Des soldats au front et des travailleurs aux usines

Par Lucie Paquet

En août 1914, les pays européens s’engagent dans une guerre qui, prévoit-on alors, sera de courte durée. Comme plusieurs pays occidentaux, le Canada se mobilise et envoie des troupes pour combattre auprès des Alliés lors de la Première Guerre mondiale. Privée en grande partie de son industrie lourde et de ses ressources minières, l’armée française manque rapidement de matériel, ce qui provoque une hausse marquée de la demande pour des produits de toutes sortes. De 1914 à 1918, le Canada intervient directement pour remédier à la situation en réquisitionnant près de 540 établissements industriels partout au pays, d’Halifax à Vancouver. Les usines métallurgiques jugées essentielles par le gouvernement sont reconverties dans la fabrication de matériel de guerre. Leurs activités sont étroitement encadrées par la Commission impériale des munitions pour soutenir l’armée, qui mandate et envoie plus de 2300 inspecteurs gouvernementaux dans les usines pour superviser, tester et évaluer l’assemblage des produits militaires. C’est dans ce contexte que The Steel Company of Canada (aujourd’hui Stelco) reconvertit une grande partie de sa production dans le matériel de guerre.

Liste manuscrite des commandes envoyées par la Commission impériale des munitions énumérant, en texte noir parfois souligné en rouge, le nombre d’obus produits par divers établissements industriels du Canada.

Liste manuscrite des commandes envoyées par la Commission impériale des munitions détaillant le nombre d’obus produits par divers établissements industriels du Canada. (e011198346)

Mais cette transformation ne se fait pas sans difficulté. Les usines n’étant pas préparées à fabriquer des armes rapidement et à assurer un haut rendement constant, les commandes sont livrées en retard et le matériel est maintes fois défectueux. La Stelco n’échappe pas à cette réalité et connaît, elle aussi, les mêmes problèmes.

Première page, de couleur rose, d’une lettre écrite en septembre 1916 par Ross H. McMaster, chef de l’usine de Montréal, à Robert Hobson, président de la Stelco, décrivant les difficultés à produire et à livrer les obus.

Lettre écrite en septembre 1916 par Ross H. McMaster, chef de l’usine de Montréal, à Robert Hobson, président de la Stelco, décrivant les difficultés à produire et à livrer les obus. (e011198359-001)

La plus grande difficulté qu’éprouve la Stelco est liée à l’approvisionnement en matière première. Il faut d’abord la découvrir et l’exploiter, puis transporter le minerai brut des mines aux usines, acquérir les machines et l’équipement requis et faire fonctionner les nouveaux hauts fourneaux, et enfin former les travailleurs à toutes les étapes de la fabrication des produits. Grâce à son usine de barres d’acier nouvellement alimentée par l’électricité, la Stelco peut commencer rapidement la production. Elle recrute des femmes pour remplacer la centaine d’ouvriers envoyés au front et achète des propriétés minières en Pennsylvanie et au Minnesota pour approvisionner ses usines en charbon et en fer. La Stelco procède aussi à la rénovation et à la modernisation de ses usines.

Tableau listant, en texte bleu et rouge, les dépenses en capital de la Stelco pour la construction de nouvelles usines et l’acquisition d’équipement additionnel.

Énoncé préparé par la Stelco faisant état des dépenses en capital pour la construction de nouvelles usines et l’acquisition d’équipement additionnel. (e011198354)

Des réseaux de transport sont construits pour acheminer les métaux bruts aux usines de transformation de la Stelco à Montréal, à Brantford, à Gananoque et à Hamilton. À cette époque, la plupart des grandes villes canadiennes sont reliées par les lignes ferroviaires du Canadien National et du Canadian Pacifique pour faciliter le transport des soldats et des produits militaires.

L’automne 1916 marque un tournant dans l’industrie sidérurgique, après deux années d’expérimentation et de production. Comme la guerre continue de faire rage en Europe, les métallurgistes et les industriels décident de tenir des rencontres stratégiques. Une première réunion de l’Association des métallurgistes a lieu à Montréal, le 25 octobre 1916; on y discute des progrès scientifiques réalisés dans la fabrication de matériel militaire. À cette occasion, la Stelco tient une exposition pour présenter ses produits.

Deux pages imprimées de la revue Canadian Mining Institute contenant des photographies noir et blanc d’obus produits par la Stelco.

Photos publiées dans la revue Canadian Mining Institute montrant des obus produits par la Stelco. (e011198345)

En 1917, la Stelco construit deux nouvelles usines à Hamilton. On y fabrique non seulement des pièces d’artillerie, mais également des panneaux d’acier pour la construction de bateaux, de wagons, de véhicules et de pièces d’avion.

La guerre s’intensifie et la demande de munitions atteint des proportions considérables. Le niveau de production augmente, ce qui provoque une réorganisation du monde du travail. Pour accélérer la production, on attribue dorénavant aux ouvriers un salaire basé sur le temps alloué à la fabrication de chaque pièce. On accorde aussi des primes aux ouvriers les plus rapides.

Tableau montrant le nombre moyen de minutes que les ouvriers consacrent à l’exécution de chaque étape de la fabrication d’une pièce d’obus de 9,2 pouces, ainsi que le nombre estimatif de minutes normalement requises pour effectuer chaque tâche.

Tableau montrant le nombre moyen de minutes que les ouvriers consacrent à l’exécution de chaque étape de la fabrication d’une pièce d’obus de 9,2 pouces, ainsi que le nombre estimatif de minutes normalement requises pour effectuer chaque tâche. (e011198358)

Photographie noir et blanc montrant l’intérieur d’une usine de fabrication de munitions et de fils barbelés, en 1916.

Vue de l’intérieur d’une usine de fabrication de munitions et de fils barbelés, en 1916. (e011198375)

Cet effort de guerre fait naître un grand sentiment de fraternité et de patriotisme, et les ouvriers remettent à plus tard leurs revendications. Un message écrit par le surintendant du département des obus est prononcé le 4 janvier 1917; il montre bien la pression exercée dans les usines et le rôle déterminant des ouvriers.

Lettre manuscrite écrite par E. Frankland, surintendant, à l’intention des employés du département des obus de la Stelco.

Lettre manuscrite rédigée par E. Frankland, surintendant, à l’intention des employés du département des obus de la Stelco. (e011198368; une version anglaise de cette lettre est aussi disponible : e011198367)

Plus d’une centaine d’ouvriers de l’aciérie vont combattre dans les tranchées; la plupart d’entre eux sont envoyés en France. Cette liste datée du 16 novembre 1918 donne le nom et le grade de chaque ouvrier envoyé au combat, le nom de son bataillon ou régiment, ainsi que son dernier point d’attache connu.

Quatre pages dactylographiées listant les ouvriers de la Stelco envoyés au combat pendant la Première Guerre mondiale, de 1914 à 1918.

Liste des ouvriers de la Stelco envoyés au combat pendant la Première Guerre mondiale, de 1914 à 1918. (e011198365)

Les campagnes de financement s’organisent pendant la guerre, pour venir en aide aux soldats et à leurs familles. Les ouvriers y contribuent en versant une partie de leur salaire au Fonds patriotique canadien.

Page couverture, en noir et blanc, et pages 23 et 24, en noir et rouge, d’un registre indiquant les sommes versées au Fonds patriotique canadien.

Page couverture et pages 23 et 24 d’un registre des sommes versées au Fonds patriotique canadien. (e0111983867 et e011198385)

Le travail des ouvriers en usine est très exigeant. Même si elles nécessitent une grande précision, les tâches sont répétitives et doivent être effectuées rapidement à la chaîne.

À gauche, photographie noir et blanc d’ouvriers travaillant dans une chaîne de fabrication d’obus. À droite, formulaire bleu de la Commission impériale des munitions montrant les progrès réalisés par une chaîne de production au cours d’une semaine donnée.

À gauche, des ouvriers de la Stelco travaillant dans une chaîne de fabrication d’obus de 9,2 pouces. À droite, un formulaire de la Commission impériale des munitions décrivant les progrès réalisés par une chaîne de production au cours d’une semaine donnée. (e011198374 et e011198362)

Les produits sont lourds et leur manipulation est dangereuse. Les ouvriers fondent l’acier dans les hauts fourneaux, puis le coule dans des moules rectangulaires. Munis de pinces, ils retirent les lingots d’acier encore brûlants et les déposent sur des wagonnets. Les lingots sont ensuite transportés à la forge, où ils sont roulés en barres rondes selon les dimensions requises pour former les différents tubes d’obus.

Photographie noir et blanc montrant un ouvrier manipulant un lingot d’acier brûlant à l’aide de longues pinces.

Reproduction d’une photographie d’un ouvrier retirant d’une presse de 500 tonnes, à l’aide de longues pinces, un lingot d’acier brûlant de 80 livres. (e01118391)

Photographie noir et blanc montrant des ouvriers debout près de centaines de cylindres d’obus.

Des ouvriers de la Stelco posent fièrement près de centaines de cylindres d’obus fabriqués à partir d’acier fondu. (e01118373)

Une quantité considérable de barres d’acier est produite pour fabriquer des obus de 9,2 pouces, de 8 pouces, de 6,45 pouces et de 4,5 pouces.

Photographie noir et blanc montrant l’intérieur d’une usine d’obus, à Montréal, le 12 mai 1916.

Vue de l’intérieur de l’usine d’obus de la Stelco sur la rue Notre-Dame, à Montréal, le 12 mai 1916. (e01118377)

En 1915, les usines de la Stelco de Brantford, en Ontario, et de la rue Notre-Dame, à Montréal, forgent quelque 119 000 obus. La production combinée de ces deux usines passe à 537 555 obus en 1917, puis atteint 1 312 616 obus en 1918. C’est sous grande pression que les usines du Canada continuent de transformer des millions de tonnes d’acier en matériel militaire jusqu’à la signature, en novembre 1918, de l’Armistice qui met fin à la Première Guerre mondiale.


Lucie Paquet est archiviste principale à la Division Science, gouvernance et politique de Bibliothèque et Archives Canada.

L’expansion de la Montreal Rolling Mills Co.

Par Lucie Paquet, archiviste séniore

En 1900, Montréal est une ville industrialisée. On y aperçoit de nombreux bâtiments logeant des complexes industriels. Parmi les plus importants, il y a la Dominion Bridge Company (R5607) qui élabore de superstructures de ponts et chaussées. La Montreal Rolling Mills Co. quant à elle, transforme le fer et l’acier en de multiples produits de construction. Chacun de ses ateliers possède sa propre fonction. Les mécanismes de fonctionnement des machineries à l’intérieur des usines sont de plus en plus ingénieux, plus puissants et plus rapides. De l’artisan-forgeron, l’ouvrier salarié s’installe au service de la machine. À l’aide d’immenses moteurs équipés de courroies à transmission hydraulique, les ouvriers s’activent aux commandes des fournaises, déplacent les chaudières, chauffent et coulent le fer brûlant dans des moules, le modèlent, le martèlent et le coupent. Tout cela avec la chaleur intense, la fumée, le bruit, la poussière et les gaz dégagés par les machines.

Dessin noir et blanc montrant un complexe industriel en 1900.

Dessin de la Montreal Rolling Mills Co. provenant d’un entête de lettre, 1900, vol. 278, dossier 1 (MIKAN 4932178)

Les ouvriers produisent des clous, des vis, des boulons, des scies, des haches, des tuyaux, des fers à cheval, des rails de chemins de fer et diverses structures pour les besoins en agriculture, en transport et en construction.

Images couleur montrant la couverture et deux pages du catalogue des produits en 1908.

Couverture du catalogue et liste des produits, 1908, vol. 252, dossier 3 (MIKAN 4932171)

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Les archives de la Stelco maintenant acquises

Par Lucie Paquet

Bibliothèque et Archives Canada est fier d’annoncer l’acquisition des archives de la Steel Company of Canada, plus connue sous le nom de la Stelco. Ce fonds d’archives fait maintenant partie de notre patrimoine national. Il comprend plus de cent mètres de documents textuels, des milliers de photographies, des dessins techniques et architecturaux et plus de deux cents pièces de documents sonores et audiovisuels. Le fonds d’archives de la Steel Company of Canada Limited en cours de traitement archivistique documente tous les aspects de l’évolution de l’industrie de l’acier depuis le début de sa mécanisation durant les années 1880 jusqu’aux années 1980.

Photographie noir et blanc montrant un complexe industriel servant à la production et à la transformation de l’acier.

Vue aérienne des usines de la Steel Company of Canada Limited (Stelco) à Hamilton vers 1952 (MIKAN 4915715)

La Steel Company of Canada Limited a été créée en 1910 à la suite de l’amalgamation de cinq compagnies qui avaient auparavant englobé une quarantaine d’autres plus petites, opérant dans différentes régions au Québec et en Ontario : la Hamilton Steel and Iron Company Ltd., la Montreal Rolling Mills Company, la Canada Screw Company, la Dominion Wire Manufacturing Company et la Canada Bolt and Nut Company. Chacune avait sa spécialisation, de la production première d’acier pour l’industrie ferroviaire, agricole et maritime jusqu’aux produits quotidiens de consommation. Ce regroupement en une nouvelle et grande entreprise a permis à l’industrie canadienne de l’acier de faire face à l’imposante concurrence américaine et européenne.

Les livres de comptes, la correspondance, les procès-verbaux des dirigeants de l’entreprise, les brevets d’invention et les photographies relatent d’une façon détaillée le début de cette industrie, son développement et ses difficultés.

Photographie noir et blanc montrant une usine aux abords d’un canal. On y aperçoit en arrière-plan d’autres usines ainsi que les voies ferrées servant au transport des matériaux d’acier.

L’usine d’acier de Saint-Henri, un des départements de la Stelco à Montréal, 17 mai 1946 (MIKAN 4915716)

Le fonds d’archives documente non seulement l’expansion de l’entreprise, mais le développement de plusieurs villes, villages et quartiers entiers.

Photographie noir et blanc montrant en gros plan des hauts fourneaux d’un site industriel.

Les hauts fourneaux de la Steel Company of Canada Limited (Stelco) à Hamilton vers 1948 (MIKAN 4915717)

Des villes comme celle de Hamilton deviennent rapidement de grands centres industriels que l’on surnomme « villes de l’acier ».

Photographie noir et blanc montrant des hommes dans une usine. On peut y apercevoir en arrière-plan un nombre important de travailleurs faisant fonctionner manuellement les premières machines mécaniques.

Vue intérieure des travailleurs d’une des usines de transformation d’acier à Hamilton vers 1920 (MIKAN 4915719)

Au milieu du XXe siècle, les usines attirent de nombreux immigrants et la population des centres urbains double en l’espace de quelques décennies.

Photographie noir et blanc montrant des employés à l’intérieur d’une usine en train d’empaqueter des produits.

Vue intérieure des travailleurs du département de finition et d’empaquetage à Hamilton vers 1920 (MIKAN 4915720)

Les archives de la Stelco témoignent des conditions de travail des hommes et des femmes qui ont passé toute leur vie dans les usines.

Photographie noir et blanc montrant un regroupement de personnes tenant un drapeau orné d’un « V » signifiant Victoire.

Parade des dirigeants et des employés de la Stelco peu après la fin de la Deuxième Guerre mondiale en 1945. En avant-plan, on peut apercevoir, entre autres, H.G. Hilton, H.H. Champ, dirigeants de Stelco et un officier militaire (MIKAN 4915722)

La Stelco et ses travailleurs ont assumé d’importantes responsabilités durant les deux grandes guerres en répondant à la demande des gouvernements canadien et britannique en produits militaires. Ils ont contribué dans une certaine mesure à la victoire des alliés.

Mais le succès ne s’arrête pas là. Le développement phénoménal des centres urbains durant les années 1950, de l’immobilier, des ressources énergétiques, des moyens de transport et des produits de consommation divers provoquent une grande demande en acier.

Photographie noir et blanc montrant des travailleurs manœuvrant une machine servant à rouler l’acier et à le transformer en multiples panneaux.

Vue intérieure d’une usine plus moderne des années 1960 permettant de transformer l’acier en rouleaux et en panneaux.(MIKAN 4915723)

On assiste alors à l’élaboration de grands complexes industriels et la mise en place d’un centre de recherche équipé d’une haute technologie qui permet à la Stelco de développer de nouveaux produits d’acier, d’intensifier ses opérations et sa production dans tous les domaines autant résidentiel que commercial.

Ingénieur du laboratoire de métallurgie testant la qualité de la structure de l’acier avec un appareil appelé « photomicrographe » vers 1960 (MIKAN 4915724)

Ingénieur du laboratoire de métallurgie testant la qualité de la structure de l’acier avec un appareil appelé « photomicrographe » vers 1960 (MIKAN 4915724)

Un collage de publicités en couleurs. La première illustration montre différents produits résidentiels, dont un foyer au bois pour le salon, la deuxième montre la fabrication de panneaux d’acier et la troisième montre quelques dessins architecturaux pour la construction de bâtiments.

Collage de trois publicités provenant de la revue Steel in Homes 1967, « Stelco Plate Products » (novembre 1969) et « Expanding the Markets for Stelco Steel » vers 1970. (MIKAN 4915725)

La Steel Company of Canada Limited (Stelco) exporte ses produits partout dans le monde et devient ainsi l’une des plus importantes entreprises d’acier en Amérique du Nord. À titre d’exemple, elle prend part activement au design et à la construction du pavillon de l’acier à Expo 67.

Photographie noir et blanc montrant plusieurs édifices d’architecture moderne.

À l’arrière-plan, le pavillon canadien de l’acier à l’Exposition universelle de Montréal en 1967. Ce pavillon fut construit par les quatre plus grandes entreprises canadiennes de l’acier : Algoma, Stelco, Dofasco et Dosco. Elles ont reproduit en miniature toutes les composantes de la fabrication de l’acier. On peut apercevoir au centre de l’image le pavillon de l’industrie canadienne des pâtes et papiers. (MIKAN 4915727)

Au cours des prochains mois, nous vous ferons connaître l’univers de la Stelco, ses usines, ses dirigeants, ses employés, ses opérations, ses innovations, ses produits, ses difficultés ainsi que ses activités sociales, sportives et culturelles.


Lucie Paquet est archiviste à la Division Science, gouvernance et politique de Bibliothèque et Archives Canada.