Par Ellen Bond
Dans les années 1970, il y avait deux émissions que j’attendais avec impatience la fin de semaine : Le Monde merveilleux de Disney le dimanche (des histoires qui font chaud au cœur) et Bugs Bunny et ses amis (des dessins animés) le samedi. Je n’avais pas peur de la dynamite ACME ni du coyote fou le samedi, mais plutôt des sables mouvants! Être coincé dans une boue semblable à du ciment me paraissait horrible. Imaginez donc ma réaction quand j’ai appris que la majeure partie de la ville d’Ottawa est construite sur une quantité colossale d’argile à Leda, qui peut se liquéfier sous l’effet des tremblements de terre et former une sorte de sable mouvant. Des sables mouvants? Ici, à Ottawa? Pas seulement dans le désert de Wile E. Coyote? Oh là là!

Carte de l’emplacement approximatif de l’ancienne mer de Champlain à l’issue de la dernière période glaciaire. (Wikipédia) Source : Orbitale
La mer de Champlain et la formation de l’argile à Leda
Après la dernière période glaciaire, le réchauffement du climat a fait fondre la neige et la glace. D’immenses déversoirs, qui acheminaient les eaux de fonte des glaciers et ressemblaient à d’énormes rivières, ont évacué l’eau des glaciers restants et ont parfois formé des lacs. Dans la région connue aujourd’hui sous le nom de vallée de l’Outaouais, une vaste mer intérieure peu profonde s’est formée il y a 15 000 ans. Les géologues l’ont nommée la mer de Champlain. La particularité de cette mer est l’argile à Leda qui s’est déposée dans les zones plus profondes.
Vous vous demandez peut-être ce qui est arrivé à la mer de Champlain et pourquoi ces terres ne sont plus submergées. Il y a deux raisons : l’évaporation et le rebond des terres une fois libérées du poids inouï d’un glacier de 1 à 3 kilomètres d’épaisseur. Les terres qui étaient auparavant sous les glaciers en Amérique du Nord rebondissent encore aujourd’hui, 15 000 ans plus tard!
L’argile à Leda (également connue sous le nom d’argile extrasensible et d’argile de la mer de Champlain) a été formée par des sédiments provenant de l’érosion de la terre qui se sont déposés au fond de la mer. La mer de Champlain contenait à la fois de l’eau douce provenant de la fonte des glaciers et de l’eau salée de l’océan. Lorsque les molécules de sel se combinent aux molécules d’argile, on obtient une argile stable. Mais si l’eau douce s’infiltre dans l’argile et emporte le sel, l’argile devient très instable. Les molécules d’argile instables ont tendance à se liquéfier.
Pourquoi l’argile à Leda ne se liquéfie-t-elle pas plus souvent?
On peut se demander pourquoi l’argile à Leda sous la ville d’Ottawa et les terres bordant le fleuve Saint-Laurent ne se liquéfie pas sans arrêt. La plupart du temps, l’argile se trouve sous la surface, bien loin de l’eau douce, et elle est très stable. Cependant, les faibles secousses sismiques, qu’elles proviennent de la nature (tremblements de terre, érosion) ou de l’activité humaine (explosions, dynamitage, excavation), laissent l’eau douce s’infiltrer dans l’argile à Leda, éliminant ainsi les molécules de sel. Si l’argile se trouve sur une colline ou aux abords d’une rivière sinueuse, des glissements de terrain peuvent se produire.
L’argile à Leda a provoqué plus de 250 glissements de terrain au Canada. Dans la région d’Ottawa, l’argile à Leda a causé l’affaissement, en 1915, de la tour de l’édifice du Musée canadien de la nature, et plus récemment, a retardé certains projets de développement immobilier à Ottawa-Sud (en anglais) en 2021. En outre, elle est en partie responsable de la doline de la rue Rideau (en anglais) qui est apparue lors des travaux de construction du train au centre-ville d’Ottawa en 2016.
Le glissement de terrain catastrophique de Notre-Dame-de-la-Salette
Le village de Notre-Dame-de-la-Salette se trouve dans la zone autrefois couverte par les eaux de fonte de la mer de Champlain. Il est situé au nord-est d’Ottawa, au Québec, et est indiqué par une étoile orange sur la carte de la mer de Champlain ci-dessus.
Le 26 avril 1908, une catastrophe s’est produite en pleine nuit à Notre-Dame-de-la-Salette, lorsque la berge de la rivière du Lièvre gelée a cédé. L’eau douce qui s’était infiltrée dans les molécules d’argile à Leda les a rendues instables et les berges se sont effondrées, propulsant une vague de boue, de glace et d’eau glacée à travers la rivière et dans le village. Trente-quatre personnes ont perdu la vie et au moins douze maisons ont été détruites.

Vue vers l’amont de la rivière du Lièvre depuis Notre-Dame-de-la-Salette, au Québec. (a040044-v6)
L’eau se déplace en ligne droite jusqu’à ce qu’elle rencontre des obstacles. Sur cette photo historique de la région, l’eau de la rivière s’écoule vers la rive (flèche bleue), et c’est à cet endroit que celle-ci a cédé. En vert, on peut voir les souches laissées par la coupe à blanc des arbres en bordure de la rivière. Sans cette couche d’arbres pour protéger la berge, toute la zone était sujette à une érosion accélérée. Une partie du village de Notre-Dame-de-la-Salette est visible de l’autre côté de la rivière, en face de l’endroit où s’est produit le glissement de terrain. À cette époque, il n’y avait pas d’île au milieu de la rivière, et des maisons se trouvaient près de la rive du côté du village. Si l’on compare cette image à celles prises après le glissement de terrain, la différence est flagrante. Observez les changements survenus dans les photos qui suivent, en particulier l’emplacement des maisons.

Vue sud-est de la vallée de la rivière du Lièvre et de Notre-Dame-de-la-Salette. (a044070-v8)
Une autre vieille photo de la collection de BAC montre la rivière qui se jette en aval de l’observateur. En regardant attentivement, on peut voir l’endroit où la terre a cédé et où l’île s’est formée au milieu de la rivière après le glissement de terrain.

Ancien emplacement du village de Notre-Dame-de-la-Salette, sur la rivière du Lièvre, au Québec. La vue est orientée vers l’amont. (a020267)
Sur la photo ci-dessus, la rivière coule vers l’observateur, et on peut voir le pont qui la chevauche, au nord du village. Une flèche rouge pointe vers l’endroit où la rive a cédé pendant le glissement de terrain. Une nouvelle île s’est formée au milieu de la rivière à partir des sédiments et des matériaux déplacés lors du glissement. Un autre changement : il y a maintenant une clairière à l’endroit où se trouvait le village – les gens ont reconstruit le village plus à l’écart de la rivière.

Une croix blanche se dresse à l’endroit où le sol a cédé en 1908, laissant une cicatrice encore visible aujourd’hui. Crédit photo : Ellen Bond
La photo en couleurs ci-dessus a été prise récemment. On peut y voir la zone touchée (où le terrain a cédé le long de la crête), l’île formée par le glissement et une croix blanche commémorative sur la colline.
La photo ci-dessus montre l’aval de l’emplacement du glissement. La zone de glissement est indiquée en jaune, et on peut voir la crête au-dessus. À gauche, on aperçoit la pointe de l’île qui s’est formée après le glissement.

Un monument commémoratif de l’autre côté de la rivière, à l’emplacement du glissement. Crédit photo : Ellen Bond

Une plaque commémorative située près de la zone du glissement de terrain. Elle décrit l’événement et dresse la liste des noms des victimes. Crédit photo : Ellen Bond
Bien que le glissement de terrain se soit produit il y a plus de 110 ans, ses effets peuvent encore être vus et ressentis aujourd’hui. Au beau milieu de la nuit, sans raison aucune, 34 personnes ont perdu la vie de façon tragique et inattendue. Leurs noms, par famille, sont les suivants :
- Alexina, Amanda, Adélard et William Charron-Lamoureux;
- Cléophas Deslauriers, Célina, Damien, Wilfrid, Albert, Lucien, Béatrice et Alice Deslauriers-Paquin;
- Émélie, Florimond et Alias Desjardins-Gravelle;
- Émélie, Daniel, Eddy, Arthur, Angus et Henri Lapointe Labelle;
- Rose-Anna, Camille, David, Emma, Rose et Albert Larivière-Charron;
- Alexina, Arsidas, Wilfrid, Florida et Anna Murray-Légaré;
- Georges Morrissette;
- Adélard Murray.
La Terre possède une force incroyable, et ceux qui l’habitent sont parfois les malheureuses victimes de sa fureur. C’est le cas dans les régions touchées par les ouragans. Ou encore là où deux plaques tectoniques se rencontrent et se déplacent dans différentes directions. Ça se produit aussi là où l’argile à Leda s’est formée. En tant qu’humains, nous ne sommes pas en mesure de contrôler cette puissance. À Notre-Dame-de-la-Salette, les gens se sont adaptés à l’argile à Leda : ils ont déplacé leurs maisons à l’écart de la rivière. Hélas! cette leçon a coûté des vies. Nos sincères condoléances aux familles des victimes et que celles-ci reposent en paix.

Vue de l’autre côté de la rivière vers l’emplacement du glissement de terrain. La crête et l’île sont bien visibles. Crédit photo : Ellen Bond
Ressources supplémentaires
- Notre-Dame-de-la-Salette « Recueillement », par Béla Simó
- « Mon village, mes ancêtres : Notre-Dame-de-la-Salette, 1883-2008», par Pierre Louis Lapointe
(cliquez sur « Plus d’informations » pour afficher le document en format PDF) - « The night the earth moved», Ottawa Citizen, 26 avril 2008 (en anglais)
- Article du journal Ottawa Citizen, 27 avril 2020 That was then: Landslide wipes out much of Quebec village, killing at least 35 (en anglais)
_________________________________________________________________________
Ellen Bond est adjointe de projet dans l’équipe du contenu en ligne, à Bibliothèque et Archives Canada.