Pas besoin de gants blancs

Par Alison Harding-Hlady

On nous demande souvent pourquoi nos restaurateurs et nos bibliothécaires ne mettent pas de gants lorsqu’ils manipulent des livres rares ou fragiles. Question pertinente puisque, dans les films et les séries télévisées, les restaurateurs de livres rares portent toujours des gants blancs pour manipuler des artéfacts inestimables. C’en est devenu une scène emblématique! Mais la réponse à cette question est simple : c’est mieux pour les livres!

Il faut bel et bien se servir de gants protecteurs pour travailler avec certaines archives, dont des œuvres d’art ou des photographies. Toutefois, pour les livres rares, les normes de l’industrie recommandent les mains nues, propres et sèches. Les guides (en anglais seulement) publiés par la Bibliothèque nationale britannique et la Bibliothèque du Congrès ne se contentent pas de préconiser la manipulation des documents à mains nues : ils déconseillent les gants, qui peuvent être plus nuisibles qu’utiles.

Avez-vous déjà essayé de lire un livre ou d’accomplir une tâche de motricité fine avec des gants? C’est impossible! Il est beaucoup plus difficile de contrôler ses mouvements ou de tourner les pages. Vous avez donc plus de chance d’échapper le volume, de déchirer une page ou de causer d’autres dommages. Lorsqu’un restaurateur effectue une réparation délicate et complète, il faut absolument qu’il puisse toucher au papier et faire preuve d’une grande dextérité.

Photo couleur d’une personne se tenant debout devant une table dans le laboratoire de restauration des livres, réparant le dos d’un volume.

Manise Marston, restauratrice de livres en chef, travaillant dans le laboratoire des livres de BAC.

Les gants ne sont pas toujours propres et peuvent laisser des peluches ou de la saleté sur les livres. Ils peuvent aussi réchauffer les mains, et leur coton mince ne bloque habituellement pas la sueur. De plus, la reliure et les pages d’un livre sont robustes et conçues pour être touchées. N’oubliez pas que les livres rares ajoutés à la collection sont fréquemment manipulés depuis des siècles. Avec un peu de soin et de
prudence, d’innombrables personnes pourront en faire autant pendant des centaines d’années encore!

Photo couleur en gros plan montrant des mains qui tiennent un livre somptueusement décoré.

Détail d’une édition de 1758 de Paradise Lost conservée dans la collection des livres rares de BAC. No OCLC : 228137

Bien entendu, des précautions sont nécessaires pour manipuler des livres rares. Les mains doivent être propres et sèches; les crèmes et tout autre produit sont à éviter. Il faut se servir de porte-livres ou de supports adéquats, tourner les pages lentement et ne jamais ouvrir un volume au point de faire forcer sa reliure et son dos. Il est important de manipuler le livre le moins possible, toujours avec le plus grand soin.

Faut-il parfois mettre des gants? Oui. Si l’ouvrage comprend des œuvres d’art ou des photos originales, si la reliure contient des éléments en métal ou d’autres matériaux inhabituels, ou s’il semble y avoir un contaminant quelconque, comme de la moisissure, le port de gants peut être conseillé. Cependant, la pratique courante à BAC et dans les institutions semblables ailleurs dans le monde consiste à ne pas porter de gants pour manipuler ces articles à la fois magnifiques, précieux et fascinants de notre collection.

Photo couleur de deux pages de texte illustrées dans un ouvrage ancien.

Un exemplaire de 1482 du livre Elementa d’Euclide, conservé dans la collection des livres rares de BAC. No OCLC : 1007591701


Alison Harding-Hlady est bibliothécaire principale au catalogage et responsable des livres rares et des collections spéciales à la Direction générale du patrimoine publié de Bibliothèque et Archives Canada.

Conservatrice invitée : Tania Passafiume

Bannière pour la série Conservateurs invités. À gauche, on lit CANADA 150 en rouge et le texte « Canada: Qui sommes-nous? » et en dessous de ce texte « Série Conservateurs invités ».

Canada : Qui sommes-nous? est une nouvelle exposition de Bibliothèque et Archives Canada (BAC) qui marque le 150e anniversaire de la Confédération canadienne. Une série de blogues est publiée à son sujet tout au long de l’année.

Joignez-vous à nous chaque mois de 2017! Des experts de BAC, de tout le Canada et d’ailleurs donnent des renseignements additionnels sur l’exposition. Chaque « conservateur invité » traite d’un article particulier et en ajoute un nouveau — virtuellement.

Ne manquez pas l’exposition Canada : Qui sommes-nous? présentée au 395, rue Wellington à Ottawa, du 5 juin 2017 au 1er mars 2018. L’entrée est gratuite.


Temples of Today, John Vanderpant, 1934

 Photographie noir et blanc d’un silo à grains; de hautes tours circulaires se dressent devant un immeuble rectangulaire encore plus haut.

Temples of Today, John Vanderpant, 1934. (MIKAN 3784205)

Le photographe John Vanderpant voyait les silos à grains du Canada comme de véritables temples. Ceux-ci reflétaient sa vision utopique du pays, fondée sur sa confiance envers le commerce et l’industrie. À ses yeux, l’industrie était l’avenir de la nation.


Parlez-nous de vous.

Dès l’âge de 13 ans, j’ai su que je voulais devenir restauratrice. Mon oncle avait épousé une femme formidable du nom de Janice, qui était restauratrice en beaux-arts; elle restaurait des peintures, des œuvres d’art sur papier et des photographies. Elle m’a beaucoup influencée. J’ai travaillé dans son laboratoire privé pendant mes études à l’université. J’ai ainsi pu acquérir de l’expérience avant même de commencer mes études supérieures en conservation. Quand j’ai obtenu mon diplôme, les emplois se faisaient rares au Canada; cette année-là, ma tante avait fermé son laboratoire pour voyager. Sur un coup de tête, je me suis retrouvée à la George Eastman House. Je devais y rester seulement trois mois, mais finalement, ça s’est transformé en trois ans et trois mois! C’est là que j’ai développé ma passion pour la photographie, et en particulier pour les procédés historiques. J’avais souvent les mains noircies à cause de tout le nitrate d’argent que je manipulais. Et maintenant que je suis à Bibliothèque et Archives Canada, je vois parfois le nom de ma tante sur quelques rapports, puisqu’elle a déjà été stagiaire ici, bien avant mon arrivée.

Les Canadiens devraient-ils savoir autre chose à ce sujet selon vous?

La collection de photographies de BAC est très diversifiée : on y trouve tout un éventail de procédés et d’images. Dans cette exposition, mon œuvre préférée s’intitule Temples of Today, de John Vanderpant. Comme je suis restauratrice de photographies, je regarde souvent au-delà de l’image pour examiner de près les matériaux, voir comment la photo a été prise, tenter de déterminer si elle a été altérée… Alors souvent, pour ne pas me laisser distraire par l’image, je place la photo tête en bas; elle devient moins distrayante, et je peux mieux me concentrer sur les matériaux.

Pour cette photo, je n’ai eu qu’à me pencher et à examiner la surface avec un éclairage de côté, presque à hauteur des yeux. Comme ça, on peut vraiment « voir » un objet; ça fait ressortir toutes les marques et les déformations qui découlent de sa manipulation.

Si vous observez la photo de Vanderpant de cette façon, vous verrez les empreintes d’un chat! Nous croyons qu’un chat a marché dans les deux sens sur la photo, alors qu’elle était déjà montée sur le support papier. Ses empreintes se retrouvent à la fois sur la photo et le support. Vanderpant avait peut-être un chat qui lui rendait visite dans le studio? J’aime bien trouver ce genre de secret bien caché sur une œuvre! J’ai essayé d’enlever ou d’atténuer les empreintes, mais elles sont bien incrustées dans l’émulsion. Je n’ai donc pas pu faire grand-chose comme traitement, et on les voit encore.

Une photographie placée sur une table, sous un puissant éclairage de côté, révèle la présence d’empreintes de chat.

Vue de la photographie Temples of Today sous un éclairage de côté, révélant la présence d’empreintes de chat. Photo prise par Tom Thompson.

Parlez-nous d’un élément connexe que vous aimeriez ajouter à l’exposition

J’aime beaucoup montrer aux gens un daguerréotype datant de juillet 1858 qui montre la Brasserie Molson, à Montréal, après un incendie. C’est une demi-plaque encore en bon état. L’image est sombre, car l’incendie n’a rien épargné. On voit un homme debout au milieu des ruines; une femme est assise à sa gauche, avec un jeune enfant qui a bougé quand la photo a été prise, parce que l’image est floue. C’est émouvant quand on pense que le daguerréotypiste était sur les lieux à ce moment.

Il y a quelques années, ce daguerréotype a été choisi pour faire partie d’une exposition. J’ai donc eu la chance de pouvoir ouvrir son étui pour l’examiner. Le ruban d’étanchéité d’origine avait déjà été enlevé. Quand j’ai retiré le passe-partout de cuivre, j’ai tout de suite vu la marque d’un doigt dans le coin supérieur gauche. C’est peut-être l’empreinte du daguerréotypiste, dont on ne connaît pas l’identité. Il l’a sans doute laissée involontairement quand il a développé la plaque ou qu’il l’a placée dans son étui. Ce mystère du passé crée un pont, un lien entre nous, ces gens sur la photo et la personne invisible derrière l’appareil photo.

Coin d’un daguerréotype montrant une empreinte digitale sur le bord de la plaque. La photo montre un gros plan de la Brasserie Molson après un incendie. Une femme avec un bébé est assise au bas de l’image.

Détail d’un daguerréotype montrant une empreinte digitale sur le bord de la plaque. Photo prise par Jennie Woodley. (MIKAN 3623957)

Image noir et blanc des décombres de la brasserie à l’avant-plan, avec un immeuble endommagé en en arrière-plan. Une femme et un bébé sont assis au centre, à la gauche d’un homme debout.

Image pleine grandeur de la Brasserie Molson après l’incendie de 1858. (MIKAN 3623957)

Pour rester dans le thème des animaux et des photos, j’aimerais vous parler d’un chien bien spécial que nous appelons, au Centre de préservation, le « Décadog ». C’est l’exemple parfait d’un animal qui agit comme tel, peu importent les circonstances!

On peut voir ce chien sur une photo panoramique (un négatif en nitrate) du 7e détachement de la Batterie C de la Royal Canadian Horse Artillery. Ces militaires faisaient partie d’unités du Corps expéditionnaire canadien et de la Royal Air Force qui s’entraînaient dans divers camps, en Ontario. La photo qui nous intéresse a été prise à Kingston entre 1914 et 1918. Le négatif a été découvert en 2011, quand mes collègues Carla Klück et Louise Perrault ont passé en revue notre collection de clichés panoramiques au nitrate.

C’est un négatif de grandes dimensions : il fait 200 mm de hauteur sur 1060 mm de largeur! À première vue, c’est une simple photo de troupes militaires au tournant du siècle. Mais en la regardant de plus près, on aperçoit un chien à l’avant-plan. Et pas n’importe quel chien : un chien à onze pattes! Les observateurs sont toujours confus quand ils remarquent ce détail inhabituel. Quelqu’un avait déjà tracé dix des pattes à l’encre noire sur le négatif, d’où le surnom « Décadog ». (Sur l’épreuve positive, l’encre noire apparaît en blanc.) L’avant-dernière patte à gauche a été omise.

Maintenant, vous vous demandez sans doute comment un tel chien pouvait exister! La réponse est simple : la photo a été prise par une caméra panoramique appelée Cirkut. Cette caméra pouvait prendre des clichés panoramiques en pivotant horizontalement pendant qu’un rouleau de pellicule se déplaçait sur le plan du film. Le chien sur la photo a dû marcher pendant que la caméra tournait de gauche à droite, et la lente prise de vue a capté ses mouvements.

Pour prouver que ce chien était un ami à quatre pattes « normal », j’ai trouvé une autre photographie au nitrate où il apparaît. Cette fois, il s’agit du 8e détachement de la Batterie C de la Royal Canadian Horse Artillery. La photo a été prise au camp de Petawawa en juin 1916. Les signes distinctifs sur la tête du chien nous font croire qu’il s’agit du même animal sur les deux photos.

Prise de vue panoramique noir et blanc de deux rangées de soldats en uniforme, entre deux canons sur roues. Le « Décadog » se tient à l’avant. On aperçoit les casernes en arrière-plan.

Photo du 7e détachement de la Batterie C de la Royal Canadian Horse Artillery (Corps expéditionnaire canadien) avec le « Décadog », par Andrew Merrilees. (MIKAN 4474227)

Photo du 8e détachement de la Batterie C de la Royal Canadian Horse Artillery (Corps expéditionnaire canadien) au camp de Petawawa, avec un chien au centre, par Andrew Merrilees. (MIKAN 4473482)

Biographie

Photo en couleur d'une femme regardant le photographe.

Crédit Tom Thompson

Tania Passafiume est restauratrice en chef des documents photographiques à Bibliothèque et Archives Canada depuis 2005. Après avoir terminé sa maîtrise en restauration d’œuvres d’art à l’Université Queen’s avec une spécialisation en restauration de photographie, d’œuvres sur papier et de livres, elle a déménagé à Rochester, dans l’État de New York, où elle a passé plus de trois ans à la George Eastman House, d’abord pour suivre un programme de certificat sur la restauration photographique et la pratique de l’archivage, puis à titre de boursière du premier cycle du Programme de résidence avancé Andrew W. Mellon en restauration photographique. Pendant les trois années qui ont suivi, Tania a été boursière de la Fondation Andrew W. Mellon en restauration photographique à l’Art Institute of Chicago. Elle a aussi travaillé dans les établissements et laboratoires privés suivants : Jana Conservation, McMichael Canadian Art Collection, les Archives nationales du Canada, les Archives de la Ville de Vancouver et le Centre canadien d’architecture.

En collaboration avec l’Institut canadien de conservation, Tania a publié Silver Gelatin Paper Sample Sets, fondé sur sa thèse de la George Eastman House. Cet ouvrage a donné lieu à des travaux de recherches sur Hippolyte Bayard, un projet sur lequel elle travaille en ce moment avec le Centre de recherche sur la conservation des collections, à Paris. Plus récemment, elle a piloté un projet réunissant Bibliothèque et Archives Canada et la Direction des affaires culturelles de la Ville de Paris/Atelier de restauration et de conservation des photographies de la Ville de Paris. Cette collaboration a débouché sur le premier glossaire visuel français-anglais portant sur conservation photographique, intitulé Lingua Franca : Un langage commun pour les restaurateurs de documents photographiques. Publié sous forme de livre numérique enrichi, il est offert gratuitement sur iTunes.

 

Miroirs riches en souvenirs : restaurer les daguerréotypes de la collection de Bibliothèque et Archives Canada – Partie II

Par Tania Passafiume et Jennifer Roger

Détérioration du verre

Les matériaux qui composent un daguerréotype (le cuivre, l’argent, le papier, le laiton, le cuir, le velours, la soie et le verre) se détériorent à divers degrés selon leurs conditions de conservation. Les restaurateurs sont le plus souvent confrontés à la détérioration du verre.

Les daguerréotypes affectés par ce problème paraissent souvent ternes et flous, mais la photo n’est pas nécessairement touchée. C’est le cas de plusieurs daguerréotypes de la collection de Bibliothèque et Archives Canada (BAC) qui ont été traités en vue d’une exposition.

La dégradation du verre découle de la variation de la température et du taux d’humidité, et peut se manifester de différentes façons. Ce sont parfois des craquelures qui prennent la forme de minuscules fissures à la surface du verre. Le verre ancien contenant une teneur élevée en oxyde de sodium, il peut aussi subir une décomposition chimique qui le rend flou ou voilé.

Il est toujours préférable de conserver les daguerréotypes sous leur verre d’origine. Si la détérioration n’en est qu’aux premiers stades, le verre semblera flou ou couvert d’un voile blanc; souvent, on peut alors le nettoyer et le réutiliser. Le procédé est relativement simple : il suffit d’enlever le verre, de le laver à l’aide d’eau distillée et d’un savon neutre, puis de le rincer à l’éthanol. On le laisse ensuite sécher à l’air libre avant de le remettre sur la photo. Résultat : celle-ci semble instantanément plus nette et lumineuse. Lire la suite

William Redver Stark : La restauration des cahiers

Différentes approches ont été privilégiées au cours des années pour la conservation des cahiers de dessins ou des œuvres reliées. Pendant longtemps, on détachait simplement les œuvres pour se débarrasser de la reliure. Maintenant, la valeur historique et archivistique de la reliure est largement reconnue. Bibliothèque et Archives Canada (BAC) ne fait pas exception, et les traitements de conservation visent désormais à préserver l’intégrité des œuvres, incluant leur reliure.

Dans un article précédent, nous vous avons présenté l’œuvre du soldat William Redver Stark. Les cahiers faisant partie du fonds William Redver Stark n’avaient jamais été réparés ou préservés, et commençaient à montrer des signes d’usure :

  • Déchirures et trous
  • Pages détachées, manquantes ou dans le mauvais ordre
  • Fils de reliure brisés
  • Couvertures pas solidement reliées aux pages ou carrément détachées

Les cahiers font donc l’objet de différents traitements de conservation, entrepris par une équipe de conservateurs hautement spécialisés œuvrant dans le domaine de la conservation et de la restauration de livres, au sein de BAC. Ces conservateurs ont travaillé de concert avec les gestionnaires de collections et les archivistes pour respecter l’intégrité de l’œuvre de Stark, et lui rendre pleinement ses heures de gloire.

Quant aux dessins et aux aquarelles de ce fonds, ils sont en très bon état. Dans certains cas, on croirait mêmes qu’ils ont été réalisés il y a quelques jours à peine. Il faut dire que les cahiers sont restés fermés pendant pratiquement cent ans, et que les pages ont rarement été exposées à l’air ou à la lumière. Ainsi, contempler une œuvre de Stark, c’est faire un voyage dans le temps qui permet de voir le travail d’un artiste tel qu’il a été fait il y a cent ans, au cours d’une des guerres les plus meurtrières et cruciales de notre temps.

En somme, le travail de restauration de l’équipe de Conservation et de restauration de BAC permettra de stabiliser l’état des cahiers afin de s’assurer qu’ils traverseront avec succès l’épreuve du temps, et permettront aux générations futures d’avoir accès à une importante partie de notre histoire.

Exemple d’un traitement de restauration requis : le ruban adhésif doit être retiré.

Exemple d’un traitement de restauration requis : le ruban adhésif doit être retiré.
© Bibliothèque et Archives Canada

Autre exemple de traitement de restauration requis : la couverture doit être recousue.

Autre exemple de traitement de restauration requis : la couverture doit être recousue.
© Bibliothèque et Archives Canada

Voir aussi :