santé et la maladie l’ont amenée à remettre en question les experts en médecine? Ou a-t-elle adopté d’étranges théories nouvelles parce qu’elle se méfiait déjà de la médecine?

Extrait d’une lettre écrite à l’éditeur du journal Vancouver Sun, 27 novembre 1930, dont le titre anglais peut se traduire par : « L’astrologie à la rescousse des médecins et des chirurgiens ».

Muir recommande l’astrologie médicale. Vancouver Sun, 27 novembre 1930, p. 6 (OCLC : 1081083578)

Les erreurs, le sensationnalisme et les théories réfutées qui sont au cœur de la propagande d’Ada Muir et de la ligue populaire contre la vaccination sont faciles à écarter. Pourtant, aujourd’hui, des messages semblables contre la vaccination sont propagés sur les réseaux sociaux, à l’aide de vidéos virales et de mèmes bien conçus. Vérifier la source, chercher des preuves, sonder l’opinion d’autres personnes, demander aux experts et prendre en compte ses propres biais sont des compétences utiles pour évaluer l’information médicale, hier comme aujourd’hui.


Forrest Pass travaille comme conservateur dans l’équipe des expositions à Bibliothèque et Archives Canada.

L’épidémie de grippe espagnole de 1918

Par Marcelle Cinq-Mars

À la fin de la Première Guerre mondiale, au moment où les troupes canadiennes participent aux cent jours du Canada, un nouvel ennemi – encore plus coriace que l’Allemagne du kaiser – s’attaque aux soldats et aux civils, faisant fi des frontières.

En quelques mois à peine, l’épidémie de grippe de 1918 s’étend à pratiquement toute la planète, prenant ainsi les proportions d’une pandémie. On l’appelle « grippe espagnole » car les journaux espagnols, non restreints par la censure en temps de guerre, sont les premiers à rapporter publiquement les signes de l’épidémie en Europe.

Les historiens ne s’entendent pas sur le lieu d’origine exact de la grippe de 1918. Ils s’accordent cependant pour dire que la contagion fulgurante du fléau est alors amplifiée par la présence d’un très grand nombre de soldats dans les camps militaires, lieux qui deviennent ainsi des foyers par excellence d’incubation du virus. Le retour des soldats dans leur pays d’origine intensifie la propagation de la grippe.

Le Canada connaît ses premiers cas graves de grippe vers la fin de l’été 1918, alors que la Première Guerre mondiale fait encore rage. Les autorités portuaires d’Halifax et de Québec, où accostent les navires ramenant les blessés et les malades, notent les premiers cas et avertissent les autorités sanitaires fédérales de la situation.

Rapidement, les autorités fédérales procèdent à l’examen médical des passagers des navires en provenance d’Europe et imposent la quarantaine à ceux sur lesquels on trouvait des cas de grippe. En gros, ils prennent alors les mêmes mesures sanitaires que celles mises en place au 19e siècle lors des épidémies de choléra. Mais les navires à voile ont fait place aux transatlantiques remplis de milliers de soldats partant vers le front ou en revenant. Les quatre stations de quarantaine du Canada ne suffisent donc pas à freiner l’épidémie, malgré tous les efforts des médecins qui tentent de la contenir.

Dès l’automne 1918, la grippe se répand dans la population comme une traînée de poudre. Les hôpitaux débordent bientôt et peuvent difficilement recevoir plus de patients. Beaucoup de personnes sont donc soignées à la maison ou dans des installations de fortune, comme des hôpitaux militaires mobiles. Le personnel médical, débordé, est également touché par la grippe. Ainsi, ce sont souvent les
parents ou les amis qui doivent prendre soin des malades, ce qui n’aide pas à enrayer la contagion.

Croquis montrant les différentes composantes d’un hôpital mobile.

Plan d’un hôpital mobile proposé par la firme I. H. Bogart & Son de Boston, aux États-Unis. RG29 vol. 300 (e011165378-045)

Mais bientôt, le nombre de morts augmente si rapidement qu’il y a même une liste d’attente pour… les inhumations au cimetière. Partout au pays, les autorités sanitaires mettent en place des règlements pour tenter de freiner la propagation de la terrible grippe. Les écoles, les salles de spectacle et les cinémas, les bibliothèques, bref, presque tous les lieux publics – et parfois même les églises – ferment leurs portes. Beaucoup de personnes portent un masque pour tenter de se protéger, et ceux qui osent cracher sont vertement réprimandés. Car bien qu’on ne puisse stopper l’épidémie, on sait déjà que c’est une grippe et que le virus se propage dans l’air pour se transmettre d’un individu à un autre.

Photo noir et blanc montrant trois hommes portant des masques hygiéniques.

Hommes portant un masque durant l’épidémie de grippe espagnole. (a025025)

Foudroyante, la grippe s’attaque aux personnes dans la fleur de l’âge : elle provoque une importante poussée de fièvre qui affaiblit le système immunitaire et diminue les résistances naturelles du corps. La majorité des décès surviennent à la suite de complications, notamment la pneumonie.

Des soldats revenus au pays après la fin de la guerre trouvent leur famille décimée. C’est le cas du soldat Arthur-Joseph Lapointe, le père de Jean Lapointe, sénateur à la retraite. Dans ses mémoires intitulés Souvenirs et impressions de ma vie de soldat, 1916-1919, il raconte son retour à la maison, où son père, dont le visage s’est infiniment assombri, l’attend avec une bien triste nouvelle :

« Nous n’avons pas voulu te faire connaître toute l’étendue du malheur qui nous a frappés, car nous ignorions quand tu pourrais nous revenir et cela t’aurait rendu la vie trop pénible. La terrible épidémie de grippe t’a enlevé trois frères et deux sœurs dans l’espace de neuf jours. »

Après plusieurs mois tragiques, on dénombre les victimes : la grippe espagnole a fait plus de 20 millions de morts dans le monde, dont 50 000 au Canada – presque autant que pendant les quatre années de combat de la Première Guerre mondiale.

On reproche amplement aux autorités sanitaires fédérales l’application de mesures de quarantaine désuètes et inadéquates, ainsi que le manque de vision et de leadership. Après avoir dressé le bilan d’une intervention inefficace lors de la pandémie de grippe, le gouvernement fédéral crée le ministère de la Santé en 1919.

Des documents témoins de cette tragédie se trouvent à Bibliothèque et Archives Canada, qui s’en est inspiré pour créer un guide thématique consacré à l’épidémie de grippe espagnole.


Marcelle Cinq-Mars est archiviste principale des affaires militaires, Archives gouvernementales, Bibliothèque et Archives Canada.