Les 260 ans de la carte de Murray : la vallée du Saint-Laurent à travers les yeux et la plume d’ingénieurs militaires britanniques

Par Isabelle Charron

Photo couleur d’une grande carte manuscrite, composée d’une quarantaine de feuilles, étalée sur un carrelage sombre. Une carte rectangulaire plus petite se trouve sur une table dans le coin supérieur gauche.

Plan of Canada or the province of Quebec from the uppermost settlements to the island of Coudre […], 1761-1763 (pièce 5446324). La carte a été assemblée avec toutes les précautions nécessaires sur le plancher du Centre de préservation de Bibliothèque et Archives Canada (BAC), à Gatineau. L’assemblage fait environ 8,8 m sur 15,5 m. La grande carte du Saint-Laurent de James Cook (e010691696) est étalée sur une table, dans le coin supérieur gauche. Photo : David Knox, BAC

En septembre 1760, l’armée britannique prend Montréal, mais elle n’est toujours pas assurée de conserver dans son giron la Nouvelle-France et le Canada (actuelle vallée du Saint-Laurent). Elle connaît mal le territoire qu’elle occupe, ainsi que les voies de communication fluviales et terrestres avec la Nouvelle-Angleterre, ce qui fragilise son emprise sur ces lieux. Pour contrer cette lacune, le général James Murray, gouverneur de Québec, entreprend de faire cartographier en détail la vallée du Saint-Laurent. Le contexte de l’occupation est favorable, car plusieurs ingénieurs militaires sont sur place, dont les talentueux John Montresor et Samuel Holland. Ce dernier s’installera d’ailleurs à Québec et aura un impact considérable sur l’histoire de la cartographie au Canada. Les cartes et les renseignements compilés lors de ce projet d’envergure seront ultimement transmis au roi d’Angleterre George III et aux officiers de haut rang afin d’améliorer leur connaissance du territoire et de ses habitants. Ces documents constitueront ainsi des outils essentiels dans l’éventualité d’une rétrocession à la France qui nécessiterait une nouvelle tentative d’invasion.

C’est ainsi que dès le printemps de 1761, il y a de cela 260 ans, des équipes arpentent le territoire compris entre Les Cèdres et l’île aux Coudres. Sur leur passage, elles consignent tous les éléments de la géographie physique et humaine : relief, terres cultivées, boisées ou marécageuses, rivières, routes, noyaux villageois, incluant les maisons, les églises et les moulins, ainsi que bien d’autres observations. Elles recensent aussi les communautés des Premières Nations de Kahnawake, Kanesatake, Wendake, Odanak et Wôlinak. Les fortifications et les positions des troupes britanniques y sont également représentées. Le général Murray exige également que l’on recense, dans chaque village, le nombre de familles et le nombre d’hommes aptes à porter les armes, et que l’on intègre ces données à la carte. Fait à noter, les carnets de terrain des arpenteurs ayant participé à ce vaste projet de cartographie semblent à ce jour toujours introuvables.

Carte en couleurs affichant une rivière et des îles avec les mots St. Rose écrits au centre, vers le bas.

Sainte-Rose (Laval). À l’époque, les arpenteurs notent que Sainte-Rose compte 85 familles et 95 hommes aptes à porter les armes. Les localités de Boisbriand et de Rosemère se trouvent sur la rive nord de la rivière des Mille Îles, illustrée ci-dessus. Détails de la feuille no 9. (e010944374_9)

Carte en couleurs montrant une rivière et un village avec les mots New Lorrette écrits au centre, vers le haut.

Wendake. Détail de la feuille no 33. (e010944374_33)

Sept immenses cartes manuscrites de la vallée du Saint-Laurent (appelées communément les « cartes de Murray ») seront dessinées dans le cadre de ce projet, chacune comprenant de nombreuses feuilles. Trois dessinateurs, Charles Blaskowitz, Digby Hamilton et Charles McDonnell, traceront les versions définitives rehaussées à l’aquarelle, afin qu’elles plaisent à leurs prestigieux destinataires. Deux de ces cartes se trouvent à BAC : celle du Board of Ordnance (pièce 5506021), chargé de l’approvisionnement de l’armée et des ingénieurs militaires, et celle de James Murray (pièce 5446324). Deux autres cartes se trouvent à la British Library, à Londres : celle de William Pitt, ministre de la guerre et futur premier ministre, et celle du roi George III. Une autre carte, peut-être destinée au gouverneur de Montréal Thomas Gage, est conservée à la William L. Clements Library de l’Université du Michigan, à Ann Arbor. Les deux dernières cartes, dont celle du commandant en chef Jeffery Amherst, sont manquantes. Peut-être referont-elles surface un jour? Puisque les cartes de Murray relèvent à l’époque du renseignement militaire elles n’ont jamais été gravées afin d’être publiées. L’étendue du territoire représenté, la forme et le style de dessin diffèrent quelque peu d’une carte à l’autre. Ainsi, celle du Board of Ordnance, dont le dessin est plus artistique, couvre un territoire un peu plus restreint, de Les Cèdres jusqu’au cap Tourmente. Elle se présente en 23 feuilles de dimensions variables réparties en quatre sections. La carte destinée à James Murray compte 44 feuilles sensiblement de la même grandeur et s’étend jusqu’à l’île aux Coudres.

Carte en couleurs montrant une rivière et un village avec les mots Château Richer écrits près du centre.

Château-Richer. Détail de la feuille no 36. (e010944374_36)

Aucune carte aussi détaillée de ce vaste territoire, à cette grande échelle, n’avait été dessinée sous le Régime français. La production cartographique avait pourtant été fort prolifique : pensons aux cartes de Jean-Baptiste Franquelin, de Gédéon de Catalogne et de Jean-Baptiste de Couagne, ou encore aux cartes dressées par Jacques-Nicolas Bellin (p. ex. pièce 3693313) au Dépôt des cartes et plans de la Marine, à Paris, à partir d’informations en provenance de la colonie. Les cartes de Murray constituent donc une représentation unique de la vallée du Saint-Laurent à la veille de la cession officielle de la Nouvelle-France à l’Angleterre par le traité de Paris de 1763. C’est également l’un des projets cartographiques les plus importants entrepris par l’armée britannique au 18e siècle, au même titre que ceux menés en Écosse (Roy, 1747-1755), en Floride (De Brahm, 1765-1771), au Bengale (Rennell, 1765-1777) et en Irlande (Vallancey, 1778-1790).

Carte en couleurs montrant un bassin formé par l’élargissement d’une rivière. Un archipel composé d’une quinzaine de petites îles borde le côté droit du bassin. On peut lire les mots Bason of Chambly près du haut de la carte.

Chambly, le fort Chambly et Saint-Mathias-sur-Richelieu. Détail de la feuille no 11. (e010944374_11)

Cet album Flickr contient les 44 feuilles de l’exemplaire personnel de la carte de James Murray qui a été restaurée, puis renumérisée. L’instrument de recherche comprend la carte index sur laquelle on a inscrit les numéros de copies électroniques de chacune des feuilles et une liste exhaustive qui facilite la recherche et l’identification des lieux (notez que l’on emploie les toponymes d’aujourd’hui). Vous pouvez aisément repérer les feuilles qui vous intéressent et télécharger les images à l’aide de l’outil Recherche dans la collection de BAC.

Une grande partie du patrimoine bâti qui figure sur la carte de Murray a disparu, le paysage a subi d’importantes transformations et la représentation des éléments n’est pas parfaite. Néanmoins, vous réussirez peut-être à repérer la maison de vos ancêtres, votre quartier, l’église ou le joli moulin que vous avez visités lors de vos vacances, ou encore des routes que vous avez sillonnées au fil des ans. La comparaison des feuilles de la carte de Murray avec des images actuelles, comme celles que l’on trouve dans Google Maps, s’avère aussi un exercice fort intéressant. Vous pouvez également utiliser Co-Lab, l’outil de production participative de BAC, pour contribuer à documenter davantage ce trésor cartographique. Les possibilités sont immenses; à vous de les explorer!

Bon voyage au 18e siècle… à travers les yeux et la plume d’ingénieurs militaires britanniques!

Carte en couleurs montrant une rivière, des maisons, une église et une route. On peut voir les mots Pointe du Lac écrits au bas.

Pointe-du-Lac (Trois-Rivières). Détail de la feuille no 22. (e010944374_22)

Pour en savoir plus:


Ce billet de blogue a été écrit par Isabelle Charron, archiviste en cartographie ancienne au sein de la section des supports spécialisés de la Direction des archives privées à Bibliothèque et Archives Canada

Kwaata-nihtaawakihk : la naissance difficile du Manitoba

À la gauche de l’image, Tatânga Mânî (le chef Walking Buffalo, aussi appelé George McLean) est à cheval dans une tenue cérémonielle traditionnelle. Au centre, Iggi et une fillette font un kunik, une salutation traditionnelle dans la culture inuite. À droite, le guide métis Maxime Marion se tient debout, un fusil à la main. À l’arrière-plan, on aperçoit une carte du Haut et du Bas-Canada et du texte provenant de la collection de la colonie de la Rivière-rouge.Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique que certains pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde — terminologie historique.

Par William Benoit

Le Canada célèbre des anniversaires importants en 2020. En effet, 150 ans se sont écoulés depuis l’annexion de la Terre de Rupert et des Territoires du Nord-Ouest au Canada en 1870. C’est également en 1870 que le Manitoba entre dans la Confédération, ce qui ne se fait pas sans heurts. En effet, le gouvernement du Canada se demande si le Manitoba doit demeurer un vaste territoire ou devenir officiellement une province. Les Métis poussent finalement le Canada à opter pour la province.

Tableau montrant une personne qui tient une cravache au-dessus de sa tête, debout sur un traîneau tiré dans la neige par un cheval brun qui se cabre.

Se frayer un chemin au Manitoba (e011072986)

Le Manitoba est le premier à se joindre aux quatre provinces fondatrices du Canada : l’Ontario, le Québec, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse. Il n’y a donc pas de modèle à suivre. Mais alors qu’on s’attendrait à une réflexion approfondie et inclusive sur l’avenir de la province, les Métis vivent une tout autre expérience, marquée par la déportation, les traumatismes et plus tard la résilience. Leur situation se détériore une fois le Manitoba intégré à la Confédération. Les nouveaux pionniers provenant de l’Ontario se montrent hostiles. Pendant plusieurs générations, des aînés décriront cette période comme un règne de terreur contre les Métis.

L’aînée de la Nation métisse Verna DeMontigny a récemment comparé le processus de création de la province du Manitoba à une naissance difficile, ou Kwaata-nihtaawakihk dans la langue michif. Le terme est très approprié.

La Cour suprême du Canada, dans son jugement rendu en 2013 dans l’affaire Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada, présente un récit détaillé sur le peuple métis, la colonie de la rivière Rouge et le conflit à l’origine de la Loi sur le Manitoba et de l’union du Manitoba avec le Canada :

L’histoire commence avec les peuples autochtones qui occupaient ce qui est devenu la province du Manitoba — les Cris et d’autres nations moins populeuses. Vers la fin du dix‑septième siècle, des aventuriers et explorateurs européens ont traversé le territoire sans s’y arrêter. L’Angleterre a revendiqué symboliquement les terres pour ensuite donner à la Compagnie de la Baie d’Hudson […] le contrôle d’un vaste territoire appelé Terre de Rupert, y compris ce qui est aujourd’hui le Manitoba. Les Autochtones ont continué d’occuper ce territoire. Outre les Premières Nations, le territoire a vu naître un nouveau groupe autochtone, les Métis — issus des premières unions entre les explorateurs et négociants européens et les femmes autochtones. À l’origine, les descendants de parents anglophones étaient appelés les Sang‑mêlé, alors que ceux ayant des racines françaises étaient appelés les Métis.

Le 19 novembre 1869, la Compagnie de la Baie d’Hudson cède à la Couronne britannique la Terre de Rupert et les Territoires du Nord-Ouest. Le 15 juillet 1870, par un décret signé quelques semaines plus tôt (le 23 juin), le gouvernement britannique admet ces territoires au sein du Canada, en vertu de l’article 146 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 (aujourd’hui la Loi constitutionnelle de 1867).

Il faudra attendre près de huit mois après la cession de ces territoires pour que le transfert entre pleinement en vigueur.

Le gouvernement du Canada, alors dirigé par le premier ministre John A. Macdonald, a l’intention d’absorber les territoires et de les ouvrir à la colonisation. Toutefois, il doit d’abord régler la question des peuples autochtones qui les habitent. Selon la Proclamation royale de 1763, le Canada a le devoir de traiter avec les nations autochtones souveraines pour obtenir leur consentement avant que la Couronne impériale puisse exercer sa souveraineté sur elles. Rédigée plus de cent ans auparavant, la Proclamation a pour objectif d’organiser et de gérer les territoires nouvellement élargis de l’Amérique du Nord britannique au terme de la guerre de Sept Ans. Elle comporte des règles qui doivent stabiliser les relations avec les peuples autochtones en encadrant le commerce, l’établissement des pionniers et l’achat de terres dans les régions à coloniser.

Dessin montrant des personnes assises autour d’un orateur debout. À l’arrière-plan se trouve un bâtiment avec des personnes assises ou debout sur le balcon.

Le traité avec les Indiens du Manitoba – un chef indien prononce un discours à Stone Fort (l’homme métis assis sur une chaise dans le cercle est peut-être un interprète) (e010967476)

Ainsi, pour les Premières Nations, le processus devrait consister à conclure des traités par lesquels elles accepteraient que leurs terres soient colonisées, en échange d’autres terres qui leur seraient réservées et de certaines promesses. La politique du gouvernement à l’égard des Métis n’est cependant pas aussi bien définie.

Photographie en sépia d’une petite ville où des bâtiments se dressent de chaque côté d’une large rue de terre marquée de traces de charrettes.

La rue principale vue vers le sud, Winnipeg, 1879. La rue est large pour que les charrettes de la rivière Rouge puissent circuler. (e011156541)

L’afflux massif de pionniers blancs dans la région de la rivière Rouge commence avant l’entrée du Manitoba dans la Confédération canadienne. Le contrôle social et politique des Métis s’effrite, ce qui entraîne de la résistance et de l’hostilité. Pour régler le conflit et assurer l’annexion du territoire, le gouvernement du Canada entreprend des négociations avec des représentants du gouvernement provisoire dirigé par les Métis. Ces négociations mènent à l’adoption, en 1870, de la Loi sur le Manitoba, par laquelle le Manitoba devient une province canadienne.

La Loi est un document constitutionnel, mais elle est dotée de nombreuses caractéristiques des traités. Elle officialise les promesses et obligations du Canada envers le peuple métis. Ces promesses représentent les conditions selon lesquelles les Métis acceptent d’intégrer le Canada et d’abandonner leur territoire et leur revendication à l’autodétermination. Ces obligations sont encore en vigueur aujourd’hui.

La Nation métisse est un peuple autochtone reconnu partout dans le monde. Au Canada, ses droits ancestraux et issus de traités sont enchâssés dans la Constitution, au même titre que ceux des Premières Nations (« Indiens ») et des Inuit (« Esquimaux »). La patrie de la Nation métisse couvre un vaste territoire dans le centre-ouest de l’Amérique du Nord. Les Métis ont fondé le Manitoba en 1870 et ont été des partenaires de négociation du Canada au sein de la Confédération. Ils continuent de jouer un rôle de premier plan dans le développement du Canada contemporain.

En michif : Li Michif Naasyoon nishtowinikaatew oobor lii piyii pi li moond nishtowiinikasowak li moond autochtone. Daan li Canada si te payyek enn band di moond avek lii dray tretii daan li constitution, aloon bor li Promii Naasyoon pi li Ziskimoo. Li Michif Naasyoon Nataal li piyii mitoni kihchi-mishow, li taryaen daan li sawntrel west Nor America. Lii Michif, koum li fondateur di Manitoba daan li 1870 pi Canada’s naasaasyi-iwow di maashkihtonikaywin daan li Confederation, kiiyapit il li enportaan daan li Canada’s oosishchikeywiin.


William Benoit est conseiller en engagement autochtone interne au bureau du bibliothécaire et archiviste du Canada adjoint à Bibliothèque et Archives Canada.