Par Ariane Brun del Re
Cette année, le Théâtre Cercle Molière, une compagnie de théâtre professionnelle installée dans le quartier de Saint-Boniface, à Winnipeg, célèbre son centenaire. Cet anniversaire est d’autant plus remarquable qu’il s’agit de la plus ancienne compagnie de théâtre francophone en existence au Canada.
Fondé pour interpréter des classiques du répertoire français, le Cerce Molière se tourne vers le théâtre québécois et canadien dans les années 1950. Au cours de la décennie suivante, il se professionnalise et devient l’un des principaux lieux d’ébullition de la dramaturgie franco-manitobaine, un rôle qu’il assume encore aujourd’hui.
Bien que le fonds d’archives du Cercle Molière soit conservé au Centre du patrimoine de la Société historique de Saint-Boniface, certains documents qui témoignent de l’existence et de l’évolution de cette compagnie de théâtre importante font partie des collections de Bibliothèque et Archives Canada (BAC), notamment le fonds Gabrielle Roy.
Connue pour avoir remporté le prestigieux prix Femina avec son roman Bonheur d’occasion (1945), Gabrielle Roy est originaire de Saint-Boniface. Avant de devenir une écrivaine de renommée internationale, elle foule à plusieurs reprises les planches du Cercle Molière. Elle en devient membre vers 1930-1931, à l’époque où elle enseigne à l’Institut Provencher de Saint-Boniface. Le Cercle est alors dirigé par Arthur Boutal, journaliste et imprimeur de profession, qui monte des pièces de théâtre françaises avec l’aide de sa conjointe Pauline (née Le Goff), artiste peintre et dessinatrice de mode. Après le décès d’Arthur Boutal en 1941, Pauline assume la direction de la compagnie jusqu’en 1968. Le certificat ci-dessous, décerné à Gabrielle Roy par la province du Manitoba à l’occasion du 50e anniversaire de la compagnie, témoigne de son implication au sein du Cercle Molière :

Certificat remis à Gabrielle Roy par la province du Manitoba en reconnaissance de sa participation au Cercle Molière. (e011271382)
Le fonds Gabrielle Roy contient aussi plusieurs ébauches du texte intitulé « Cercle Molière… porte ouverte… », qu’elle a rédigé vers 1975 pour un album censé marquer le 50e anniversaire de la compagnie. L’article paraît dans l’ouvrage collectif Chapeau bas : réminiscences de la vie théâtrale et musicale du Manitoba français (1980). Gabrielle Roy s’y souvient des défis rencontrés par les membres du Cercle : « La difficulté principale pour nous qui étions sans ressources fut toujours de nous assurer un local gratuit pour nos répétitions. Nous avons erré ça et là jusqu’à aboutir, au cours d’un hiver assez rude, à répéter, foulard au cou, dans la pénombre d’un entrepôt mal éclairé et peu chauffé. En fin de compte, j’obtiens du directeur de l’Académie Provencher, où j’étais institutrice, la permission d’utiliser ma salle de classe à cette fin. » (p. 117)

L’endo et le verso de la première page du carnet dans lequel Gabrielle Roy a écrit le texte « Le Cercle Molière… porte ouverte… » paru dans Chapeau bas. (e011271380)
Après avoir assumé diverses fonctions pour la compagnie de théâtre, Gabrielle Roy décroche son premier vrai rôle dans la pièce Blanchette d’Eugène Brieux, dont la première représentation a lieu le 30 novembre 1933. Elle y joue la fille d’un couple d’aristocrates. Grâce à cette pièce, la compagnie se démarque au Festival régional du Manitoba, un concours préliminaire qui lui ouvre les portes du nouveau Festival national d’art dramatique, qui se déroule à Ottawa en avril 1934. Contre toute attente, la compagnie triomphe dans le volet francophone.
Deux ans plus tard, le Cercle Molière remporte de nouveau le Festival régional du Manitoba, avec Les Sœurs Guédonec de Jean-Jacques Bernard. La pièce met en scène deux vieilles filles paysannes, dont l’une, Maryvonne, est jouée par Gabrielle Roy et l’autre, Marie-Jeanne, par Élisa Houde, comme le montre le programme ci-dessous :

Programme de l’édition 1936 du Festival régional du Manitoba lors duquel le Cercle Molière présente Les Sœurs Guédonec, avec Gabrielle Roy dans le rôle de Maryvonne. (MIKAN 5383741)
Le Cercle est ainsi sélectionné pour participer au Festival national d’art dramatique, où il remporte le trophée de la meilleure pièce française pour une deuxième fois. Lors de ce séjour à Ottawa, Gabrielle Roy croise un certain Yousuf Karsh. Le jeune photographe canadien d’origine arménienne collabore avec le Little Theatre, à Ottawa, où il apprend à photographier les acteurs sur scène, comme il le relate dans son livre In Search of Greatness (1962) : « L’expérience de photographier des acteurs sur scène, avec un éclairage de plateau, était électrisante. [Mon mentor, John H.] Garo, m’avait appris à travailler avec la lumière du jour, à attendre que l’éclairage soit idéal. Dans ce nouveau contexte, le metteur en scène avait une maîtrise complète de l’éclairage. Les possibilités infinies de l’éclairage artificiel m’ont subjugué. » [traduction] (p. 48) Ces techniques d’éclairage apprises au théâtre, qui permettait des contrastes importants entre le noir et le blanc, allaient devenir sa marque de commerce.
En raison de son intérêt pour le théâtre, Karsh devient le photographe attitré du Festival national d’art dramatique en 1933. BAC conserve plusieurs photographies qu’il a prises de Gabrielle Roy lors de la représentation des Sœurs Guédonec :

Photographie de Yousuf Karsh montrant Élisa Houde (à gauche) et Gabrielle Roy (à droite) dans une représentation de la pièce Les Sœurs Guédonec au Festival national d’art dramatique. (e011069771_s1)
Au moment où leurs chemins se croisent, Gabrielle Roy et Yousuf Karsh ont tous les deux 27 ans. Sans le savoir, ils sont à l’aube d’une carrière de renommée internationale, propulsée par le monde du théâtre. Les deux artistes marqueront leur discipline respective : elle, la littérature; lui, la photographie.
Des années plus tard, en examinant l’une des photographies d’elle et d’Élisa Houde prise par Karsh, Gabrielle Roy écrit : « Je regarde la petite photo jaunie et reçois un bizarre choc au cœur. À la fin, qu’est-ce qui poussait cette femme [Élisa Houde], tranquille institutrice déjà passablement âgée, à tant se démener tout-à-coup [sic]? Au reste, qu’est-ce qui nous poussait tous? Le monde serait-il changé parce que, venue du fond du pays, une troupe d’amateurs allait interpréter, dans la capitale canadienne, une pièce du répertoire français? Dans la bigarrure ethnique du Manitoba presque tout acquise d’avance à l’anglais, qu’étaient-ce que notre poignée de gens parlant français, nos efforts insensés, cet espoir hardi dont aujourd’hui encore je me demande comment il a pu fleurir dans notre solitude? Une fleur au désert! » (1980, p. 120-121)
Ce qui est certain, c’est que Gabrielle Roy allait être changée par cette « fleur au désert », pour reprendre son expression. Son passage au Cercle Molière aurait confirmé son envie d’écrire : « Au cours des répétitions, à me découvrir parfois comprise et exprimée par les mots d’un auteur, il me venait le désir de donner peut-être moi aussi un jour la parole à d’autres. Quelle griserie ce devait être! » (1980, p. 123)
Cent ans après sa fondation, le Théâtre Cercle Molière demeure une porte ouverte, un lieu de rassemblement et d’effervescence pour le théâtre francophone du Manitoba et d’ailleurs. Il a propulsé la carrière d’un grand nombre d’artistes et marqué des générations de spectateurs et de spectatrices. Bon anniversaire, Théâtre Cercle Molière!
Autres ressources :
- Gabrielle Roy, une vie : biographie, François Ricard (OCLC 35940894)
- Chapeau bas : réminiscences de la vie théâtrale et musicale du Manitoba français (OCLC 10112702)
- In Search of Greatness. Reflections of Yousuf Karsh, Yousuf Karsh (OCLC 947443)
- Site Web du Théâtre Cercle Molière
- Fonds Gabrielle Roy, Bibliothèque et Archives Canada (MIKAN 3672665)
- Fonds Yousuf Karsh, Bibliothèque et Archives Canada (MIKAN 6145974)
- The Dominion Drama Festival – Theatre Canada fonds, Bibliothèque et Archives Canada (MIKAN 99527)
- Collection des arts du spectacle, Bibliothèque et Archives Canada (MIKAN 99163)
Ariane Brun del Re est archiviste de littérature de langue française au sein de la Division des archives culturelles à Bibliothèque et Archives Canada.




