Résister : La longue histoire de l’activisme noir au Canada

Par Amina Musa et Krista Cooke

En 1628, un garçon de six ans est enlevé par des marchands d’esclaves de Madagascar, devenant le premier esclave documenté en Nouvelle-France. La lutte contre l’esclavage et contre le racisme qui en découle, menée pour obtenir le respect et l’égalité juridique des Canadiens noirs, dure donc depuis plusieurs siècles. L’amélioration de la qualité de vie d’un groupe racial marginalisé est un combat constant composé de moments de courage individuel et d’actions collectives.

Photographie noir et blanc de trois jeunes assis à une table dans une salle de réunion, tenant des notes d’allocution ou des ordres du jour. À la gauche se trouve une femme blanche avec des cheveux courts et une veste en suède. Au centre, une femme noire porte des lunettes fumées et un large bandeau. À droite, un homme noir porte un chandail à motifs et une veste unie. Sur le mur derrière eux, au-dessus de leur tête, est accroché un grand portrait photographique d’un homme blanc âgé vêtu d’un veston et d’une cravate.
Conférenciers lors d’une réunion de la Greater Windsor Foundation, 1963. (MG28-I119)

La photo ci-dessus, prise en 1963 par Irv King, à l’apogée du mouvement américain pour les droits de la personne, montre des jeunes qui travaillent avec la Greater Windsor Foundation, en Ontario, afin de changer les choses dans leur communauté.

La collection de Bibliothèque et Archives Canada (BAC) comprend des œuvres d’art, des photographies, des documents, des cartes et des archives audiovisuelles qui montrent ce qui a changé et ce qui est demeuré stable dans la vie des Canadiens noirs. Fort incomplète, elle comprend néanmoins des ressources intéressantes, comme celles sur les loyalistes de l’Empire-Uni, la colonie d’Elgin, les porteurs ferroviaires ainsi que des auteurs, politiciens et militants pour les droits de la personne de la fin du 20e siècle (dont ceux mentionnés plus bas).

Au cours des siècles, de nombreuses personnes se battent contre le racisme systémique au Canada. Certains se concentrent sur la célébration, la documentation et la conservation des cultures riches et diversifiées au sein de leurs communautés. D’autres défient le statu quo par des procédures judiciaires et de nouvelles politiques. D’autres encore établissent des réseaux de soutien pour aider leurs concitoyens à s’épanouir financièrement et psychologiquement. Beaucoup s’impliquent dans les trois catégories pour offrir un avenir meilleur aux générations futures de Canadiens noirs.

Une foule défile au milieu d’une rue dans une petite ville. Des magasins en bois bordent la rue de chaque côté. La foule est menée par un homme noir distingué, moustachu, vêtu d’un haut-de-forme et d’une queue-de-pie, qui se déplace à cheval. Une fanfare, des groupes de petits garçons et plusieurs adultes marchent derrière lui. La plupart des gens dont le visage est visible dans la foule semblent Noirs. En arrière-plan, un deuxième cheval tire un char sur lequel se tiennent des femmes vêtues de robes blanches et de chapeaux à large bord.
Défilé du jour de l’émancipation à Amherstburg (Ontario), 1894 (a163923)

De nos jours, la célébration de la culture noire et de son importance au Canada revêt de nombreuses formes : richesse littéraire, musicale et artistique; centres culturels, musées et sites historiques; Mois de l’histoire des Noirs; programmes universitaires en études de la communauté noire; festivals divers; etc. Au nombre de ces événements, il y a le jour de l’émancipation, célébré chaque année (depuis 1834!) pour commémorer l’adoption de la loi sur l’abolition de l’esclavage. La photo ci-dessus montre le défilé de 1894 à Amherstburg, en Ontario.

Tous ces festivals, livres et musées ont une chose en commun : ils sont l’œuvre de gens déterminés qui tiennent à célébrer la culture et l’histoire des Noirs. BAC possède des collections sur un grand nombre de ces personnes et organisations, notamment :

Leur activisme, combiné à celui de nombreuses autres personnes, a façonné la manière dont les Canadiens de tous les horizons comprennent l’histoire des Noirs.

Un portrait en buste d’un homme noir âgé vêtu d’une toge de juge et d’une chemise blanche impeccable. Sa toge noire est décorée d’une écharpe bourgogne. L’homme, qui regarde directement l’observateur, a de courts cheveux gris et une moustache blanche.
Portrait du juge de la citoyenneté Stanley Grizzle, peint par William Stapleton (c151473k)

La lutte contre la discrimination de la communauté noire est jalonnée d’obstacles juridiques. Au début du 20e siècle, beaucoup de personnes noires se voient refuser l’accès à des ressources et n’ont pas droit aux mêmes possibilités que les autres. Pour combattre cette inégalité, il faut souvent contester ces restrictions au tribunal.

Stanley Grizzle commence à prendre part à cette lutte dans les années 1930, dans son rôle de membre fondateur du Railway Porter’s Trade Union Council, à Toronto. Il a consigné par écrit les efforts d’autres militants, laissant ainsi une vaste collection de dossiers de recherche à BAC.

Stanley Grizzle a notamment documenté les activités de Charles Roach, un militant et avocat spécialisé des droits de la personne qui utilise ses connaissances juridiques pour représenter de nombreuses personnes victimes d’oppression et vivant des difficultés, dont des réfugiés souhaitant immigrer au Canada. Roach est le cofondateur du Black Action Defence Committee, une organisation créée en 1970 à Toronto en réponse au décès de plusieurs hommes noirs aux mains de policiers. Ce comité a joué un rôle crucial dans la formation de l’Unité des enquêtes spéciales de l’Ontario.

Pearleen Oliver, qui a récemment fait l’objet d’une nouvelle biographie, mène en 1940 une campagne couronnée de succès pour renverser l’exclusion des femmes noires dans les écoles de soins infirmiers. Avec son mari, le docteur William Pearly Oliver, elle fonde la Nova Scotia Association for the Advancement of Coloured People afin de lutter contre la discrimination relative à l’embauche, à l’éducation et au logement.

Charles Roach, Stanley Grizzle et le couple Oliver ne sont que quelques-uns des acteurs de changement dans la communauté des militants. Beaucoup d’autres ont laissé des marques profondes dans la société canadienne.

Esquisse d’un portrait d’une femme assise. L’artiste a représenté la jupe de la femme à l’aide de traits très simples, mais a peint le visage en aquarelle. La tête et le haut du portrait sont plus détaillés que le reste du corps. La femme, noire, porte un foulard de tête noir et blanc avec des motifs, un châle, une blouse à larges manches resserrées aux poignets, des gants et une jupe. Elle est assise, les mains jointes sur ses genoux, et semble regarder au loin, au-dessus de l’épaule gauche de l’observateur.
La « généreuse femme de couleur » (Good Woman of Colour), de lady Caroline B. Estcourt (c093963k)

Au fil des siècles, les préjugés raciaux prennent des formes très diverses au Canada. De l’esclavage à l’inégalité sanctionnée par la loi – qui empêche beaucoup de Canadiens noirs de choisir leur lieu de travail ou de culte, leur logement ou leur établissement d’enseignement –, en passant par la dure réalité du racisme systémique, de nombreux facteurs marginalisent des générations de Canadiens noirs. Il devient ainsi particulièrement important pour les membres de ces communautés de se soutenir mutuellement.

Par exemple, cette femme de la région de Niagara, dont le nom reste inconnu, a impressionné l’artiste qui a esquissé son portrait, car elle a pris soin d’un homme noir démuni et malade qui n’était plus capable de payer son loyer. Le Cygne noir (Elizabeth Greenfield), chanteuse de concert américaine et ancienne esclave, a fait don des bénéfices d’un concert, en 1855, pour financer le déplacement d’esclaves en fuite au Canada.

Plus récemment, des organisations comme la Home Service Association, à Toronto, et le Negro Community Centre, à Montréal, ont offert de l’aide aux personnes dans le besoin, fait la promotion d’événements culturels noirs et invité des conférenciers à parler de sujets importants tels que l’apartheid et le mouvement pour les droits de la personne.

Photographie noir et blanc de trois petites filles noires tenant des jouets. Les deux fillettes à gauche tiennent des poupées de porcelaine, et celle à droite, un gros ourson en peluche. Les trois enfants sourient timidement au photographe et aux passants. Elles sont bien habillées, ont les cheveux coiffés en tresses décorées de rubans, et se tiennent debout devant un mur couvert d’affiches.

Trois jeunes filles, Eleitha Haynes, Elizabeth Phillips et Camille Haynes, célèbrent la Semaine de la fraternité au Negro Community Centre, à Montréal, en 1959. Photo : Dave Legget (e011051725)

Les archives au service des droits de la personne

Par R. L. Gabrielle Nishiguchi

Au moment de nommer l’une des institutions démocratiques fondamentales du Canada, combien penseraient d’emblée à Bibliothèque et Archives Canada (BAC)? Pourtant, c’est dans les archives d’une nation que les preuves de sa gouvernance sont à jamais préservées.

L’histoire du redressement à l’égard des Canadiens japonais nous apprend que les documents conservés par BAC – et l’usage déterminant qu’en ont fait des citoyens engagés – ont contribué à tenir le gouvernement fédéral responsable d’actions qui sont désormais universellement condamnées.

Du silence au mouvement citoyen

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les survivants affligés n’ont d’autre choix que d’étouffer leur traumatisme pour se concentrer à refaire leur vie. Le mutisme enveloppe ainsi la communauté japonaise du Canada.

Ce n’est que vers la fin des années 1970 et le début des années 1980, lors de petites réunions privées où les survivants se sentent à l’aise de raconter leurs malheurs de guerre, qu’un mouvement de redressement local voit le jour.

Aujourd’hui, l’Entente de redressement énonce qu’entre 1941 et 1949, « les Canadiens d’origine japonaise, dont la majorité étaient citoyens du pays, ont souffert d’actions sans précédent menées par le gouvernement du Canada à l’encontre de leur communauté » [traduction]. Ces actions étaient la privation du droit de vote, la détention dans des camps d’internement, la confiscation et la vente des biens personnels et communautaires, la déportation et l’entrave à la liberté de mouvement. Exercées par l’administration fédérale jusqu’en 1949, ces actions témoignent de l’attitude discriminatoire adoptée à l’endroit d’une communauté entière sur la seule base de l’origine ethnique de ses membres.

Photographie en noir et blanc montrant un Canadien japonais, en position accroupie, avec quatre enfants devant un commerce.

Sutekichi Miyagawa et ses quatre enfants, Kazuko, Mitsuko, Michio et Yoshiko, devant son épicerie, le Davie Confectionary, à Vancouver, en Colombie-Britannique, en mars 1933. (a103544)

Photographie en noir et blanc montrant douze Canadiens japonais déchargeant un camion.

Arrivée d’internés canadiens japonais à Slocan, en Colombie-Britannique, en 1942. Source : Tak Toyota (c047396)

L’action citoyenne et la déclassification de documents gouvernementaux

En 1981, Ann Gomer Sunahara épluche les dossiers récemment déclassifiés du gouvernement du Canada, rendus publics par ce qui s’appelait alors les Archives publiques du Canada. Dans son livre The Politics of Racism, Sunahara documente les décisions destructives et pratiquement incontestées qui ont été prises à l’égard de la communauté canadienne japonaise par le premier ministre Mackenzie King, son cabinet et certains fonctionnaires influents.

Photographie en noir et blanc montrant deux hommes debout près d’une haute clôture en fer. Un agent de police londonien est visible derrière eux.

Le très honorable W. L. Mackenzie King (à droite) et Norman Robertson (à gauche) à la Conférence des premiers ministres du Commonwealth, à Londres, en Angleterre, le 1er mai 1944. C’est à cette époque que Norman Robertson, alors sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures, et son adjoint spécial, Gordon Robertson (aucun lien de parenté), élaborent le plan qui mènera à la déportation au Japon de 3 964 Canadiens japonais en 1946. (c015134)

La National Association of Japanese Canadians (NAJC), qui en vient à représenter l’opinion de la communauté sur le redressement, reconnaît avec perspicacité l’importance cruciale de l’accès aux documents gouvernementaux des années 1940, qui peuvent servir de preuve tangible des fautes du gouvernement.

Le 4 décembre 1984, le journal canado-japonais The New Canadian rapporte que la NAJC a passé des mois à fouiller les archives gouvernementales pour produire un rapport intitulé Democracy Betrayed. Selon le résumé de ce rapport : « Le gouvernement a affirmé que le non-respect des droits de la personne [des Canadiens japonais] était nécessaire pour des motifs de sécurité. Les documents gouvernementaux montrent que cette affirmation est complètement fausse » [traduction].

L’action citoyenne et les registres du Bureau du séquestre des biens ennemis

En 1942, tous les Canadiens japonais de plus de 15 ans sont forcés par le gouvernement fédéral de déclarer leurs avoirs financiers à un représentant du Bureau du séquestre des biens ennemis. Les formulaires « JP », qui dressent la liste détaillée des possessions des internés, forment le noyau des 17 135 dossiers des Canadiens japonais.

Pour poursuivre les négociations avec le gouvernement fédéral en vue d’arriver à une entente, la NAJC a besoin d’une estimation crédible et vérifiable des pertes financières subies par la communauté japonaise canadienne. Le 16 mai 1985, elle annonce que le cabinet comptable Price Waterhouse accepte d’effectuer cette étude, par la suite publiée sous le titre Economic losses of Japanese Canadians after 1941: a study.

L’échantillonnage des dossiers du séquestre en 1985

Une équipe de chercheurs d’Ottawa, principalement issus de la communauté japonaise du Canada, est engagée par Bob Elton de Price Waterhouse pour faire l’échantillonnage statistique de 15 630 dossiers du séquestre ayant été conservés par les Archives publiques du Canada. Ces documents gouvernementaux contiennent des informations protégées en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels (L.R.C. 1985, ch. P-21), mais l’alinéa 8(2)j) autorise l’équipe à y accéder pour des « travaux de recherche ou de statistique ».

Le 20 septembre 1985, le journal Ottawa Citizen cite Art Miki, alors président de la NAJC, qui soutient que « les dossiers du séquestre sont la matière première la plus précieuse pour l’étude des pertes financières, car chaque transaction y est méticuleusement inscrite, qu’il s’agisse de la vente d’une ferme, d’un bateau de pêche, d’une maison ou d’une voiture » [traduction].

Photographie en noir et blanc, portrait en buste d’Art Miki.

Art Miki, éducateur, militant pour les droits de la personne et président de la National Association of Japanese Canadians (NAJC) de 1984 à 1992. Il était stratège et négociateur en chef pendant la campagne de redressement, dont le point culminant a été l’Entente de redressement à l’égard des Canadiens japonais, signée le 22 septembre 1988 par la NAJC et le gouvernement du Canada. En 1991, il a été décoré de l’Ordre du Canada. Photographe : Andrew Danson (e010944697)

Molly et Akira Watanabe, des citoyens engagés

Pour le dernier échantillonnage, 1 482 dossiers doivent être examinés : un éreintant travail de moine que certains chercheurs sont incapables de mener à bien, souffrant de nausée et de fatigue oculaire en raison des nombreuses heures passées à scruter des microformes, parfois de piètre qualité.

Un brillant exemple d’action citoyenne est celui d’Akira Watanabe, président du comité de redressement d’Ottawa, et de son épouse Molly. Voyant que des centaines de dossiers doivent encore être traités, que les effectifs fondent et qu’il ne reste que quatre semaines pour finir le travail, ces deux chercheurs dévoués d’Ottawa se rendent aux Archives publiques du Canada, après le travail, pour un total de 20 soirées. Molly Watanabe décédera en 2007.

Le 8 mai 1986, l’étude est rendue publique. Price Waterhouse estime les pertes financières de la communauté canadienne japonaise à 443 millions de dollars (de 1986).

À elles seules, les archives ne protègent pas les droits de la personne

Ce ne sont pas les papiers empilés dans des boîtes de carton sur les tablettes qui protègent les droits de la personne, ni les microfilms rangés dans des contenants dans les tiroirs, mais bien les individus. L’histoire du redressement à l’égard des Canadiens japonais l’illustre bien : il faut des citoyens engagés et motivés à poser des gestes concrets pour repérer ces archives et les exploiter.

C’est ainsi que les archives gouvernementales et privées des années 1940 conservées par BAC, puis utilisées par des citoyens, ont pu jouer un rôle déterminant en faveur des Canadiens japonais demandant un redressement. En préservant les documents qui prouvent la responsabilité de notre gouvernement devant l’injustice, BAC demeure l’une des grandes institutions démocratiques de notre pays.


R.L. Gabrielle Nishiguchi est archiviste à la section Société, emploi, affaires autochtones et gouvernementales de la Division des archives gouvernementales, à Bibliothèque et Archives Canada.

Un registre de déportation et l’histoire d’un déporté canadien japonais

Par R. L. Gabrielle Nishiguchi

Photo noir et blanc d’un groupe de femmes et d’un enfant, se tenant debout devant des bagages et des caisses.

Après leur internement durant la Deuxième Guerre mondiale, des Canadiens japonais attendent d’être déportés par train puis par bateau vers le Japon. Slocan City, Colombie-Britannique, 1946. Source : Tak Toyota (c047398)

Le 20 septembre prochain, Bibliothèque et Archives Canada (BAC) exposera, le temps d’une soirée seulement, un ouvrage bien spécial : un registre datant de 1946, à la reliure bleue usée par le temps. L’exposition se tiendra dans le cadre de l’événement Retour sur le redressement à l’égard des Canadiens japonais : Conférence sur le 30e anniversaire de l’Entente, organisé conjointement par BAC et l’Association communautaire japonaise d’Ottawa.

Mais pourquoi ce registre est-il aussi important? Parce que ses pages roses, imprimées à l’encre violette Gestetner, renferment les noms de 3 964 Canadiens d’origine japonaise déportés en 1946 vers le Japon, un pays ravagé par la guerre; parmi eux, près de 2 000 enfants nés au Canada. Ensemble, ils représentent un cinquième des 20 000 Canadiens d’origine japonaise expulsés de la côte Ouest en 1942.

Pour chaque personne inscrite au registre, on peut aussi voir les renseignements suivants : numéro d’inscription, date de naissance, sexe, état matrimonial, nationalité et lieu de départ, auxquels s’ajoutent une note indiquant si la personne a signé ou non le formulaire de recensement (un aspect dont nous reparlerons plus loin), ainsi que des observations comme mental hospital (hôpital psychiatrique), mentally unbalanced [and] unable to sign (mentalement déséquilibré [et] incapable de signer), New Denver Sanitorium (Sanatorium de New Denver), illeg[itimate] (illégitime), adopted (adopté), common law (union libre) et Canadian Army (armée canadienne).

La couverture du registre porte l’inscription Repatriates (rapatriés) tracée à la plume. Mais le terme Repatriation (rapatriement), utilisé par le gouvernement canadien, ne désignait ni plus ni moins qu’une véritable déportation, comme l’ont démontré universitaires et chercheurs; il était souvent jumelé au mot « volontaire », ce qui n’était pas le cas, comme nous le verrons aussi plus loin. Par ailleurs, on ne pouvait parler de véritable « rapatriement » pour les enfants nés au Canada, et dont le seul lien avec le Japon était leur origine raciale.

Lorsqu’on feuillette les pages à l’encre pâlissante, on peut voir que certains noms sont accompagnés d’annotations manuscrites au stylo ou à la plume. BAC possède d’autres registres semblables, mais ce sont ces annotations qui confèrent à cet exemplaire une telle importance : elles semblent faire référence à des extraits de lois ou de décrets (p. ex., décret P.C. 7356, 15 décembre 1945) précisant comment les agents d’immigration pourraient empêcher certains déportés de revenir au Canada.

Conscient de l’importance historique du registre, BAC a immédiatement numérisé son contenu pour en assurer la préservation, veillant en même temps à ce que le pouvoir évocateur de ces noms demeure dans notre mémoire collective. Couchés sur le papier, les noms des 3 964 déportés et les informations connexes apportent un témoignage silencieux mais puissant des souffrances endurées par ces hommes, ces femmes et ces enfants qui se sont retrouvés au Japon, un pays vaincu et affamé, empêchés de revenir au Canada uniquement en raison de leur origine raciale.

Photo noir et blanc de trois hommes soulevant une caisse.

Trois Canadiens japonais en train de charger une caisse. L’un deux pourrait être Ryuichi Hirahara, 42 ans (no d’inscription 02553). M. Hirahara et sa femme Kazu, âgée de 40 ans (no d’inscription 02554 ), étaient tous deux de nationalité japonaise et ont été internés à Slocan City, en Colombie-Britannique. L’étiquette d’expédition sur la caisse porte le nom de « Ryuichi Hirahara » ainsi qu’une adresse à Wakayama City, au Japon. Ne sachant si sa maison ancestrale avait survécu à la guerre, M. Hirahara avait demandé que ses effets personnels soient retenus en son nom à la gare de Wakayama. Il savait que les gares compteraient parmi les premiers bâtiments à être remis en état, les trains étant essentiels à la reconstruction du Japon. Les Hirahara ont été déportés au Japon en 1946. Source : Tak Toyota [Traduction originale : Henry Shibata, retraduit en français par Bibliothèque et Archives Canada] (c047391)

L’histoire d’un déporté : Henry Shibata

Les participants à la conférence « Retour sur le redressement à l’égard des Canadiens japonais », le 20 septembre prochain, pourront non seulement voir le registre, mais aussi rencontrer l’une des personnes qui y sont inscrites : Henry Shibata. Canadien de naissance, M. Shibata a été déporté au Japon en 1946. Il est aujourd’hui âgé de 88 ans.

Sur l’une des pages du registre, à côté des noms de M. Shibata et de ses six frères et sœurs – tous nés au Canada –, se trouvent des annotations manuscrites qui semblent être des extraits de loi faisant référence au décret 7356 du Conseil privé (qui interdisait le retour des Canadiens japonais naturalisés ayant été déportés). Si tel est bien le cas, cela signifie que le gouvernement canadien avait bel et bien l’intention d’empêcher Henry et ses frères et sœurs de revenir au pays.

Photo noir et blanc de deux hommes debout devant un portail en fer. On aperçoit derrière eux un agent de police londonien.

L’honorable W. L. Mackenzie King et Norman Robertson à la conférence des premiers ministres du Commonwealth, Londres (Angleterre), 1er mai 1944. C’est à cette époque que Norman Robertson, sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures, et son adjoint spécial Gordon Robertson (avec qui il n’a aucun lien de parenté) ont élaboré le plan de déportation approuvé par le premier ministre Mackenzie King. (c015134)

Le recensement qui pouvait faire basculer une vie

Au cours du printemps 1945, le gouvernement du Canada dresse la liste de tous les Canadiens d’origine japonaise âgés de 16 ans et plus (incluant les personnes internées dans des camps et celles traitées à l’hôpital psychiatrique). Ce vaste recensement comprend également un formulaire où les Canadiens japonais doivent choisir le lieu où ils seront supposément « relocalisés » : au Japon ou à l’est des Rocheuses. Mais ce qu’ils ignorent, c’est que ce choix peut faire basculer leur vie.

En effet, les personnes qui décident d’aller au Japon signent en réalité – et à leur insu – leur demande de déportation. Le gouvernement considérant qu’ils sont déloyaux envers le Canada, il en fait un motif automatique de ségrégation et de déportation. Plusieurs annotations du registre arborent même la mention app[lication] for deportation (demande de déportation) écrite par un fonctionnaire.

Le recensement est mené par la Gendarmerie royale du Canada, alors que les Canadiens japonais sont découragés et inquiets pour leur avenir. Plusieurs d’entre eux viennent de survivre à trois longues années dans des camps d’internement dont ils ne pouvaient sortir sans laissez-passer : forcés de travailler sur des fermes de betteraves à sucre dans les Prairies pour éviter que leurs familles soient dispersées; obligés de travailler dans des camps routiers isolés; ou internés dans des camps de prisonniers de guerre parce qu’ils se plaignaient d’être séparés de leur femme et de leurs enfants.

Photo noir et blanc d’un agent de la Gendarmerie royale du Canada assis à une table et examinant des documents, entouré de plusieurs hommes.

Agent de la Gendarmerie royale du Canada vérifiant les documents de Canadiens japonais forcés d’abandonner leur maison et d’aller dans des camps d’internement, 1942. Source : Tak Toyota (c047387)

Photo noir et blanc de rangées de baraques dans un camp d’internement.Pourquoi les déportés ont-ils signé pour aller au Japon?

Camp d’internement pour les Canadiens japonais, Lemon Creek (Colombie-Britannique), juin 1945. (a142853)

Pourquoi les déportés ont-ils signé pour aller au Japon?  

Les pressions commencent à s’exercer sur les Canadiens japonais lorsque la communauté est forcée de quitter la côte Ouest, en 1942, pour aller en camp d’internement. Dès l’année suivante, leurs biens, retenus en fiducie par le Bureau du séquestre des biens ennemis, sont vendus aux enchères sans leur consentement. Les internés doivent vivre du produit de ces ventes, dont l’essentiel sert à payer leur propre internement. De plus, les superviseurs des camps sont évalués en fonction du nombre de formulaires signés qu’ils arrivent à obtenir.

De tous les internés, les Canadiens japonais qui acceptent finalement de signer le formulaire sont les plus vulnérables : il s’agit de personnes ayant des familles piégées au Japon, de familles monoparentales ou de patients en psychiatrie (dont certains sont trop malades pour signer). Certains, maîtrisant mal l’anglais, se sentent trop vieux ou trop démunis pour recommencer leur vie dans les collectivités typiquement hostiles de l’est du pays. Quelques enfants plus âgés, nés au Canada, se sentent obligés d’accompagner au Japon leurs parents malades ou vieillissants.

La famille du jeune Henry Shibata est internée à Lemon Creek, en Colombie-Britannique. Ses parents, Hatsuzo et Tomiko, ont de la famille à Hiroshima, mais ignorent si la bombe atomique a laissé des survivants. À 52 ans, Hatsuzo pense que sa méconnaissance de l’anglais écrit ne lui permettrait pas de recommencer sa vie dans l’est du Canada. Depuis l’arrivée de son dernier-né Hisashi, qui a vu le jour dans le camp d’internement de Lemon Creek, il a maintenant une femme et sept enfants à faire vivre.

Durant l’événement « Retour sur le redressement à l’égard des Canadiens japonais », le 20 septembre, le registre des déportations sera ouvert à la page 394, où se trouve l’inscription concernant la famille Shibata. À cette occasion, M. Shibata, un éminent chirurgien-oncologiste de 88 ans, verra pour la première fois son nom dans ce registre – 62 ans après s’être embarqué à bord du S.S. General Meigs pour être déporté au Japon avec sa famille.

À Hiroshima, une ville réduite en cendres par l’explosion de la première bombe atomique, Henry et sa famille sont confrontés à des épreuves inimaginables. Malgré tout, Henry réussit à obtenir son diplôme de l’École de médecine de Hiroshima. Il passe ensuite quatre ans aux États-Unis, le temps de se spécialiser en chirurgie, et revient au Canada en 1961. Son expertise a permis de sauver la vie de nombreux Canadiens. Professeur émérite à l’Université McGill, il a pris sa retraite en 2015.

Le registre mentionné ci-dessus était un moyen pratique d’empêcher le retour des déportés, particulièrement en raison des annotations qu’il comportait. Leur intention ne fait aucun doute dans cette lettre écrite par Arthur MacNamara, sous-ministre du Travail, à son ministre Humphrey Mitchell le 4 mai 1950 : « Le ministère des Affaires extérieures semble enclin à penser que les hommes nés au Canada et qui (…) ont été envoyés au Japon devraient maintenant être autorisés à revenir. Quant à moi, je suis d’avis que cette affaire devrait être traitée avec une magistrale lenteur; même dans le cas des hommes ou des femmes nés au Canada, il me semble qu’ils devraient ‘souffrir pour leurs péchés’. Après tout, ce sont eux qui ont choisi d’aller au Japon; ils n’y ont pas été forcés. » [Traduction]

Photo noir et blanc de trois hommes debout devant un bateau.

Canadiens japonais déportés vers le Japon après la Deuxième Guerre mondiale à bord du S.S. General Meigs, un navire de l’armée américaine, au quai A du Chemin de fer Canadien Pacifique, Vancouver (Colombie-Britannique). Au premier plan, de gauche à droite : le caporal R. A. Davidson de la Gendarmerie royale du Canada, C. W. Fisher, et T. B. Pickersgill, commissaire au placement des Japonais, ministère du Travail, 16 juin 1946. (a119024)

Défi Co-Lab

Co-Lab, notre nouvel outil de production participative, offre aux Canadiens la chance de collaborer avec BAC à partir de leur ordinateur personnel. Au cours des prochains mois, BAC lancera un défi Co-Lab portant sur les images du registre. Les Canadiens touchés par l’histoire de ces déportations et qui veulent aider à garder vivants les noms des déportés pourront retranscrire les 3 964 noms et renseignements connexes. BAC espère ainsi offrir une version numérisée et consultable du registre, afin que les chercheurs puissent accéder à ses importantes annotations manuscrites et compiler d’autres statistiques sur les déportés. D’ici là, vous pouvez voir dès maintenant les pages du registre en utilisant notre outil Recherche dans la collection(bêta).

Nous ne pouvons pas réécrire l’histoire afin d’empêcher ces déportations, mais nous pouvons résoudre le mystère des annotations du registre. Et nous pouvons aussi veiller à ce que chaque inscription demeure accessible aux déportés, à leurs familles et aux chercheurs du monde entier, afin que tous puissent ressentir le pouvoir évocateur de ces noms et ne jamais oublier le lot de souffrances qu’ils portent, ainsi que tout le talent et le potentiel dont le Canada n’a pas su profiter.

En attendant le défi Co-Lab sur le registre, BAC vous lance un autre défi : il a réuni des photos de l’internement des Canadiens japonais. Nous sollicitons votre aide pour rédiger des descriptions et ajouter des mots-clés qui permettront de mieux mettre en contexte ces images historiques et de les rendre ainsi plus repérables. Participez au défi dès maintenant!

Pour en savoir plus sur Co-Lab et l’outil Recherche dans la collection(bêta), consultez notre précédent billet de blogue : Voici Co-Lab : l’outil qui vous permettra de donner un coup de pouce à l’histoire!

Pour d’autres informations sur le site Web de BAC

Approfondissez vos connaissances sur les déportations vécues par les Canadiens japonais, les camps d’internement au Canada et la campagne de redressement, ou consultez notre vaste collection en visitant notre page Web sur les Canadiens japonais.


R. L. Gabrielle Nishiguchi est archiviste à la section Société, emploi, affaires autochtones et gouvernementales de la Division des archives gouvernementales à Bibliothèque et Archives Canada.