Perspectives des porteurs noirs : Donner une voix au personnel du service ferroviaire pendant et après la Seconde Guerre mondiale

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Par Stacey Zembrzycki

Cette série de billets de blogue en quatre parties est inspirée par un ensemble d’images saisissantes et obsédantes conservées dans les archives du ministère de la Défense nationale (MDN), numéro d’acquisition 1967-052. Ces photographies sont un témoignage du service à la nation pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Présentant différentes perspectives, elles révèlent les intersections de classes, de races et de fonctions.

Une femme blanche se tient entre un homme noir à gauche et un homme blanc à droite.

La princesse Alexandra représente la Couronne britannique en sol canadien lors de sa tournée royale en 1954. (e011871943)

Les soldats volontaires et conscrits qui partent au combat et en reviennent nous révèlent les réalités de la préparation à la guerre, du déploiement sur des fronts lointains et du retour à la maison.

Photographies côte à côte d’un porteur de voiture-lit noir allumant une cigarette pour un soldat blanc, blessé et allongé sur un lit dans un train, et d’un porteur de voiture-lit noir serrant la main d’un soldat blanc.

Image de gauche : Un porteur de voiture-lit et un soldat blessé dans le train-hôpital du Lady Nelson. Image de droite : Le porteur Jim Jones, de Calgary, serre la main du soldat Harry Adams, membre du Royal Canadian Regiment d’Halifax, tandis que les unités des forces spéciales de l’armée canadienne arrivent à Fort Lewis, dans l’État de Washington, pour l’entraînement des forces de la brigade. (e011871940 et e011871942)

Toutes les photographies montrent des hommes noirs, souvent identifiés comme des membres du personnel ferroviaire dans les descriptions des images. Ils sont le fil conducteur de ces moments historiques. Leur travail essentiel, comme cuisiniers ou porteurs de voitures-lits, a rendu les voyages en train possibles, voire luxueux, en temps de guerre comme en temps de paix. S’il a souvent été passé sous silence et négligé dans nos récits nationaux, leur service est indéniablement manifeste dans ces images.

Comment pouvons-nous commencer à reconstituer les expériences captées dans ces images? Nous pouvons entre autres nous tourner vers la collection de Stanley G. Grizzle, notamment les interviews qu’il a menées en 1986 et en 1987 avec d’anciens porteurs de voitures-lits des chemins de fer du Canadien National (CN) et du Canadien Pacifique (CP). Grizzle a cherché à documenter les conditions abusives imposées par ces compagnies ferroviaires aux hommes noirs jusqu’au milieu du vingtième siècle, ainsi que la lutte longue et complexe qui a abouti à leur syndicalisation. En même temps, il a laissé à ses narrateurs la possibilité de raconter des moments mémorables de leur vie sur les chemins de fer. En les écoutant attentivement, nous arrivons à construire un récit et à replacer les images du MDN en contexte. Comme le passé, cependant, ces souvenirs restent fugaces et fragmentaires, et de nombreux ont sombré dans l’oubli.

Cinq interviews tirées de la collection de Stanley Grizzle donnent un aperçu du travail des porteurs pendant la Seconde Guerre mondiale. Si ces échanges fournissent peu de détails sur les images ci-dessus, ils donnent une idée des conditions de travail des porteurs et des responsabilités supplémentaires qui leur incombaient en temps de guerre. Écoutons ce que ces bribes de conversations révèlent de leurs expériences :

Vous pouvez lire la transcription de ce clip sonore ici. (ISN 417383, fichier 1, 34:30)

Vous pouvez lire la transcription de ce clip sonore ici. (ISN 417397, fichier 2, 09:26)

Vous pouvez lire la transcription de ce clip sonore ici. (ISN 417379, fichier 1, 17:18)

Vous pouvez lire la transcription de ce clip sonore ici. (ISN 417379, fichier 1, 05:56)

Vous pouvez lire la transcription de ce clip sonore ici. (ISN 417386, fichier 1, 32:12)

L’expérience de ces hommes, les personnes qu’ils ont servies et leurs sentiments à l’égard des tâches supplémentaires qui leur ont été confiées en raison de la Seconde Guerre mondiale offrent des informations précieuses qui contribuent à humaniser le rôle de porteur. Pour George Forray, le recours accru au service ferroviaire en temps de guerre lui a permis, comme à beaucoup d’autres, d’obtenir un emploi à temps plein et d’acquérir une sécurité financière pendant cette période turbulente. Bill Overton, tout en expliquant les gains syndicaux qu’il a contribué à obtenir, au prix de luttes acharnées, raconte avoir été submergé alors qu’il devait nourrir 83 cadets de l’armée de l’air affamés. Même s’il y avait dans le train des employés blancs qui n’étaient pas en service, il explique qu’il était difficile de leur demander de l’aide. Grâce à son récit, nous comprenons mieux les subtilités et les malentendus qui entourent le paiement des heures supplémentaires à cette époque, ainsi que les structures racialisées qui régissaient et divisaient les travailleurs du chemin de fer.

Dans l’un des récits de guerre les plus clairs et les plus concis de la collection de Grizzle, un narrateur inconnu raconte – malgré des coupures audibles dans l’enregistrement sonore – les détails du transport de prisonniers de guerre allemands. S’il décrit l’environnement physique des voitures-lits et les repas servis, il laisse le reste à l’imagination, ne parlant pas de la façon dont les porteurs percevaient ces responsabilités ni les dangers auxquels ils étaient confrontés. Ces perspectives se sont en grande partie perdues dans l’histoire. Eddie Green poursuit sur ce sujet en parlant de l’évolution de la technologie ferroviaire au début du vingtième siècle. La remise en service de voitures obsolètes pour répondre aux besoins en temps de guerre a amené son lot de défis importants et de dangers physiques pour les porteurs, qui ont dû faire face à ces risques tout en s’occupant d’un plus grand nombre de passagers. Le stress devait être énorme.

À bien des égards, le dernier extrait de l’interview boucle la boucle. Joseph Morris Sealy explique comment la forte demande à l’égard des services ferroviaires en temps de guerre a ouvert la voie à d’importantes avancées syndicales. Les augmentations salariales soutenues par le gouvernement ont servi de point de départ à la négociation de la première convention collective entre la Fraternité internationale des porteurs de wagons-lits et le CP en 1945. Il n’était plus question de revenir à la situation d’avant la guerre. La circulation ininterrompue des personnes et des marchandises par la voie ferrée s’est avérée essentielle au maintien d’une économie stable et fonctionnelle. Les porteurs, pleinement conscients du rôle essentiel qu’ils jouaient, se sont battus pour obtenir un traitement équitable et une juste rémunération.

S’il n’est pas possible de reconstituer les informations contextuelles des images ci-dessus, les récits qui les accompagnent contiennent suffisamment de renseignements pour révéler ce qui a pu se passer avant et après la prise des photographies. Ils donnent une voix aux porteurs, mettant en lumière leurs expériences et les complexités de leur travail pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, comme pour toutes les sources historiques, ces témoignages oraux et photographiques soulignent les défis que pose la reconstitution du passé : nous devons travailler avec les fragments dont nous disposons. Malgré leurs limites, ces sources nous obligent à repenser fondamentalement notre récit national et le rôle central qu’y joue la main-d’œuvre noire.

Autres ressources


Stacey Zembrzycki est une historienne primée, spécialiste de l’histoire orale et publique portant sur les expériences des immigrants, des réfugiés, des minorités ethniques et des personnes racialisées. Elle est membre du corps enseignant du Département d’histoire et de lettres classiques au Collège Dawson.

Perspectives des porteurs noirs : navires et trains hospitaliers

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Par Jeff Noakes

Un porteur vêtu d’une casquette foncée et d’un veston blanc allume la cigarette d’un patient couché dans un lit.

Le porteur Jean-Napoléon Maurice (à droite) allume la cigarette du soldat Clarence Towne, un patient à bord d’un train hospitalier, 20 août 1944. (e011871941)

L’image ci-dessus provient d’une série de photographies de porteurs de voitures-lits noirs prises pendant et après la Deuxième Guerre mondiale. Cette série présente plusieurs points de vue sur les personnes qui ont servi la nation et nous amène à nous interroger sur l’histoire qui se cache derrière les images. Qui sont ces personnes? Pourquoi avoir pris ces photos? Pourquoi sont-elles importantes? Quelles histoires peuvent-elles révéler?

La date et le catalogage d’origine donnent suffisamment d’information pour approfondir certains aspects. La photo ci-dessus a été prise à l’intention du public. Elle parut dans des journaux canadiens qui identifient les deux hommes : le porteur Jean-Napoléon Maurice et le soldat Clarence Towne. Les légendes dans les journaux précisent que Maurice, un membre du Royal 22e Régiment, a été blessé en Italie, tandis que Towne a subi des blessures au combat à Caen, en Normandie. Certains journaux omettent de dire que Maurice servait auparavant au sein des Fusiliers Mont-Royal, et qu’il a participé au raid de Dieppe.

Le service militaire de Maurice est explicitement mentionné dans la légende du journal. On pourrait aussi deviner son passé en regardant son uniforme : les décorations sur son veston blanc sont bien visibles, tout comme son insigne du service général, en forme de bouclier, auquel son service militaire lui donne droit. De nombreux lecteurs de l’époque auraient facilement reconnu ces décorations. Quant à Towne, le plâtre à son bras gauche témoigne de ses blessures subies en service. Dans au moins un des journaux, la photo a été retouchée pour augmenter le contraste entre le plâtre et les draps.

La photographie s’inscrivait probablement dans une vaste campagne de publicité sur les trains hospitaliers. Maurice faisait partie d’un groupe de quatre porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique (CP) choisis pour travailler dans les voitures hospitalières parce qu’ils étaient d’anciens combattants blessés en service. À la fin d’août 1944, les journaux ont publié la photo ci-dessus et les histoires du service militaire et du travail de porteur de ces quatre hommes (Maurice, Randolph Winslow, Sam Morgan et James E. Thompson).

À partir de la date et de la légende originale, nous pouvons aussi faire des recherches dans les documents conservés à Bibliothèque et Archives Canada (BAC). Aucun train hospitalier ne s’appelait Lady Nelson, mais un des navires hospitaliers du Canada pendant la Deuxième Guerre mondiale portait ce nom.

Cet ancien navire de ligne civil est coulé par un sous-marin allemand en 1942, dans le port de Castries, sur l’île Sainte-Lucie. Après avoir été renfloué, le Lady Nelson est transformé en navire hospitalier pour transporter le personnel militaire blessé ou malade. Plus tard, il transporte d’autres militaires et leurs personnes à charge. Ses voyages le mènent notamment de ports du Royaume-Uni à Halifax, en Nouvelle-Écosse. Là, des trains hospitaliers utilisant le matériel des Chemins de fer nationaux du Canada et du Canadien Pacifique transportent les patients partout au pays. La photo est donc celle d’un patient qui se trouve dans un train hospitalier véhiculant les blessés débarqués du Lady Nelson.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la Direction des mouvements était responsable d’une bonne partie de ces opérations. Ses documents sont conservés dans le fonds du ministère de la Défense nationale [R112-386-6-F, RG24-C-24]. Cette volumineuse collection nous renseigne sur les déplacements de centaines de milliers de militaires à destination et en provenance du Canada, ainsi que sur le transport de marchandises et de matériel militaire. Elle comprend aussi de nombreux documents sur le voyage vers le Canada des personnes à charge des militaires, comme les veuves de guerre et leurs enfants, durant et après le conflit. Ces ressources ont été microfilmées vers 1950 et sont aujourd’hui numérisées. On peut les consulter sur le site Canadiana du Réseau canadien de documentation pour la recherche.

Avis : Ces documents n’existent qu’en anglais et peuvent comprendre des renseignements médicaux que certaines personnes pourraient juger perturbants, offensants ou néfastes. Les termes historiques pour désigner des diagnostics en sont des exemples. Les documents contiennent parfois d’autres termes et contenus à caractère historique qui pourraient être considérés comme offensants ou qui pourraient causer un préjudice, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Les éléments qui composent les collections, leurs contenus et leurs descriptions sont le reflet des époques au cours desquelles ils ont été créés et des points de vue de leurs créateurs.

Parmi les documents se trouvent des dossiers sur les voyages des navires hospitaliers, sur le personnel ramené au pays, ainsi que sur la planification et le fonctionnement des trains hospitaliers et d’autres moyens de transport qui ont amené les patients à divers endroits au Canada et à Terre-Neuve. Certains voyages vont même plus loin, par exemple, pour rapatrier des Américains qui ont servi dans l’Armée canadienne ou des membres d’armées alliées qui doivent traverser l’Amérique du Nord pour retrouver leur pays.

Selon les notes de catalogage, la photo a été prise le 20 août 1944. Il pourrait donc y avoir un lien avec l’arrivée du Lady Nelson quelques jours plus tôt. Une recherche dans le catalogue de BAC mène à un dossier de la Direction des mouvements [RG24-C-24-a, numéro de bobine de microfilm : C-5714, numéro de dossier : HQS 63-303-713] qui décrit l’événement survenu le 18 août, bien que le navire ait peut-être amarré juste avant minuit le 17. La photo donne donc une idée du contenu des documents sur ce voyage particulier. Elle nous amène également à réfléchir à l’utilité potentielle et aux limites de ces sources, surtout en ce qui concerne les expériences des porteurs de voitures-lits à bord des trains hospitaliers.

Un navire hospitalier à une seule cheminée dont la coque et la superstructure sont blanches. Les bâtiments gris du port apparaissent à l’arrière-plan. Une bande verte horizontale interrompue par trois croix rouges orne la coque. Le numéro 46 est peint dans des rectangles noirs sous la bande verte.

Le navire hospitalier canadien Lady Nelson à Halifax, Nouvelle-Écosse. (e010778743)

Les centaines de pages conservées dans ce dossier (des messages, des lettres, des notes de service et des listes de militaires rapatriés) décrivent l’ensemble des événements. À son départ de Liverpool, peu avant minuit le 8 août 1944, le Lady Nelson transporte 507 militaires vers Halifax pour des raisons médicales. Presque tous sont membres des forces canadiennes, et 90 % font partie de l’armée de terre. Se trouvent également à bord deux Terre-Neuviens qui ont servi dans la Royal Navy britannique ainsi qu’un officier de la force aérienne royale néo-zélandaise qui amorce son long voyage de retour via le Canada. Deux patients décédés pendant le voyage reçoivent une sépulture en mer : le soldat George Alfred Maguire, le 11 août, et le capitaine Theodore Albert Miller, le 15. Le catalogue de BAC permet de consulter leurs dossiers de service numérisés, qui fournissent des détails sur leur dernier voyage ici-bas.

Des histoires plus générales ressortent aussi du dossier sur ce voyage, dont la façon dont les militaires blessés et malades sont rapatriés jusqu’au Canada. À la mi-août 1944, le Lady Nelson peut accueillir environ 500 passagers. Le mois suivant, un deuxième navire hospitalier pouvant transporter autour de 750 patients, le Letitia, entre en service. À partir de ce moment, plus de 1 000 blessés ou malades peuvent traverser l’Atlantique Nord chaque mois pour revenir au Canada.

L’augmentation de la capacité témoigne également de l’intensité croissante des combats outre-mer à partir du débarquement du jour J, le 6 juin 1944, et de la campagne de Normandie. Les pertes subies sur ce théâtre de guerre s’ajoutent au coût de la campagne terrestre en Italie, de la guerre navale et des conflits aériens. À la mi-août, une note de service parle d’un « arriéré » de pertes au Royaume-Uni en attente d’un rapatriement au Canada. Les documents montrent aussi qu’il n’y a pas seulement des militaires blessés au combat, que ce soit physiquement ou psychologiquement : d’autres patients retournent au Canada en raison de blessures et de maladies découlant de causes variées.

Lorsqu’elle organise le transport hospitalier, la Direction des mouvements s’intéresse principalement au personnel qui retourne au pays. Elle doit entre autres connaître leurs besoins médicaux pendant le voyage et leur destination. On retrouve par conséquent des détails sur les individus transportés vers divers lieux au Canada, comme l’état de santé, les soins requis et le plus proche parent.

La plupart des documents donnent des détails sur les services nécessaires à l’organisation des voyages, mais ils mentionnent rarement les personnes qui participent à ce travail. L’équipage des trains hospitaliers et les employés des compagnies de chemin de fer, dont les porteurs, ne sont pas mentionnés individuellement. Chaque voiture hospitalière comprend du personnel médical, mais aussi un porteur. Des porteurs sont également affectés dans les autres voitures de passagers et voitures-lits du train.

Pourtant, leurs expériences ne sont pas décrites. Les dossiers les mentionnent brièvement, sans donner leur nom, pour demander qu’ils soient présents dans les trains hospitaliers. Il y a aussi des références indirectes à l’équipage du train. La présence des porteurs fait partie des services exigés de la part des compagnies de chemin de fer. Les militaires parlent d’eux comme du reste du personnel à bord des trains.

Dans les quelque 400 pages de documents sur ce voyage du Lady Nelson et du train hospitalier au Canada, il n’y a qu’une mention explicite des porteurs. Dans une lettre adressée au Canadien Pacifique au début d’août 1944, la Direction des mouvements prévient que le Lady Nelson devrait arriver aux alentours du 16 août. En plus de mentionner que des voitures hospitalières seraient nécessaires pour les patients, la lettre demande que des porteurs soient présents. Quatre voitures hospitalières du Canadien Pacifique, exigeant chacune un porteur, sont mentionnées. Comme la compagnie a choisi des porteurs qui avaient été blessés pendant leur service militaire, on déduit qu’il s’agit de Jean-Napoléon Maurice et de ses trois collègues.

Lettre dactylographiée.

Lettre de la Direction des mouvements au Canadien Pacifique mentionnant explicitement les porteurs. C’est le seul document à le faire dans le dossier de la Direction des mouvements concernant l’arrivée du Lady Nelson à la mi-août 1944. (MIKAN 5210694, oocihm.lac_reel_c5714.1878)

Voici une traduction de la lettre ci-dessus :

M.C. 303-713

7 août 1944

Monsieur A. L. Sauvé,
Agent général,
Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique,
OTTAWA (ONT.)

Arrivée du navire W-713 :
Voitures hospitalières du Canadien Pacifique no 96-97-98-99

Le navire susmentionné devrait arriver à Halifax (Nouvelle-Écosse) autour du 16 août 1944 avec à son bord des invalides de l’Armée canadienne. Pour les héberger pendant leur déplacement du port vers des destinations dans l’ensemble du Canada, toutes les voitures hospitalières seront nécessaires, dont les voitures du Canadien Pacifique no 96, 97, 98 et 99.

2. Pourriez-vous prendre les dispositions nécessaires pour que des porteurs du Canadien Pacifique soient disponibles à Halifax en prévision de ce déplacement? Ils devraient arriver au plus tard le matin du 16 août.

[Signature]
Directeur des mouvements

La Direction des mouvements est plus loquace au sujet de Clarence Towne. Membre des North Nova Scotia Highlanders, il a été blessé au coude et au bras gauche par une mitrailleuse allemande. Il occupe un lit dans la voiture hospitalière 98 pour aller retrouver son épouse Jane à St. Catharines (Ontario).

Towne a peut-être été choisi comme exemple de patient parce que ses blessures ne l’ont pas défiguré et ne risquent pas de traumatiser le front intérieur. On ne peut en dire autant d’autres blessés. Le plâtre sur le bras gauche de Towne révèle doucement et indirectement la nature de ses blessures. Contrairement à d’autres patients à bord du train, ce militaire a subi des blessures physiques au combat et ne souffre pas de troubles psychologiques ou de blessures causées par un accident ou une maladie. C’est un autre facteur qui a pu jouer un rôle dans le choix de la photo.

En plus d’être le premier fil qui permet de dérouler l’histoire de certaines personnes à l’aide d’une pluralité de sources, cette photo fait connaître le grand dossier des porteurs et des services essentiels qu’ils ont rendus dans les trains hospitaliers pendant et juste après la Deuxième Guerre mondiale. Elle remplissait sans doute d’autres rôles au moment où elle a été prise. Jean-Napoléon Maurice est peut-être photographié en train d’allumer la cigarette de Clarence Towne pour confirmer les idées de la population sur les porteurs de chemin de fer noirs, la nature de leur travail et leur statut racial et social, le tout se manifestant par leur rôle au service des voyageurs.

La photo rappelle aussi l’omniprésence du tabac dans les années 1940. Dans les voitures hospitalières, les lits de chaque patient sont munis d’un cendrier, ce qui paraît inimaginable de nos jours. L’interaction personnelle que représente l’allumage d’une cigarette avait probablement pour but de montrer l’attention portée aux militaires blessés. C’était l’occasion pour l’armée et le gouvernement du Canada de montrer qu’ils se préoccupaient du sort des militaires rapatriés, ce qui n’était pas à dédaigner à une époque où les trains hospitaliers et leurs passagers ne rappelaient que trop, sur le front intérieur, les coûts humains croissants de la Deuxième Guerre mondiale.

Autres ressources


Jeff Noakes est un historien spécialiste de la Deuxième Guerre mondiale au Musée canadien de la guerre.

Perspectives des porteurs noirs : sur les traces de Thomas Nash, porteur de voitures-lits pour les Chemins de fer nationaux du Canada

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Par Andrew Elliott

Dans le premier article de la série Perspectives des porteurs noirs, Rebecca Murray mettait en lumière une photographie datant de la guerre sur laquelle figurait le nom du porteur Jim Jones, originaire de Calgary. Soulignons que, dans le fonds du Canadien National (CN), que je consulte dans le cadre de mon travail, il est plutôt rare de trouver le nom d’un porteur. Cette collection (RG30/R231), l’une des plus importantes acquisitions privées de Bibliothèque et Archives Canada (BAC), devrait en principe regorger de documents relatifs aux porteurs, compte tenu du rôle essentiel qu’ils occupaient dans le service ferroviaire. Malheureusement, jusqu’à tout récemment, c’était loin d’être le cas. Une recherche simple avec le mot-clé « porteur » produisait généralement peu de résultats, voire aucun. Je m’efforce maintenant de remédier à cette lacune.

Ces derniers mois, j’ai minutieusement procédé à l’examen des documents accumulés concernant la division des services aux voyageurs du CN (en anglais). Je suis tombé sur un ensemble de dossiers datant de la fin des années 1960 et portant sur le personnel des services des voitures-lits, des voitures-restaurants et des voitures de passagers (en anglais) du CN. Ces archives couvrent un éventail de sujets, incluant les accidents, les demandes d’assurance, les vols de biens de l’entreprise et les départs à la retraite. Elles offrent aussi un aperçu précieux des conditions de travail des cuisiniers, des serveurs, des garçons de service et des porteurs. Parmi ces documents, un dossier personnel particulièrement intéressant a retenu mon attention : celui de Thomas Nash. M. Nash était un porteur noir dont la carrière exceptionnelle s’est étendue sur 42 ans, depuis son entrée en fonction le 23 juin 1927 jusqu’à sa retraite en août 1969. Son dossier, d’une richesse remarquable, met non seulement en lumière le parcours singulier de M. Nash, mais contribue également à mieux comprendre le quotidien des porteurs noirs à cette époque.

Qui était Thomas Nash?

Le dossier détaillé de M. Nash nous permet de reconstituer progressivement sa biographie. Élevé par ses parents adoptifs à Antigonish, en Nouvelle-Écosse, il s’installe plus tard à Montréal, où il travaille comme porteur pour le CN. Le processus ayant mené à la collecte de cette information s’avère aussi particulièrement intéressant.

À la fin des années 1940, le bureau des dossiers du personnel du CN entame des démarches pour déterminer la date de naissance de M. Nash, une information essentielle pour établir son admissibilité à la retraite. À l’instar de nombreux dossiers de citoyens noirs au Canada et aux États-Unis, ceux de M. Nash présentent des lacunes administratives, une situation d’autant plus complexe en raison de son adoption. Il indique donc plusieurs années de naissance possibles, notamment 1899, 1900, 1902, 1904, 1905 et 1907, ce qui complique davantage le processus.

Page indiquant les dates de naissance possibles d’un porteur du CN.

Document du bureau des dossiers du personnel du CN fournissant diverses dates de naissance possibles pour Thomas Nash, daté du 10 juin 1952. (MIKAN 6480775)

M. Nash n’étant pas en mesure de fournir des renseignements précis au sujet de sa naissance, le bureau des dossiers du personnel du CN entreprend ses propres recherches. En 1952, le bureau sollicite l’aide du directeur de l’école St. Ninian d’Antigonish, en Nouvelle-Écosse, où M. Nash aurait étudié durant sa jeunesse. Ces démarches demeurent cependant infructueuses. L’année suivante, le bureau des dossiers du personnel du CN communique avec le Bureau fédéral de la statistique, qui confirme enfin que M. Nash est né le 26 août 1904. Le recensement de 1911 révèle également que M. Nash vivait avec ses parents adoptifs à Antigonish, un détail qui figure par ailleurs dans son dossier personnel. Fait intéressant : le nom de famille de M. Nash semble avoir changé au fil du temps (bien que son dossier personnel n’aborde pas explicitement la question). Durant son enfance, il portait le nom de famille « Ash », qui est ensuite devenu « Nash » dans les environs de son déménagement à Montréal, avant qu’il ne commence à travailler pour le CN. S’agit-il d’une erreur d’enregistrement? Le fait de fournir l’année exacte de sa naissance a permis à M. Nash d’être admissible au régime de pension du CN, qui est entré en vigueur le 1er janvier 1935.

Après en avoir appris un peu plus sur l’enfance de M. Nash, nous découvrons certains détails sur sa vie après son déménagement à Montréal. Il s’intègre à la communauté noire de la ville, une communauté tissée serrée, et s’installe dans ce qui est alors connu comme le quartier Saint-Antoine. Cela n’a rien de bien étonnant, compte tenu de la ségrégation raciale dans le domaine du logement à l’époque et de la proximité de la gare.

Bien que le dossier personnel de M. Nash ne contienne pas beaucoup d’informations sur ses premières années à Montréal, nous savons qu’il résidait au 729, rue des Seigneurs dans les années 1950 et au début des années 1960. Une lettre qu’il adresse au bureau des dossiers du personnel du CN en 1968 révèle qu’il s’est marié et qu’il a ensuite habité avec son épouse au 2458, rue Coursol, à quelques minutes à peine de son ancienne résidence.

Dans le quartier Saint-Antoine, presque tous les ménages avaient un lien avec la profession de porteur, un métier hautement respecté au sein de la communauté. L’estime qu’on leur vouait se manifestait notamment par une tradition bien ancrée : lors de la retraite d’un porteur, famille, amis, collègues et employeurs se réunissaient à la gare pour l’accueillir au retour de son dernier parcours. Le Black Worker, le bulletin syndical de la Fraternité des porteurs de wagons-lits, évoque fréquemment ces moments privilégiés. On peut donc présumer que M. Nash aurait lui aussi reçu une reconnaissance similaire au moment de prendre sa retraite en 1969.

Lettre des Ressources humaines du CN fournissant des détails sur le départ à la retraite d’un porteur du CN en août 1969.

Lettre annonçant le départ à la retraite de Thomas Nash en août 1969. (MIKAN 6480775)

Les droits et les conditions de travail des porteurs

La carrière de M. Nash a débuté en 1927, une année charnière pour le CN et son personnel. En effet, le CN et son syndicat, la Fraternité canadienne des employés des chemins de fer, mettent en place un système ségrégué qui divise le personnel en deux groupes. Le premier groupe, composé des employés des voitures-restaurants et des chefs de train des voitures-lits, était réservé aux hommes blancs, tandis que le second regroupait les porteurs, majoritairement noirs. Ces conventions collectives distinctes ont pour effet de limiter les possibilités liées à l’ancienneté et aux promotions au sein de chaque groupe, et confinent les travailleurs noirs au travail de porteur, les empêchant essentiellement de progresser dans les échelons du CN.

M. Nash aurait rapidement compris que ses possibilités d’avancement étaient inexistantes. Steven High nous aide à remettre l’expérience de M. Nash en contexte, en notant que les porteurs des années 1920 et 1930 travaillaient de très longues heures et empochaient un salaire mensuel fixe, quel que soit le nombre réel d’heures travaillées. En transit, les porteurs n’avaient droit qu’à trois heures de sommeil par jour. Il va sans dire que leurs conditions de travail étaient éprouvantes et abusives. Il est regrettable que les premières années de carrière de M. Nash, y compris ses contributions durant la Deuxième Guerre mondiale, ne soient pas documentées dans son dossier personnel. Cette omission est d’autant plus troublante compte tenu de l’importance de son travail.

Même si les archives en font peu état, les porteurs noirs se sont battus pour améliorer leurs conditions de travail. En 1945, la Fraternité des porteurs de wagons-lits et le Chemin de fer du Canadien Pacifique négocient avec succès une nouvelle convention collective qui prévoit de meilleurs salaires, des congés payés et une réduction des heures de travail. Ces gains syndicaux ne s’étendent toutefois pas aux employés du CN, qui restent liés par la convention plus restrictive de la Fraternité canadienne des employés des chemins de fer. L’extrait de la convention ci-dessous, datée de 1948, montre que les porteurs restent parmi les employés les moins bien payés, juste derrière les employés de cuisine, avec des salaires mensuels variant entre 174 $ et 209 $. De surcroît, contrairement à d’autres professions mentionnées, les porteurs ne voyaient aucune augmentation salariale après deux ou trois années d’expérience. En réalité, les conditions de travail de ces hommes restèrent pratiquement inchangées jusqu’en 1964, année où la Fraternité canadienne des cheminots, employés des transports et autres ouvriers voit le jour. Celle-ci met fin aux barrières raciales dans le domaine et crée une liste d’ancienneté commune.

(Pour plus de détails sur la longue lutte pour les droits des porteurs, écoutez le 4e épisode de « Confidences de porteurs » : La longue lutte pour les droits des porteurs.)

Page de couverture de la convention collective de la Fraternité canadienne des employés des chemins de fer, ainsi que les renseignements concernant les salaires des employés.

Pages de la convention collective de la Fraternité canadienne des employés des chemins de fer, datée de 1948, faisant état des conditions de travail et des taux de rémunération des employés des services de voitures-lits, de voitures-restaurants et de voitures-salons. (MIKAN 1559408)

On pourrait aisément passer outre l’importante contribution des porteurs en faisant un survol rapide du fonds du CN, mais le dossier personnel de Thomas Nash fournit des informations précieuses sur la nature de leur travail. Sa carte d’évaluation de la qualité du travail de l’employé met notamment en évidence les pressions exercées sur les porteurs. Cette carte a été conçue pour documenter et classer la qualité du service offert, ce qui rappelle que M. Nash et ses confrères étaient constamment surveillés, que ce soit par le personnel du CN ou par les passagers. Il est important de souligner que même les infractions mineures pouvaient entraîner l’attribution de points d’inaptitude, familièrement appelés « brownies ». L’accumulation de 60 points d’inaptitude entraînait le licenciement automatique de l’employé, sans possibilité d’appel. Et, ce qui rend le cas de M. Nash d’autant plus remarquable, c’est qu’en 42 ans de carrière, il n’a jamais reçu un seul point d’inaptitude. La carte de commentaires ci-dessous, laissée par un passager en 1958, offre à la fois une anecdote concrète et un témoignage du service exceptionnel de M. Nash : « Excellent porteur, mais parle trop ». Bien que contradictoire en apparence, cette remarque reflète la personnalité attachante de M. Nash et son grand dévouement à l’égard de son métier.

Cartes comportant les notes données à Thomas Nash et des commentaires sur la qualité de son travail.

Recto et verso de la carte d’évaluation de la qualité du travail de Thomas Nash. (MIKAN 6480775)

En 1961, un autre passager a même félicité M. Nash pour son travail :

Lettre dactylographiée d’un passager décrivant l’excellent service que lui a fourni le porteur du CN, Thomas Nash.

Lettre d’un passager félicitant le porteur du CN Thomas Nash pour l’excellence de son service, 1961. (MIKAN 6480775)

Faire connaître le travail des porteurs

Mon équipe reste déterminée à en apprendre davantage sur la vie des porteurs et sur les expériences qu’ils ont vécues sur les voies ferrées. Depuis l’an dernier, nous avons téléversé plus de 21 000 dossiers de service appartenant à des employés qui ont travaillé pour le CN et les sociétés qui l’ont précédé. Ceci comprend les dossiers de 1 066 porteurs dans la sous-sous-série intitulée Employees’ provident fund service record cards. Petit à petit, nous découvrons dans le fonds du CN des documents qui révèlent l’inestimable contribution des porteurs, permettant de mettre en lumière l’importance de leur service. À bien des égards, ceci nous permet de célébrer leur héritage et de redonner vie à leurs histoires. Ces efforts contribuent aussi à une nouvelle compréhension de la profonde influence des porteurs dans l’édification du Canada d’aujourd’hui.


Andrew Elliott est archiviste à la Direction générale des archives de BAC.

Qu’y a-t-il dans un nom : les Carnegie

English version

Par Sali Lafrenie

« Quel voyage! C’était comme si j’avais été propulsé dans un tunnel temporel, des champs de Willowdale à un champ de rêves. Les nombreux fils de ma vie se sont tous réunis pour produire une magnifique tapisserie. » (traduction)

Herb Carnegie, A Fly in a Pail of Milk: The Herb Carnegie Story (OCLC 1090850248)

Herb Carnegie (1919-2012) était un athlète d’exception, qui a cumulé plusieurs titres de champion de golf et a mené une carrière impressionnante au hockey s’étendant sur plus d’une décennie. Au cours de sa carrière de joueur, il a parcouru de nombreuses villes, évoluant aux niveaux amateur et semi-professionnel au sein d’équipes telles que les Observers de Toronto, les Young Rangers de Toronto, les Flyers de Perron, les Buffalo Ankerites de Timmins, les Cataractes de Shawinigan, les Randies de Sherbrooke (également connus sous le nom des Saints), les As de Québec et, à sa dernière saison, les Mercurys d’Owen Sound. Surnommé « Swivel Hips » (« Hanches pivotantes ») en raison de son agilité et de son style de jeu, Herb Carnegie a marqué l’histoire du sport en remportant trois fois de suite le titre du joueur le plus utile (MVP) dans la Ligue senior de hockey du Québec (LSHQ) et en figurant dans le premier trio d’attaquants composé entièrement de joueurs noirs du hockey semi-professionnel depuis la Colored Hockey League.

Photographie en noir et blanc de trois joueurs de hockey noirs alignés, leurs bâtons posés sur la glace.

Photo du célèbre trio composé entièrement de joueurs noirs : Herb Carnegie, Ossie Carnegie et Manny McIntyre (Bibliothèque et Archives Canada/e011897004).

Après sa retraite du hockey, Herb Carnegie devient un homme d’affaires prospère et le premier conseiller financier noir canadien employé par l’Investors Group. Il mène une carrière de 32 ans au sein de cette entreprise, qui crée en 2003 un prix en son honneur : le Herbert H. Carnegie Community Service Award (en anglais). Carnegie était bien plus qu’un modèle de réussite en affaires. Il était un leader communautaire et un brillant entrepreneur. Il a fondé l’une des premières écoles de hockey au Canada, inventé un tableau magnétique et conçu un jeu de société destiné à aider les gens à mieux comprendre le hockey et à accroître leur connaissance de ce sport. Carnegie a aussi fondé la fondation Future Aces (en anglais), ainsi qu’une philosophie éducative portant le même nom, avec sa femme Audrey et leur fille Bernice. On peut constater son influence dans de nombreux domaines : il a été représenté dans des bandes dessinées, intronisé dans plusieurs temples de la renommée, et des prix portent son nom. De plus, de nombreuses écoles ont adopté le credo des Future Aces, et il y a même une école qui porte fièrement son nom.

Deux photographies couleur de documents liés à Herb Carnegie. La première est une feuille encadrée d’un motif bleu complexe, sur laquelle est imprimée une série d’affirmations commençant par « Je ». La seconde est une carte professionnelle verte verticale portant le logo en relief Investors Millionaire, le nom Herbert H. Carnegie imprimé au centre, et les coordonnées de l’entreprise au bas.

Credo des Future Aces et carte Investors Millionaire (Bibliothèque et Archives Canada/e011897005 et e011897007).

Qu’y a-t-il dans un nom?

Je ne suis pas de l’avis de Shakespeare. Du moins, pas dans ce cas précis. Je crois que les noms possèdent une force intrinsèque. Ils portent en eux des histoires, des legs, et peuvent même s’apparenter à des points de repère sur une carte. Le nom Carnegie résonne avec force dans les domaines du sport, de l’entrepreneuriat, des affaires, du travail et des soins infirmiers.

Herb Carnegie, dont l’agilité, le style de jeu distinctif et l’origine ethnique ont attiré l’attention, peut nous apprendre bien plus encore si l’on prend le temps de se poser quelques questions :

  • En quoi l’expérience de Herb Carnegie dans le hockey reflète-t-elle les dynamiques sociales et les défis propres à la société canadienne de l’époque?
  • Si des joueurs noirs pratiquaient le hockey dès 1895, pourquoi la Ligue nationale de hockey (LNH) n’a-t-elle éliminé la barrière raciale qu’en 1958 avec Willie O’Ree?
  • Sur quels fondements repose aujourd’hui l’ascension des joueurs de hockey issus de communautés de couleur?

S’il est vrai que Herb Carnegie est souvent célébré pour ses compétences exceptionnelles au hockey et considéré comme le meilleur joueur noir à n’avoir jamais accédé à la LNH, son impact en dehors de la glace a été tout aussi considérable. Il mérite d’être honoré non seulement pour ses exploits sportifs, mais aussi pour toutes ses contributions et pour toutes les façons dont lui et sa famille ont travaillé pendant des générations pour améliorer leur communauté.

Nous n’avons qu’à nous tourner vers sa sœur, Bernice Isobel Carnegie Redmon, pour découvrir une autre figure pionnière. En effet, elle est devenue en 1945 la première infirmière de santé publique noire au Canada, et a été la première femme noire nommée dans l’Ordre des infirmières de Victoria au Canada (VON). Pour mieux comprendre le contexte des soins infirmiers et de la question raciale au Canada, posons-nous ces quelques questions :

  • Comment Bernice Redmon est-elle devenue la première infirmière de santé publique noire au Canada en 1945?
  • Qu’est-ce qui empêchait les femmes noires d’entrer dans ce domaine avant la Deuxième Guerre mondiale?
  • À quel moment le premier programme canadien de formation en soins infirmiers a-t-il vu le jour?

Une recherche rapide nous apprend que Bernice Redmon a dû se rendre aux États-Unis pour devenir infirmière, car il a été interdit aux femmes noires de suivre cette formation au Canada jusqu’au milieu des années 1940. Et si l’organisme Les infirmières de l’Ordre de Victoria du Canada est fondé en 1897, le premier programme canadien de formation infirmière ne voit le jour qu’en 1919.

Bernice Redmon ne reste toutefois pas seule longtemps (en anglais). Dans les années qui suivent, d’autres pionnières comme Ruth Bailey, Gwen Barton, Colleen Campbell, Marian Overton, Frieda Parker-Steele, Cecile Wright-Lemon, Marisse Scott (en anglais) et Clotilda Douglas-Yakimchuk (en anglais) viennent ajouter leur nom aux rangs des infirmières noires au Canada. Malgré les obstacles, comme des quotas ou des politiques discriminatoires, le visage de la médecine et des soins infirmiers évolue progressivement dans les années 1940 et 1950. Cette année marque le 80ᵉ anniversaire de l’exploit de Bernice Redmon.

Une affiche promotionnelle en noir et blanc montre un chapeau d’infirmière et un sac de matériel médical.

Affiche des Infirmières de l’Ordre de Victoria (Bibliothèque et Archives Canada/e011897008).

En passant à la génération suivante des Carnegie, nous faisons la connaissance de Bernice Yvonne Carnegie, la fille de Herb. Historienne autoproclamée de sa famille et fervente leader dans le monde du hockey, Bernice a cofondé la Future Aces Foundation avec ses parents et lancé l’Initiative Carnegie (en anglais) en 2021. À l’instar de son père, elle œuvre avec dévouement pour soutenir sa communauté et promouvoir une plus grande diversité dans le monde du hockey. Depuis plus de dix ans, elle y contribue au moyen de programmes éducatifs basés sur la philosophie des Future Aces, de bourses et par son travail de conférencière. Elle a également été membre du groupe BIPOC qui a acquis l’équipe de hockey des Six de Toronto (en anglais).

En 2019, Bernice a enrichi les mémoires de son père, A Fly in a Pail of Milk, en y ajoutant ses propres réflexions sur la vie de Herb, les leçons qu’elle en a tirées et la manière dont elle poursuit le travail qu’il a commencé. Il est difficile de s’arrêter à la lecture des mémoires de Herb Carnegie et des ajouts de Bernice. À mon avis, ces mémoires révèlent des liens profonds entre la famille Carnegie et l’histoire du Canada, et cette réflexion m’amène à me poser de nouvelles questions :

  • Quels métiers étaient accessibles aux hommes noirs entre 1900 et 1950?
  • Quel était le salaire moyen dans une entreprise minière? Qu’en était-il pour les joueurs de hockey?
  • Comment peut-on définir l’héritage multigénérationnel de la famille Carnegie?

L’innovation est exaltante, mais il est essentiel de se rappeler que ceux qui ont fait tomber les barrières raciales et la ségrégation dans les institutions et qui ont plaidé pour leur propre inclusion étaient avant tout des êtres humains. Au-delà de leurs réalisations exceptionnelles se trouvaient des obstacles importants, du racisme omniprésent et souvent des traumatismes infligés par les mêmes institutions qu’ils admiraient. Tenter d’évoluer dans des institutions majoritairement blanches n’était jamais chose facile, et le coût personnel était considérable. Être le premier, ou l’un des rares, représentait un défi constant.

Nous ne prenons pas suffisamment le temps de réfléchir à la manière dont l’histoire collective s’entrelace dans nos vies et nos propres récits familiaux. Je ne doute pas qu’il existe d’autres familles au Canada dont le parcours et les racines généalogiques tracent un sillon tout aussi unique dans le paysage national que celui des Carnegie. Des noms comme les Nurse, les Grizzle, les Crowley et les Newby me viennent immédiatement à l’esprit.

Alors, qu’y a-t-il dans un nom? Une tapisserie complexe. Une histoire riche. Une archive précieuse.

Ressources supplémentaires


Sali Lafrenie est archiviste au sein de la Direction générale des archives privées et du patrimoine publié à Bibliothèque et Archives Canada.

Perspectives des porteurs noirs : l’éclairage des documents militaires

English version

Par Rebecca Murray

Bibliothèque et Archives Canada (BAC) possède plus de 30 millions d’images sur divers supports, comme des images numériques, des négatifs et des photographies. Une seule photo d’archives peut en dire long sur la mode, le climat, la technologie, les coutumes et la culture d’une époque! Pourtant, ces thèmes importants sont souvent négligés dans les descriptions archivistiques, la priorité étant accordée aux principaux sujets photographiés.

Chaque fois que je vois une image dans les collections, je constate qu’elle vaut effectivement 1000 mots. Prenons l’exemple de cette photo relativement simple montrant deux personnes sur un fond pratiquement noir. On y trouve néanmoins une foule de détails et de renseignements historiques qui portent à réfléchir. Que nous révèlent les uniformes des deux hommes? Un bâtiment ou un paysage à l’arrière-plan nous aurait-il permis de déterminer où la photo a été prise?

Un porteur de voitures-lits (à gauche) serre la main d’un soldat.

1967-052, pièce Z-6244-4 : Arrivée des membres du Royal Canadian Regiment au fort Lewis : des unités de la Force spéciale de l’Armée canadienne équivalant à une brigade viennent de déménager au fort Lewis (Washington) et commenceront bientôt leur instruction. Parmi les nouveaux arrivants se trouve un des nombreux membres de la Force spéciale venant de Halifax. Ci-dessus, le porteur Jim Jones de Calgary souhaite bonne chance au soldat Harry Adams. (e011871942)

J’ai vu cette image pour la première fois en parcourant l’acquisition 1967-052 du ministère de la Défense nationale à la recherche de femmes militaires, qui sont très peu représentées dans les photos de l’armée (il n’y en a d’ailleurs aucune ici). Les documents visuels, en effet, ne nous renseignent pas seulement sur leur sujet principal : ils peuvent apporter un éclairage sur de nombreux éléments secondaires ou moins connus, comme l’histoire des porteurs de voitures-lits. Malgré mon diplôme en histoire canadienne, c’est dans des livres comme Bluebird, de Genevieve Graham, et Le porteur de nuit, de Suzette Mayr, que j’ai récemment découvert l’existence des porteurs et leurs réalités.

Pour trouver des images de porteurs de voitures-lits à BAC, vous ne commenceriez probablement pas par les fonds du ministère de la Défense nationale, mais par ceux du ministère des Transports (RG12) ou de la Compagnie des chemins de fer nationaux (RG30). Dans le cas qui nous occupe, ni les porteurs ni le chemin de fer (ni même la guerre de Corée) ne sont mentionnés dans la description de la sous-sous-série « préfixe Z – CA ». Ce n’est pas étonnant, car on y trouve environ 7 500 images documentant des événements au fil de plusieurs décennies, dont la Deuxième Guerre mondiale. Moins de 15 % des images de cette sous-sous-série sont décrites au niveau de la pièce (ou photographie) dans la base de données. La plupart sont cependant décrites en détail dans les instruments de recherche (c’est-à-dire des listes de pièces) joints à la description en format numérisé au niveau de la sous-sous-série.

La description complète de l’image Z-6244-4 n’existe que sur l’enveloppe originale; elle doit être commandée et consultée en personne. Elle fait état de la présence du porteur et, à ma grande surprise, donne même son nom : il s’agit de Jim Jones, de Calgary. J’ai rarement vu ce type de renseignements au sujet des images consultées au cours de ma recherche. Je me demande d’ailleurs pourquoi cette photo est beaucoup mieux décrite que les autres. N’ayant pas de liste complète des légendes et des notes des photographes, nous ne pouvons pas tirer de grandes conclusions.

Il ne faut pas hésiter à s’éloigner temporairement de nos intentions de recherche quand on peut jumeler des images à leurs descriptions complètes, surtout si elles comprennent les noms et d’autres renseignements sur les personnes photographiées. Les histoires méconnues que cachent ces photos méritent bien plus qu’une courte description de base.

Ce processus s’appelle la description réparatrice. Il consiste à rectifier les pratiques et à corriger les données qui ont pour effet d’exclure, de réduire au silence ou de mal décrire des personnes ou des récits dans les archives. Il peut être mené à grande échelle ou sur une seule photographie à la fois et se poursuivra indéfiniment. Quand j’ai découvert des images de porteurs et d’autres employés noirs des chemins de fer de l’époque de la Deuxième Guerre mondiale, j’ai transmis mes notes à mes collègues du balado de Bibliothèque et Archives Canada Voix dévoilées : Confidences de porteurs. Nous avons ensuite pu compter sur la collaboration d’autres collègues s’intéressant à cette période, à la présence de porteurs sur des photos du ministère de la Défense nationale et à la façon dont ils sont représentés dans la collection.

Ne manquez pas la suite de cette série de blogues!


Rebecca Murray est conseillère en programmes littéraires au sein de la Direction générale de la diffusion et de l’engagement à Bibliothèque et Archives Canada.

Confidences de porteurs

Par Stacey Zembrzycki

Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique que certains pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde – terminologie historique.

Stanley Grizzle est né à Toronto en 1918, de parents jamaïcains ayant immigré séparément en 1911. Sa mère était une domestique tandis que son père travaillait comme chef à la Compagnie du Grand Tronc de chemin de fer (Grizzle, My Name’s Not George, p. 31). L’aîné d’une fratrie de sept enfants, Grizzle devient porteur au Chemin de fer Canadien Pacifique à 22 ans, contraint de quitter l’école pour aider ses parents à faire face à leurs obligations financières. Comme il le mentionne dans ses mémoires intitulées My Name’s Not George: The Story of the Brotherhood of Sleeping Car Porters in Canada (p. 37) : « En raison de leur emploi stable, les porteurs étaient respectés et même parfois admirés au sein de la communauté. Ils formaient en quelque sorte l’aristocratie des communautés noires au Canada. Ils étaient les célibataires les plus recherchés, et les parents encourageaient souvent leurs filles à marier un porteur. » [Traduction]

Un homme en uniforme devant un train. Sous l’image principale se trouve une photo d’un groupe d’hommes en uniforme, debout en rangée.

Page couverture du livre My Name’s Not George: The Story of the Brotherhood of Sleeping Car Porters in Canada: Personal Reminiscences of Stanley G. Grizzle (OCLC 1036052571). Image courtoisie de l’auteure, Stacey Zembrzycki.

Au début de sa vie, Grizzle suit cette trajectoire typique. Il faut dire que le métier de porteur est une des rares avenues ouvertes aux hommes noirs au milieu du 20e siècle. La Deuxième Guerre mondiale vient toutefois bouleverser les choses. Conscrit dans l’Armée canadienne en 1942 (une mesure à laquelle il s’est vigoureusement opposé toute sa vie), Grizzle passe beaucoup de temps loin de la famille qu’il vient de fonder. Son premier enfant, Patricia, naît le jour de son départ pour l’Europe. La petite fille verra son père pour la première fois lorsqu’il reviendra au pays, soit seulement trois ans plus tard. (Grizzle, My Name’s Not George, p. 57)

Grizzle est confronté à la pauvreté pendant son enfance et au racisme en tant que porteur et soldat. Ces expériences influenceront son cheminement professionnel : syndicaliste actif à la section torontoise de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs, il devient ensuite le premier Canadien noir engagé comme commis à la Commission des relations de travail de l’Ontario, puis le premier Canadien noir nommé juge à la Cour de la citoyenneté canadienne. Elles orienteront certainement aussi les entrevues qu’il réalisera en 1986 et 1987, lesquelles sont maintenant conservées à Bibliothèque et Archives Canada (BAC).

Comme je l’expliquais dans un blogue précédent, ces 53 conversations amicales sont des « histoires de porteurs » (porter talk), pour reprendre les mots de Melvin Crump et de bien d’autres. Lors d’une rencontre dans le salon de Crump à Calgary, le 1er novembre 1987, les deux hommes passent l’après-midi à discuter de la situation complexe des porteurs. En plus d’analyser le sens de ce travail pour eux en tant qu’hommes noirs, ils expliquent comment leur métier a façonné leur identité et l’ensemble de la communauté noire qui les appuyait.

Crump provient d’un milieu très différent de celui de Grizzle. Il est né à Edmonton en 1916. Avant d’immigrer en 1911, ses parents étaient des homesteaders à Clearview, en Oklahoma. Les deux hommes ont vécu l’intense racisme auquel étaient confrontés les Noirs au Canada, qui les a tous deux menés à une carrière au Canadien Pacifique. Tout comme Grizzle, Crump préfère un emploi permanent dans cette compagnie à l’instabilité et aux salaires de misère offerts dans les abattoirs et les fermes de la région. Voyant là la seule manière d’améliorer son sort, il ment au sujet de son âge afin de pouvoir travailler même s’il lui manque deux ans pour atteindre les 21 ans requis.

À l’instar de Grizzle, Crump travaille 20 ans pour le Canadien Pacifique avant de quitter l’industrie ferroviaire. L’automatisation et la transition des locomotives à vapeur aux locomotives diesel modifient radicalement la taille, la nature et l’apparence de la main-d’œuvre, ainsi que l’expérience des passagers. Fidèles à leurs habitudes, les deux hommes recherchent un avenir plus sûr. Malgré leurs parcours plus ou moins divergents, ils sont fiers d’avoir bien travaillé et continuent d’insister sur l’importance de la syndicalisation, malgré les risques que cela comporte, près de 39 ans après avoir quitté le métier de porteur.

Un homme portant un complet et un chapeau marche sur le trottoir dans une rue bordée de bâtiments et de voitures stationnées.

Melvin Crump sur la 8e Avenue à Calgary (Alberta) vers 1940 (CU1117465).
Photo : Collections numériques de ressources culturelles et de bibliothèques, Université de Calgary.

La conversation se déroule dans une sorte de langage codé; tout y est implicite et naturel. Elle est presque impossible à comprendre pour qui n’a pas connu le racisme institutionnel et les politiques de ségrégation systémique, omniprésents dans la vie de ces hommes tant à proximité qu’à l’écart des chemins de fer (Mathieu, North of the Color Line). Les deux interlocuteurs sont chaleureux et rient de bon cœur. Leurs expériences se rejoignent de manières parfois complexes, mais ils n’ont pas besoin de donner beaucoup de détails pour se comprendre.

Les entrevues avaient pour but d’aider Grizzle à écrire ses mémoires. Celui-ci était bien décidé à documenter et à préserver l’histoire des porteurs au Canada, mais on peut se demander si ces conversations étaient faites pour être écoutées. Et pourtant, près de 40 ans plus tard, nous les écoutons dans le but d’en déchiffrer les codes.

Grizzle invite Crump à décrire son expérience à Calgary : les amitiés formées, entretenues et rompues; les efforts pour y établir une section du syndicat; et le rôle de l’ensemble de la communauté, qui réclame des changements pour aider les porteurs et leurs familles. Ce faisant, il démontre qu’il existe une correspondance entre les expériences des porteurs de tout le pays, qui pratiquent un métier exigeant et souvent dégradant.

On remarque de telles ressemblances dans toutes les entrevues de la collection, mais des divergences apparaissent quand Grizzle demande à Crump, comme il le fait avec tous ses interviewés, de raconter des anecdotes mémorables vécues sur les chemins de fer. On découvre alors comment chaque homme va de l’avant et tente de bâtir sa vie en tant que porteur. Ces aperçus extrêmement utiles nous aident à comprendre qui étaient ces hommes, comment ils percevaient le monde et pourquoi ils toléraient et surmontaient quotidiennement les abus.

Cette compréhension de la personnalité de chaque homme, quoique superficielle, nous renseigne sur leur résilience. On passe naturellement d’anecdotes sur certains passagers inoubliables à des discussions sur les autres hommes noirs qui avaient les mêmes responsabilités à bord des voitures de train. Les enregistrements prennent une valeur très particulière en raison de l’esprit de corps qui unit les porteurs et de ces conversations qui ont commencé à bord des trains et qui se poursuivent dans le cadre des entrevues. Les rires renforcés par le passage du temps, la réflexion et la reconnaissance du travail bien fait donnent lieu à de joyeux échanges qui constituent l’essence même des histoires de porteurs.

Quand Grizzle demande à Crump de lui parler des surnoms que se donnaient les porteurs, ce dernier rit à gorge déployée et déclare :

Les surnoms des porteurs? Oh oui, je sais de quoi tu parles. Entre eux, les porteurs se donnaient des noms que je ne voudrais pas répéter sur un enregistrement. Si je le faisais, les lecteurs et les auditeurs seraient probablement choqués. Je peux te dire que les porteurs avaient un langage bien particulier. Et les conversations qu’ils avaient entre eux… Je n’oserais jamais raconter ça. (Traduction de l’entrevue 417403, partie 2 [22:33])

Et pourtant, presque toutes les entrevues de Grizzle donnent une idée de ce type de conversations entre porteurs. C’est le cas de celle avec Crump : ce dernier dit qu’il n’ose pas parler, mais il finit quand même par le faire. Grâce à ces entrevues, nous entrons dans un monde aujourd’hui disparu, mais qui fait partie intégrante de l’identité canadienne.

Cette allusion au langage des porteurs a inspiré la création d’une série de courts balados sur Découvrez Bibliothèque et Archives Canada. Intitulée Voix dévoilées, cette série plongera dans la riche histoire orale conservée dans les collections de BAC. Confidences de porteurs sera le premier épisode.

Depuis quelques années, les porteurs occupent une place importante dans la culture populaire. Ce sera cependant la première fois que la parole sera donnée à ces hommes et à leurs épouses et leurs enfants. Parler de leurs expériences exceptionnelles n’est pas assez : il faut aussi les écouter raconter leurs propres histoires; distinguer leurs accents; rire et se mettre en colère avec eux; s’interroger sur les défis du métier de porteur et sur la résilience des communautés noires au Canada; s’imprégner de la puissance dans la voix de ces hommes; et comprendre leurs histoires.

Grizzle, Crump et toutes les personnes qui ont généreusement accordé une entrevue nous offrent une véritable visite guidée, dans leurs propres mots. Les entrevues montrent pourquoi nous devons absolument continuer d’écouter les porteurs et de perpétuer leur mémoire, surtout à une époque où nous devons relever les défis causés par le racisme et la discrimination systémiques et institutionnels, tant au Canada qu’à l’étranger. Les structures que ces hommes et leurs familles ont abattues au prix de tant d’efforts conservent leur importance aujourd’hui. Les voix des porteurs rappellent qu’il reste encore du travail à accomplir.

Pour écouter les épisodes de cette série, abonnez-vous gratuitement à Découvrez Bibliothèque et Archives Canada, sur le site de votre fournisseur de balados habituel.

Autres ressources


Stacey Zembrzycki est une historienne primée, spécialiste de l’histoire orale et publique portant sur les expériences des immigrants, des réfugiés et des minorités ethniques. Elle travaille actuellement comme spécialiste en création de balados à la Direction générale de la diffusion et de l’engagement à Bibliothèque et Archives Canada.

La trame sonore du quotidien dans la collection d’entrevues Stanley Grizzle

Par Stacey Zembrzycki

 Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique que certaines personnes pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde – terminologie historique.

Dans les entrevues d’histoire orale, les bruits de fond sont rarement aussi dignes d’intérêt que les discussions. Pour les éliminer, on enregistre souvent les entrevues dans des endroits silencieux. Ainsi, les paroles sont faciles à comprendre. C’est important, car la netteté du son détermine en grande partie l’accueil réservé à ces entrevues par les auditeurs et les concepteurs de projets multimédias. Or, la collection d’entrevues Stanley Grizzle va à l’encontre de cette convention.

Stanley Grizzle a parcouru le pays pour documenter l’expérience des porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique, ainsi que leur combat pour créer un syndicat (la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs). Lors de ses entretiens, il s’est également intéressé à l’importance des auxiliaires féminines à cet égard. Ayant lui-même travaillé au Canadien Pacifique pendant plus de 20 ans, Stanley Grizzle sait de quoi il parle lorsqu’il mène ses entrevues. Il interroge des collègues qu’il a fréquentés quand il était employé de chemin de fer ou dirigeant syndical, et il leur pose exactement les mêmes questions.

Passant de maison en maison, Grizzle arrête son magnétophone chaque fois qu’il le juge bon ou qu’on lui en fait la demande. Il attire très rapidement l’auditeur dans son univers. On ne trouve dans ses entretiens aucune trace des formalités généralement associées aux entrevues. On y entend plutôt des discussions amicales, parfois quelque peu arrosées (avec le tintement des glaçons à l’arrière-plan).

Les vastes connaissances de Grizzle sur le Canadien Pacifique constituent à la fois un atout et un handicap quand vient le temps de raconter l’histoire de la compagnie. En général, Grizzle est immédiatement considéré comme un frère, et il n’a aucun mal à gagner la confiance de personnes qu’il connaît déjà. Par conséquent, de nombreux hommes vont droit au but lorsqu’ils décrivent leur vie de porteur au début du 20e siècle.

En écoutant ces « histoires de porteurs », comme les appelle Melvin Crump, les auditeurs découvrent un monde aujourd’hui disparu. Nous apprenons ce que pensaient ces hommes (et les femmes qui les appuyaient) de leur vie quotidienne et des personnes qu’ils côtoyaient. Les entrevues lèvent aussi le voile sur les différentes manières de concevoir les inégalités sociales et de composer avec elles.

Un porteur dans une voiture de train du Canadien Pacifique.

Albert Budd, porteur de voitures-lits du Chemin de fer Canadien Pacifique des années 1940 aux années 1960 (e011781984)

Malheureusement, faire partie du milieu n’est pas toujours un avantage. Les expériences de Grizzle sont à l’origine de nombreuses occasions manquées, tout comme son objectif de documenter l’histoire des personnes qui ont fondé la Fraternité des porteurs. D’abord, Grizzle a tendance à corriger ses interlocuteurs. Ensuite, rares sont les récits concernant l’émigration, la lutte pour la défense des droits civils aux États-Unis et d’autres grands problèmes affrontés par les porteurs – quand ces récits ne sont pas carrément inexistants.

Mettre en valeur les différentes expériences vécues par les porteurs ne semble pas être une priorité. La prudence teinte les échanges : des réputations sont en jeu, et la compagnie conserve beaucoup de pouvoir malgré la présence du syndicat. En outre, Grizzle interrompt des récits qui mériteraient d’être entendus parce qu’ils ne correspondent pas à ses objectifs. Il n’est pas rare que le magnétophone s’arrête au beau milieu d’une anecdote. Aucune explication n’est donnée; l’auditeur en est réduit à deviner ce qui a été omis, censuré ou oublié.

Malgré ces bémols, le paysage sonore enrichit grandement les récits et nous aide à mieux connaître les personnes interviewées. On peut deviner leur vie à l’étranger et leurs difficultés, en tant qu’ouvriers migrants, à se bâtir une vie meilleure au Canada, malgré des études souvent très poussées. Les accents, parfois très prononcés, trahissent des origines diverses (comme le Grand-Sud des États-Unis ou différentes nations des Caraïbes).

Deux porteurs de voitures-lits du Chemin de fer Canadien Pacifique debout à côté d’un train.

De gauche à droite : Smitty de Montréal et Albert Budd (e011781983)

Les sons en arrière-plan sont aussi révélateurs. On entend des radios ou des télévisions, le chant des oiseaux ou des enfants qui jouent. Le bruit des chaudrons révèle la présence d’une épouse, probablement en train de préparer un repas pour cet invité de marque qu’est Grizzle. Des pas lourds à l’étage et le bruit des toilettes montrent que certains porteurs n’ont jamais réussi à quitter leur modeste logis, même à la retraite.

Parfois, la trame sonore révèle des handicaps. Par exemple, une toux profonde et des problèmes respiratoires, causés par la cigarette, nous renseignent sur les antécédents des porteurs interviewés. Les années passées à bord de voitures de chemin de fer, où les fenêtres ouvertes constituent une voie royale pour de nombreux polluants, ont de lourdes conséquences sur la santé des porteurs. Des hommes expliquent avoir reçu une pension d’invalidité en raison des maux de dos causés par le transport de lourdes charges.

Plus d’une fois, des grincements en arrière-plan nous indiquent que Grizzle et son interlocuteur sont assis sur de vieilles chaises en bois, ou se bercent sur un plancher qui craque au gré des histoires racontées. On peut se demander si c’est le signe d’une certaine précarité financière ou de douleurs physiques incitant les porteurs à demeurer assis.

Porteurs de voitures-lits réunis autour d’une table.

Des porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique. De gauche à droite : Phil Witt et Jack Davis (e011781985)

La beauté des histoires orales, c’est qu’elles nous permettent de replacer des voix dans leur contexte particulier pour mieux comprendre le passé. La collection d’entrevues Stanley Grizzle prouve à quel point comprendre l’histoire est chose complexe. Elle montre aussi tout l’intérêt des sons de la vie quotidienne, heureusement préservés pour les générations à venir.

Autres ressources

  • Oral History Off the Record: Toward an Ethnography of Practice, Anna Sheftel et Stacey Zembrzycki (no OCLC 841187000)

Stacey Zembrzycki est une historienne primée, spécialiste de l’histoire orale et publique portant sur les expériences des immigrants, des réfugiés et des minorités ethniques. Elle effectue actuellement des recherches pour le compte de Bibliothèque et Archives Canada.

Les auxiliaires féminines de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs

Par Stacey Zembrzycki

Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique que certaines personnes pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde – terminologie historique.

Porteur de voitures-lits pendant 20 ans, Stanley Grizzle a aussi été juge de la citoyenneté, politicien, fonctionnaire et syndicaliste. À la fin des années 1980, il parcourt le pays afin de documenter l’expérience des porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique et leur combat pour se syndiquer. Il se penche non seulement sur la création de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs, mais aussi sur le rôle primordial des femmes noires qui ont appuyé le syndicat.

Dix membres de la section torontoise des auxiliaires féminines prennent la pose.

Section torontoise des auxiliaires féminines de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs (e011181016)

Dans ses entrevues, Grizzle documente avant tout la vie exigeante des porteurs. Cela dit, il prend toujours soin de poser des questions sur les mères, les sœurs, les épouses et les filles qui soutiennent en coulisse le mouvement syndical – et qui restent aussi à l’arrière-scène pendant l’enregistrement des entrevues. La collection d’entrevues Stanley Grizzle fait ainsi connaître les points de vue d’hommes et de femmes de diverses générations qui ont rendu possible la syndicalisation des communautés noires au Canada. Elle montre aussi comment la Fraternité et ses auxiliaires féminines ont inspiré d’autres personnes à se mobiliser dans divers domaines, et comment elles ont aidé à former des leaders communautaires.

Au pays, les dirigeants syndicaux s’inspirent d’A. Philip Randolph, un Américain célèbre pour son travail dans la mouvance syndicale, la défense des droits civils et l’organisation de la Fraternité aux États-Unis. Ils réalisent très vite que les femmes sont essentielles à la création et à la durabilité du syndicat. Comme le mentionne Essex Silas Richard « Dick » Bellamy :

« Je n’oublierai jamais les paroles de frère Randolph, quand il est venu à Calgary, et de frère Benny Smith. Ils ont dit qu’aucune organisation ne peut réussir sans les femmes. Je ne l’ai jamais oublié. Vous aurez du mal à trouver des organisations qui n’ont pas l’appui des femmes. Elles ont l’air de motiver les hommes, de leur donner le coup de pouce dont ils ont besoin. » (Traduction de l’entrevue 417401)

Frank Collins est du même avis : « Vous avez besoin de femmes pour avoir un syndicat solide. Sans elles, vous n’allez nulle part. » (Traduction de l’entrevue 417402)

La contribution des femmes se fait sentir d’abord et avant tout dans la vie quotidienne des porteurs. Ceux-ci font souvent de longs voyages pouvant durer jusqu’à un mois. En leur absence, leurs épouses, leurs mères, leurs sœurs et leurs filles jouent des rôles essentiels. Elles communiquent avec les hommes et les femmes des communautés noires pour encourager la création de la Fraternité. Elles recrutent activement les porteurs dans les gares locales, les églises et les organismes communautaires. Et une fois le syndicat mis sur pied, elles collectent les frais d’adhésion et les cotisations.

Velma Coward King est membre des auxiliaires féminines à Montréal. Elle fait partie de ces femmes qui réalisent à quel point la création du syndicat est parsemée d’embûches. Les longs voyages empêchent les hommes d’assister régulièrement aux réunions syndicales. Comme les femmes « sont le pilier de leur foyer, elles doivent absolument s’impliquer ». C’est la seule manière d’aller de l’avant : « Quand il y a un syndicat pour te défendre, les patrons savent qu’ils ne peuvent plus te traiter comme un moins que rien. » (Traduction de l’entrevue 417383)

La collection d’entrevues Stanley Grizzle montre comment le mouvement syndical (et les efforts des femmes à leur base) a rendu possibles les avancées sociales. Les conventions collectives, obtenues grâce à la solidarité communautaire, améliorent les conditions de travail et les salaires. Ces gains permettent aux familles de s’acheter des maisons en banlieue et d’offrir des études universitaires à leurs enfants. Helen Bailey, présidente des auxiliaires féminines à Winnipeg, note un élément encore plus important : « Je pense que ça a rehaussé l’estime de soi des hommes, car ils arrivaient à bien gagner leur vie et celle de leurs familles. » (Traduction de l’entrevue 417400)

Affiche annonçant une soirée dansante pour le 10e anniversaire de la section torontoise de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs et de leurs auxiliaires féminines.

Affiche annonçant une danse pour souligner le 10e anniversaire de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs et de leurs auxiliaires féminines (e011536972)

Les entrevues décrivent aussi les liens qui se créent entre générations grâce aux auxiliaires féminines. Partout au pays, des femmes de tout âge se réunissent pour organiser et financer le syndicat au moyen de salons de thé, d’activités sociales et de bals. Les fonds recueillis remboursent les frais de déplacement, ce qui permet aux dirigeants syndicaux de parcourir le pays pour se faire entendre lors d’assemblées nationales et internationales. Enfin, des bourses d’études sont versées.

Affiche annonçant un congrès spécial de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs à Los Angeles, en Californie.

Affiche annonçant un congrès spécial de la Fraternité internationale des porteurs de wagons-dortoirs à Los Angeles, en Californie (e011536973)

Les auxiliaires féminines ont aussi pour objectif de donner des occasions d’emploi à leurs fils, afin que ceux-ci n’aient pas à devenir porteurs comme leurs pères. Certaines, comme Ivy Lawrence Mayniar, voient de leurs propres yeux le racisme systémique et la discrimination subis chaque jour par les ouvriers noirs au Canada. Constatant ce que son père vivait comme porteur, Mme Mayniar a voulu faire des études supérieures. Elle raconte un souvenir qui l’a marquée lorsqu’elle étudiait à l’Université McGill :

« Je suis allée à la bibliothèque pour étudier un peu. Puis je suis allée à la gare, et là, j’ai cherché la voiture de mon père. La nuit était très froide. Je n’étais vraiment pas bien. Mais je voulais y aller, car je savais que mon père travaillait et qu’il était sur appel. Je suis allée à la gare, et j’ai cherché mon père le long de la voie. Il était là, debout, à l’extérieur. C’était un tout petit homme. Je suis allée le voir. Il était là, debout, la casquette couverte de neige. Ses épaules étaient voûtées, comme ça. Et il ventait très fort sur la voie. C’était terrible. Il restait planté debout, et la neige s’accumulait sur lui. Je suis allée m’asseoir près de l’endroit où les trains partaient. Je me suis assise sur un banc et j’ai pleuré. Je n’oublierai jamais ce moment. » (Traduction de l’entrevue 417387)

Mme Mayniar devient la première femme noire diplômée en droit à l’Université de Toronto. Consciente des limites imposées aux personnes de couleur au Canada, elle part étudier en Angleterre, où elle s’inscrit à un Inn of Court pour préparer son accession au barreau. Elle exerce ensuite le droit à Trinité-et-Tobago. Elle y passe le reste de sa carrière, luttant contre le racisme et la discrimination dont son père a été victime lors de cette rigoureuse soirée d’hiver à la gare de Windsor.

De manière indirecte, les entrevues menées par Stanley Grizzle brossent ainsi l’histoire de l’ascension des familles et des communautés noires au Canada. Et cette ascension n’aurait pas pu avoir lieu sans le syndicat. Ce qui est frappant, quand on écoute toutes ces voix, c’est l’importance de tous les gestes –petits et grands – posés collectivement par les femmes, et la fierté qu’éprouvent ces épouses, ces mères, ces sœurs et ces filles à l’idée d’avoir changé les choses, non seulement pour les porteurs, mais aussi pour leurs enfants et pour elles-mêmes. Quand Stanley Grizzle demande à Evelyn Braxton si les auxiliaires féminines ont réussi à donner aux porteurs l’appui qu’ils espéraient, elle répond avec conviction : « Absolument! Les auxiliaires féminines étaient le pilier des hommes de la Fraternité. » (Traduction de l’entrevue 417386) Ces femmes n’étaient pas seulement le cœur de leur foyer : elles ont aussi été un roc pour leur communauté et les générations suivantes.

Autres ressources

  • My Name’s Not George: The Story of the Brotherhood of Sleeping Car Porters in Canada: Personal Reminiscences of Stanley G. Grizzle, Stanley G. Grizzle, avec la collaboration de John Cooper (noOCLC 883975589)
  • Deindustrializing Montreal: Entangled Histories of Race, Residence, and Class, chapitre 3 : The Black City below the Hill, Steven High (noOCLC 1274199219)
  • North of the Color Line: Migration and Black Resistance in Canada, 1870–1955, Sarah-Jane Mathieu (noOCLC 607975641)

Stacey Zembrzycki est une historienne primée, spécialiste de l’histoire orale et publique portant sur les expériences des immigrants, des réfugiés et des minorités ethniques. Elle mène actuellement des recherches pour le compte de Bibliothèque et Archives Canada.

Donner une voix aux porteurs noirs : la collection d’entrevues Stanley Grizzle

Par Stacey Zembrzycki

Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique que certaines personnes pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde — terminologie historique.

L’histoire du chemin de fer au Canada est souvent racontée sous son meilleur jour : cet immense chantier unit le pays d’un océan à l’autre, et le dernier crampon symbolise la concrétisation de la Confédération. Cependant, cette histoire est aussi celle d’Autochtones expropriés de leurs terres et territoires ancestraux, d’ouvriers chinois exploités et de porteurs noirs de voitures-lits confrontés à la discrimination.

L’exceptionnelle collection d’entrevues Stanley Grizzle réunit les témoignages de 35 hommes et 8 femmes qui ont été porteurs, ou dont un proche a travaillé pour une société ferroviaire. Elle explore les recoins de l’histoire du chemin de fer en présentant un point de vue rarement entendu : celui des ouvriers noirs (Canadiens ou migrants). Le racisme qu’ils ont subi en tant qu’employés du Chemin de fer Canadien Pacifique se trouve au cœur de leur récit.

Les entrevues abordent de nombreux sujets : la Grande Dépression, la Deuxième Guerre mondiale, la lutte pour la création d’un syndicat des porteurs, la création de la section canadienne de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs et de leurs auxiliaires féminines, ainsi que la vie dans les communautés noires au Canada. Ces histoires, souvent pénibles, témoignent de la force et de la résilience des personnes discriminées en raison de la couleur de leur peau.

Portrait en buste d’un homme noir âgé, vêtu d’une toge noire de juge, d’une chemise blanche et d’une écharpe bourgogne. L’homme regarde l’objectif; ses cheveux courts et sa moustache sont gris.

Portrait du juge de la citoyenneté Stanley Grizzle par William J. Stapleton (c151473k)

En 1986 et 1987, Stanley Grizzle se rend dans les principaux points de jonction du Canadien Pacifique : Montréal, Toronto, Winnipeg, Calgary et Vancouver. Il y documente les expériences de personnes nées entre 1900 et 1920 et qui ont connu, pour la plupart, de longues et tumultueuses carrières en tant que porteurs.

Grizzle fut lui-même porteur pendant 20 ans. Il s’est aussi impliqué dans le mouvement syndical et a œuvré en politique avant de devenir fonctionnaire et juge de la citoyenneté. Les récits qu’il a recueillis ont servi de base à la rédaction de ses mémoires, parus en 1998 et intitulés My Name’s Not George: The Story of the Brotherhood of Sleeping Car Porters in Canada, Personal Reminiscences of Stanley G. Grizzle [Ne m’appelez pas George : L’histoire de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs au Canada – Mémoires de Stanley G. Grizzle].

Les porteurs ne choisissaient pas leur profession; c’était tout simplement l’un des seuls emplois offerts aux hommes noirs dans les années 1950 et 1960. Comme l’explique le Torontois Leonard Oscar Johnston (entrevue 417394) :

« Je faisais des demandes d’emploi, mais on me refusait à cause de ma couleur. En fait, on me traitait de n****. Je me souviens qu’un jour, je marchais sur la rue King, entre les rues Jane et Bloor, à la recherche d’un emploi de machiniste. J’avais déjà quelques années d’expérience dans le métier, mais on m’a dit d’aller cirer des chaussures. Eh oui! C’était il y a 50 ou 60 ans. Alors je me suis dit : “OK, je vais aller cirer des chaussures.” Et je suis allé au Chemin de fer Canadien Pacifique. »

Pour d’autres, devenir porteur permet d’échapper à la violence raciale dans les États du Sud, ou de quitter les Caraïbes à la recherche d’une meilleure qualité de vie. À l’époque, de nombreux migrants ne parviennent pas à trouver un emploi au Canada malgré leur diplôme universitaire ou leur spécialisation professionnelle. En désespoir de cause, ils répondent aux campagnes de recrutement lancées par le Chemin de fer Canadien Pacifique et deviennent porteurs. Certains occupent ce poste une dizaine d’années avant de se lancer dans d’autres secteurs quand l’occasion se présente. D’autres y restent plus longtemps, parfois une quarantaine d’années afin d’obtenir leur pension.

Une foule débarque d’un train et reçoit de l’aide d’employés et de porteurs pour les bagages.

Des porteurs aident les passagers à descendre d’un train (a058321)

Les porteurs accueillent les passagers et répondent à leurs moindres besoins. Avant la création de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs, qui ratifie sa première convention collective avec le Canadien Pacifique en 1945, ils passent régulièrement de trois à quatre semaines consécutives en voyage. Loin de leur famille et de leur communauté, ils travaillent 21 heures par jour. Ils sont autorisés à dormir trois heures par nuit dans les fauteuils en cuir situés dans les voitures-fumoirs, juste à côté des toilettes. Pour obtenir ce moment de répit, ils doivent d’abord terminer toutes leurs tâches : laver les toilettes, cirer les chaussures, faire les lits, compter les draps et répondre aux demandes des passagers.

Le Canadien Pacifique ne relâche pas sa surveillance pendant les escales. Les porteurs sont tenus de se rendre à la gare tous les jours pour rendre compte de leurs activités et déplacements. Tout ce labeur leur rapporte 75 $ par mois. Comme les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées, les pourboires sont essentiels à leur subsistance.

Or, bon nombre des porteurs ont déjà travaillé pour un syndicat ou en ont entendu parler. Y voyant le seul moyen d’améliorer leur sort, ils se rallient à A. Philip Randolph, un Américain célèbre pour son travail dans la mouvance syndicale, la défense des droits de la personne et l’organisation de la Fraternité des porteurs de wagons-lits aux États-Unis.

La première convention collective des porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique débouche sur plusieurs gains : augmentations salariales, rémunération des heures supplémentaires, couchettes personnelles et repas décents. Ces avancées améliorent considérablement l’existence des porteurs, mais aussi celle de leurs familles, se traduisant par l’achat de maisons, le déménagement dans les banlieues et l’accès à une meilleure éducation.

La collection d’entrevues Stanley Grizzle met en lumière la difficulté d’organiser des syndicats locaux dans l’ensemble du pays. Elle parle également des personnes qui ont joué un rôle essentiel dans cette réussite, notamment des auxiliaires féminines.

Bien que parfois lourds à entendre, ces récits sont aussi fascinants, car ils nous plongent dans la vie des porteurs, comme le mentionne Melvin Crump (entrevue 417403). Grâce à eux, nous pouvons comprendre ce que vivaient les porteurs. Ces hommes, faisant fi du racisme et de la discrimination systémique, transforment leur quotidien en occasions d’apprentissage. Il devient ainsi possible d’avoir du plaisir et de regagner un certain pouvoir. George Forray en est un bon exemple :

« C’était un enseignement que je n’aurais pu recevoir dans aucune université. C’était l’école de la vie, sous toutes ses facettes. Je n’aurais jamais pu acheter, mériter ou étudier tout ça. Il fallait que je le vive. » (Entrevue 417383)

La collection d’entrevues Stanley Grizzle préserve de véritables histoires de survie. Elle montre le point de vue des porteurs sur les voyageurs, sur eux-mêmes et sur un monde où tout était fait pour les rabaisser.

Autres ressources

  • My Name’s Not George: The Story of the Brotherhood of Sleeping Car Porters in Canada, Personal Reminiscences of Stanley G. Grizzle, Stanley G. Grizzle avec la collaboration de John Cooper (no OCLC 1036052571)
  • « Chapter 3 : The Black City below the Hill », dans Deindustrializing Montreal: Entangled Histories of Race, Residence, and Class, Steven High, p. 92-128 (nOCLC 1274199219)
  • Unsettling the Great White North: Black Canadian History, Michelle A. Johnson et Funké Aladejebi, directrices de publication (no OCLC 1242464894)
  • North of the Color Line: Migration and Black Resistance in Canada, 1870–1955, Sarah-Jane Mathieu (no OCLC 607975641)
  • The Sleeping Car Porter, Suzette Mayr (no OCLC 1302576764)

Stacey Zembrzycki est une historienne primée, spécialiste de l’histoire orale et publique portant sur les expériences des immigrants, des réfugiés et des minorités ethniques. Elle effectue actuellement des recherches pour le compte de Bibliothèque et Archives Canada.

Mary Ann Shadd Cary : vedette de la journée Douglass et de notre défi Co-Lab

English version

Né dans l’esclavage vers 1818, Frederick Douglass devient une figure de proue du mouvement abolitionniste aux États-Unis. En plus d’être un auteur prolifique, c’est un brillant orateur, capable de captiver son auditoire. Tant dans son pays d’origine qu’en Grande-Bretagne, il stimule la pensée antiesclavagiste. Beaucoup le considèrent comme le plus influent défenseur des droits de la personne du 19e siècle.

Comme de nombreux esclaves, Douglass ne connaît pas sa date de naissance. Il décide donc de célébrer son anniversaire le 14 février. En son honneur, cette date deviendra la journée Douglass. Chaque année, pour l’occasion, on met en vedette des ressources sur l’histoire des Noirs, et on tourne souvent les projecteurs vers les archives de femmes noires ayant marqué l’histoire. En 2023, les archives de Mary Ann Shadd Cary sont à l’honneur.

Enseignante, journaliste, avocate et activiste, Mary Ann Shadd Cary a travaillé au sud et au nord de la frontière. Elle est entrée dans l’histoire en tant que première femme noire à créer et publier un journal.

Une femme noire regarde l’objectif.

Mary Ann Shadd Cary. (c029977)

Mary Ann Shadd Cary est née libre dans l’État esclavagiste du Delaware, en 1823. Ses parents, Abraham et Harriet Parnell Shadd, prônent l’abolition. Leur domicile sert de refuge au chemin de fer clandestin. En 1850, le Congrès américain adopte une loi sur les esclaves fugitifs pour contraindre la population américaine à participer à leur capture. De lourdes amendes sont infligées aux contrevenants.

En 1851, la famille Shadd Cary déménage au Canada-Ouest (aujourd’hui l’Ontario). Installée à Windsor, Mary Ann ouvre une école pour desservir la population croissante d’esclaves en fuite. Elle devient une personnalité influente au sein de plusieurs sociétés qui luttent contre l’esclavage. En 1853, elle participe à la fondation de l’hebdomadaire The Provincial Freeman, dans lequel elle fait la promotion de l’émigration au Canada, de l’égalité, de l’intégration et de l’apprentissage autonome des personnes noires au Canada et aux États-Unis. Elle poursuit également sa carrière d’enseignante à Chatham (Ontario). En 1862, au début de la guerre de Sécession, elle devient citoyenne naturalisée du Canada-Ouest. Elle retourne néanmoins aux États-Unis par la suite.

Une feuille de papier grand format, en deux couleurs, comprenant du texte imprimé et écrit à la main.

Le certificat de naturalisation de Mary Ann Shadd Cary. (e000000725)

Après son déménagement à Washington D.C., Mary Ann Shadd Cary étudie à l’Université Howard. Elle y écrit une nouvelle page d’histoire en 1883 lorsqu’elle devient la deuxième femme noire diplômée en droit aux États-Unis. À cette époque, elle s’implique également dans les mouvements américains en faveur des droits de la personne. Elle ne reviendra que brièvement au Canada, en 1881, pour y organiser un rassemblement de suffragettes.

Document comprenant du texte imprimé et écrit à la main. Dans le coin supérieur droit, on voit un emblème, la lettre A et le numéro 128.

Le passeport de Mary Ann Shadd Cary. (e011536884-004)

En 1960 et 1964, Muriel E. Thompson, petite-fille de Mary Ann Shadd Cary, a donné à Bibliothèque et Archives Canada (BAC) des documents originaux ayant appartenu à sa grand-mère. On y trouve de la correspondance familiale, un certificat de naturalisation du Canada-Ouest, un passeport de la province du Canada (qui couvrait le Québec et l’Ontario actuels) ainsi que des parties d’un numéro du Pioneer Press publié à Martinsburg, en Virginie-Occidentale. On y trouve aussi un véritable trésor : la seule photo connue de Mary Ann!

Les Archives publiques de l’Ontario et l’Université Howard à Washington conservent elles aussi des archives de Mary Ann Shadd Cary.

Pour célébrer la journée Douglass de 2023, des activités virtuelles et locales seront organisées afin de transcrire, lire et faire connaître les documents de Mary Ann Shadd Cary conservés à BAC et aux Archives publiques de l’Ontario. Les célébrations culmineront avec un marathon de transcription, pendant lequel des milliers de personnes transcriront des documents numérisés aussi fascinants qu’importants. Ceux-ci seront ensuite mis à la disposition des chercheurs et chercheuses du monde entier.

Nous vous invitons à transcrire, étiqueter, traduire et décrire les documents numérisés de notre défi Co-Lab sur Mary Ann Shadd Cary. Vous pouvez également décrire des images avec l’outil Recherche dans la collection.