Par Geneviève Morin
Par une journée ordinaire de juin 2011, un mystère improbable atterrit sur les bureaux des archivistes en art documentaire de Bibliothèque et Archives Canada (BAC). Il s’agit d’une petite statuette en bronze représentant le général James Wolfe. Cette œuvre du sculpteur Vernon March vient tout juste d’être trouvée à l’hôtel Lord Elgin, à Ottawa, soigneusement emballée et discrètement laissée sans surveillance. Le seul indice est une note dans laquelle l’auteur anonyme exprime son regret d’avoir volé la statuette « dans un acte de folie » lors d’une visite aux Archives dans les années 1950. Arrivant au crépuscule de sa vie, le voleur souhaite faire amende honorable…
Les archivistes qui connaissent l’histoire des collections non textuelles de BAC se mettent immédiatement au travail, entreprennent des recherches et dénichent des documents. La provenance est confirmée : la représentation en bronze du général Wolfe avait en effet été ajoutée aux collections des Archives en 1914! La statuette, récupérée avec gratitude, est finalement envoyée au lieu qui l’abrite actuellement, le Musée canadien de l’histoire.
Une question demeure toutefois : à l’époque, pourquoi les Archives décident-elles d’inclure ce type de sculpture dans la collection? Ne se limitent-elles pas généralement aux documents bidimensionnels, notamment les ressources textuelles, les photographies, les cartes et les dessins? Bien entendu, même si de nombreux Canadiens savent que BAC et les institutions qui l’ont précédé (les Archives nationales du Canada, la Bibliothèque nationale du Canada et les Archives publiques du Canada) acquièrent des ressources non textuelles depuis plus de 130 ans, peu connaissent la raison pour laquelle nos collections étaient – et, dans certains cas, sont encore – si éclectiques.
L’audacieuse ambition d’Arthur Doughty
Disons les choses simplement : à BAC, la diversité des fonds d’archives d’hier et d’aujourd’hui est attribuable en grande partie au deuxième archiviste fédéral du Canada, Arthur Doughty. Comme il l’explique dans le Catalogue of Pictures des Archives de 1925, son ambition n’est alors rien de moins que de faire de l’institution un ministère national d’histoire où sont préservées les sources de toute nature ayant une valeur pour l’étude de l’histoire du Canada. Il s’agit d’un mandat important, c’est le moins que l’on puisse dire…

Arthur G. Doughty, archiviste fédéral, vers 1920, studio Pittaway. (c051653)
Après sa nomination en 1904, Arthur Doughty exprime sa vision en diversifiant beaucoup les types d’acquisitions que font les Archives. L’un des exemples les plus frappants de ce changement dans les pratiques d’acquisition est sans nul doute la gargantuesque maquette de la ville de Québec préparée par Duberger (voir ci-dessous) et transférée du ministère de la Guerre britannique en 1908.

Salle Grey, édifice des Archives publiques du Canada, rue Sussex, Ottawa (Ontario), après 1926. (a066642) (La maquette a été construite à Québec par le dessinateur Jean-Baptiste Duberger et le lieutenant-colonel John By, membre des Royal Engineers, entre 1806 et 1808. Aujourd’hui, la maquette est sous la garde de Parcs Canada.)
Au fil des ans, les Archives deviennent les gardiennes de milliers d’articles divers, dont les artéfacts suivants :
- la tunique rouge que portait Isaac Brock au moment de son décès lors de la bataille des hauteurs de Queenston
- le fauteuil de campagne de cuir de James Wolfe (photographié ci-dessus dans le bureau de Arthur Doughty, à gauche)
- une massue casse-tête qui aurait été utilisée pendant la guerre de 1812, ainsi que plusieurs autres armes
- des lunettes, des armes et des vêtements autochtones
- des miroirs, des chandeliers et diverses pièces de mobilier
- les plus vastes collections de pièces de monnaie, de jetons, de papier-monnaie, de médailles et de décorations du pays
- des curiosités, comme un pilon à pommes de terre en bois qui aurait été utilisé dans la cuisine de sir John Johnson, et un ensemble élaboré de cloches de traîneau en laiton ayant appartenu à la princesse Louise et au marquis de Lorne
Bref, rien ne semble alors être exclu pour les Archives, tant que cela peut permettre aux Canadiens d’apprendre quelque chose sur leur histoire.

Pendule de cheminée des Frères Raingo exposée dans l’édifice des Archives publiques, date inconnue. (a066643)
Un incontournable, tant pour les gens du coin que pour les visiteurs
Considérées comme une maison aux trésors pour l’historien canadien par le magazine Saturday Night en 1910, les Archives élaborent au fil du temps un programme muséal très réussi, offrant aux Canadiens l’occasion de s’immerger dans des expositions diversifiées combinant des publications, des ressources textuelles et des produits spécialisés de diverses formes, comme des cartes, des photographies, des peintures, des gravures et des artéfacts tridimensionnels. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence, mais on peut apercevoir la tristement célèbre statuette de Wolfe dans la photo ci-dessous, prise vers 1926, sous le tableau de Benjamin West La mort du général Wolfe, dans la salle Northcliffe des Archives.

Salle Northcliffe, édifice des Archives publiques du Canada, rue Sussex, Ottawa (Ontario), vers 1926-1930. (a137713). On peut voir la statuette de Wolfe, sculptée par Vernon March, sur le dessus de la vitrine d’exposition se trouvant sous le grand tableau, le long du mur à droite.
Installées dans diverses aires, dont trois salles conçues sur mesure au rez-de-chaussée de l’édifice des Archives, au 330, rue Sussex, les expositions permanentes sont régulièrement complétées par des expositions spéciales soulignant des événements commémoratifs, l’arrivée d’acquisitions importantes ou la visite d’invités de marque. L’espace est restreint, mais sous la direction d’Arthur Doughty et des conservateurs MM. Weber et A.E.H. Petrie, presque chaque espace utilisable est considéré comme un endroit où mettre en valeur la collection, même les corridors et le bureau de Arthur Doughty.

Salle Minto, édifice des Archives publiques du Canada, aménagée pour une réception à l’intention des délégués participant à la Conférence impériale, Ottawa, août 1932 (c000029). À l’époque, le trône du monarque (au centre, à droite) est conservé au Musée des archives lorsqu’il n’est pas utilisé au Sénat du Canada.

Salle des affiches de guerre, édifice des Archives publiques du Canada, rue Sussex, Ottawa (Ontario), vers 1944 (a066638). Nous trouvons encore des trous de punaises dans certaines affiches de guerre des collections préservées à BAC. Les pratiques de conservation et d’exposition ont beaucoup évolué depuis l’époque de la Salle des affiches de guerre!
C’est ainsi qu’au fil du temps, le Musée des archives accueille d’innombrables groupes d’écoliers, d’universitaires, de passionnés d’histoire et de dignitaires en visite. On compte même la visite de la princesse Elizabeth et du duc d’Édimbourg, en 1951. Le couple royal semble grandement apprécier l’expérience. En effet, comme le rapportent fièrement les responsables des Archives, au moment où le groupe signe le registre des visiteurs et part pour Rideau Hall, une période beaucoup plus longue que celle prévue dans le programme officiel s’est écoulée.

Leurs Altesses Royales la princesse Elizabeth et le duc d’Édimbourg, accompagnés de l’honorable F. Gordon Bradley, secrétaire d’État (à gauche), aux Archives publiques. Rapport sur les Archives publiques pour l’année 1951.
Au milieu des années 1960, la popularité du musée connaît une hausse fulgurante. Malheureusement, comme l’observe M. Petrie en 1960, ce grand succès a des effets négatifs : un seul gardien ne semble pas suffire pour les trois salles, car on note que des larcins et des actes de vandalisme mineurs sont commis sur des objets de la collection. La sécurité a du mal à assurer une surveillance suffisante étant donné que les visiteurs sont de plus en plus nombreux. Peut-être est-ce dans ces conditions que la statuette de Wolfe disparaît, malheureusement…
L’inévitable non-durabilité
Au bout du compte, l’approche bien intentionnée d’Arthur Doughty ne peut visiblement plus fonctionner. En près de 60 années d’existence, le Musée des archives accumule une telle collection tridimensionnelle que l’édifice des Archives est plein à craquer. L’espace devient si restreint qu’en 1965, les salles d’exposition de l’édifice de la promenade Sussex [la rue est devenue promenade en 1953] doivent être déménagées dans des locaux temporaires à l’édifice Daly, près du Château Laurier. Il en est de même pour les artéfacts excédentaires, jusque-là entreposés dans l’édifice Loeb sur la rue Besserer.

Hôtel G.T.R. [Château Laurier] et édifice Ria [Daly]. Photo : William James Topley, après 1911 (a009116). En 1921, le gouvernement fédéral achète et commence à occuper l’édifice Daly, un immeuble commercial.
Un nouvel édifice, mais des collections réduites
En 1967, la Bibliothèque nationale et les Archives nationales du Canada déménagent dans de nouveaux locaux au 395, rue Wellington, à Ottawa. Cet immeuble moderne, conçu sur mesure, comprend des aires d’exposition. Toutefois, il n’est pas prévu que les expositions d’antan y soient reproduites; l’accent sera plutôt mis sur la richesse des ressources qui garnissent les fonds et les collections d’archives et de bibliothèque.
Les années qui suivent le déménagement sont donc consacrées à la répartition de la collection du Musée des archives. La plupart des artéfacts tridimensionnels sont transférés au futur Musée de l’homme (aujourd’hui le Musée canadien de l’histoire), tandis que les trophées de guerre et les artéfacts militaires demeurent à l’édifice de la promenade Sussex pour continuer à faire partie de la collection du Musée canadien de la guerre. Environ 16 000 pièces de monnaie et autres objets liés à la numismatique sont envoyés à la Banque du Canada. Les fonds philatéliques des Archives sont pour leur part transférés au ministère des Postes. Les Archives conservent leurs collections de quelque 6 000 médailles et jetons militaires, commémoratifs et ecclésiastiques. Ces dernières, ainsi que l’importante collection de peintures, continueront à faire partie des collections d’art documentaire et d’objets des Archives publiques. M. Petrie reste en poste à titre de conservateur du musée et de la numismatique, guidant les groupes dans les expositions de tableaux et autres, ainsi que dans la découverte des impressionnants éléments décoratifs et architecturaux du nouvel immeuble.
Un héritage permanent
À mesure que BAC progresse dans le 21e siècle, l’esprit ambitieux d’Arthur Doughty et l’héritage du Musée des archives se perpétuent à travers une approche purement canadienne des archives. Des documents gouvernementaux, des archives privées et des ressources non textuelles de toutes sortes ont été recueillis et conservés pendant plus de 100 ans. Cette approche est à l’origine de l’ensemble éclectique de compétences que possèdent encore aujourd’hui les professionnels de BAC. Plus important encore, elle fait en sorte qu’un patrimoine documentaire diversifié continue d’intriguer, d’informer et d’impressionner les Canadiens et les visiteurs, même si les règles de sécurité et d’accès sont devenues un peu plus strictes après l’affaire de la statuette de Wolfe.
Geneviève Morin est archiviste principale pour l’art documentaire, les objets et la photographie à la Division des archives gouvernementales, à Bibliothèque et Archives Canada.