Par Marcelle Cinq-Mars
À la fin de la Première Guerre mondiale, au moment où les troupes canadiennes participent aux cent jours du Canada, un nouvel ennemi – encore plus coriace que l’Allemagne du kaiser – s’attaque aux soldats et aux civils, faisant fi des frontières.
En quelques mois à peine, l’épidémie de grippe de 1918 s’étend à pratiquement toute la planète, prenant ainsi les proportions d’une pandémie. On l’appelle « grippe espagnole » car les journaux espagnols, non restreints par la censure en temps de guerre, sont les premiers à rapporter publiquement les signes de l’épidémie en Europe.
Les historiens ne s’entendent pas sur le lieu d’origine exact de la grippe de 1918. Ils s’accordent cependant pour dire que la contagion fulgurante du fléau est alors amplifiée par la présence d’un très grand nombre de soldats dans les camps militaires, lieux qui deviennent ainsi des foyers par excellence d’incubation du virus. Le retour des soldats dans leur pays d’origine intensifie la propagation de la grippe.
Le Canada connaît ses premiers cas graves de grippe vers la fin de l’été 1918, alors que la Première Guerre mondiale fait encore rage. Les autorités portuaires d’Halifax et de Québec, où accostent les navires ramenant les blessés et les malades, notent les premiers cas et avertissent les autorités sanitaires fédérales de la situation.
Rapidement, les autorités fédérales procèdent à l’examen médical des passagers des navires en provenance d’Europe et imposent la quarantaine à ceux sur lesquels on trouvait des cas de grippe. En gros, ils prennent alors les mêmes mesures sanitaires que celles mises en place au 19e siècle lors des épidémies de choléra. Mais les navires à voile ont fait place aux transatlantiques remplis de milliers de soldats partant vers le front ou en revenant. Les quatre stations de quarantaine du Canada ne suffisent donc pas à freiner l’épidémie, malgré tous les efforts des médecins qui tentent de la contenir.
Dès l’automne 1918, la grippe se répand dans la population comme une traînée de poudre. Les hôpitaux débordent bientôt et peuvent difficilement recevoir plus de patients. Beaucoup de personnes sont donc soignées à la maison ou dans des installations de fortune, comme des hôpitaux militaires mobiles. Le personnel médical, débordé, est également touché par la grippe. Ainsi, ce sont souvent les
parents ou les amis qui doivent prendre soin des malades, ce qui n’aide pas à enrayer la contagion.

Plan d’un hôpital mobile proposé par la firme I. H. Bogart & Son de Boston, aux États-Unis. RG29 vol. 300 (e011165378-045)
Mais bientôt, le nombre de morts augmente si rapidement qu’il y a même une liste d’attente pour… les inhumations au cimetière. Partout au pays, les autorités sanitaires mettent en place des règlements pour tenter de freiner la propagation de la terrible grippe. Les écoles, les salles de spectacle et les cinémas, les bibliothèques, bref, presque tous les lieux publics – et parfois même les églises – ferment leurs portes. Beaucoup de personnes portent un masque pour tenter de se protéger, et ceux qui osent cracher sont vertement réprimandés. Car bien qu’on ne puisse stopper l’épidémie, on sait déjà que c’est une grippe et que le virus se propage dans l’air pour se transmettre d’un individu à un autre.

Hommes portant un masque durant l’épidémie de grippe espagnole. (a025025)
Foudroyante, la grippe s’attaque aux personnes dans la fleur de l’âge : elle provoque une importante poussée de fièvre qui affaiblit le système immunitaire et diminue les résistances naturelles du corps. La majorité des décès surviennent à la suite de complications, notamment la pneumonie.
Des soldats revenus au pays après la fin de la guerre trouvent leur famille décimée. C’est le cas du soldat Arthur-Joseph Lapointe, le père de Jean Lapointe, sénateur à la retraite. Dans ses mémoires intitulés Souvenirs et impressions de ma vie de soldat, 1916-1919, il raconte son retour à la maison, où son père, dont le visage s’est infiniment assombri, l’attend avec une bien triste nouvelle :
« Nous n’avons pas voulu te faire connaître toute l’étendue du malheur qui nous a frappés, car nous ignorions quand tu pourrais nous revenir et cela t’aurait rendu la vie trop pénible. La terrible épidémie de grippe t’a enlevé trois frères et deux sœurs dans l’espace de neuf jours. »
Après plusieurs mois tragiques, on dénombre les victimes : la grippe espagnole a fait plus de 20 millions de morts dans le monde, dont 50 000 au Canada – presque autant que pendant les quatre années de combat de la Première Guerre mondiale.
On reproche amplement aux autorités sanitaires fédérales l’application de mesures de quarantaine désuètes et inadéquates, ainsi que le manque de vision et de leadership. Après avoir dressé le bilan d’une intervention inefficace lors de la pandémie de grippe, le gouvernement fédéral crée le ministère de la Santé en 1919.
Des documents témoins de cette tragédie se trouvent à Bibliothèque et Archives Canada, qui s’en est inspiré pour créer un guide thématique consacré à l’épidémie de grippe espagnole.
Marcelle Cinq-Mars est archiviste principale des affaires militaires, Archives gouvernementales, Bibliothèque et Archives Canada.