Des montagnes de mouches noires

Par Martha Sellens

Toutes les facettes de mon travail d’archiviste me passionnent, mais la plus palpitante est la résolution de mystères, surtout quand le résultat est tout à fait imprévu. Un récent mystère que j’ai résolu combine œuvre d’art et mouches noires – et je ne parle pas ici de visiteurs inattendus (ou indésirables!) dans une chambre forte de Bibliothèque et Archives Canada (BAC).

Le point de départ : deux estampes de la Commission géologique du Canada (pièces 5067117 et 5067118). Je travaillais à améliorer leur description dans notre base de données pour qu’on puisse les trouver plus facilement au moment d’effectuer une recherche dans la collection. Les estampes datent de 1883, et leur acquisition remonte à si loin – avant 1925! – qu’il n’y avait presque aucun renseignement à leur sujet dans nos dossiers.

Je me suis donc mise à prospecter. Il s’agissait d’images panoramiques aussi hautes qu’un livre format standard et presque aussi larges que l’envergure de mes bras. Toutes deux étaient des copies d’un même dessin montrant les monts Notre Dame ou Shickshock [aujourd’hui, les monts Chic-Chocs] dans la péninsule de la Gaspésie, au Québec. Mon enquête était simplifiée du fait que le titre, le nom de l’artiste et le nom de l’imprimeur figuraient sur les estampes. J’ai donc aussitôt pu faire le lien avec le rapport préparé par A. P Low au terme de son expédition pour la Commission géologique du Canada (CGC), en 1883.

Estampe noir et blanc d’un dessin montrant une série de monts arrondis. On peut voir des arbres et de l’herbe à l’avant-plan. L’estampe porte un titre, et les points cardinaux sont indiqués en petits caractères le long du bord supérieur.

Photolithographie panoramique des monts Notre Dame ou Shickshock [Chic-Chocs], péninsule de la Gaspésie, Québec. Dessin de L. Lambe réalisé à partir d’une esquisse d’A. P. Low tirée du rapport qu’il a préparé en 1883 pour la Commission géologique du Canada. Les exemplaires conservés par BAC (R214-2887-9) n’ont pas encore été numérisés. Image reproduite avec l’aimable autorisation de Ressources naturelles Canada (GEOSCAN).

À l’été 1883, A. P. Low dirige une petite équipe d’arpenteurs dans la péninsule de la Gaspésie pour étudier la géologie de la région, ainsi que pour améliorer les cartes du coin et en créer de nouvelles. À l’époque, la CGC est souvent la première à envoyer des équipes d’arpentage dans une région, et elle réalise très vite que la documentation des caractéristiques géographiques passe nécessairement par la création de cartes. Dans son rapport, A. P. Low décrit certaines des tâches quotidiennes et des découvertes scientifiques de son équipe. Le rapport a été publié dans un ouvrage de 800 pages réunissant tous les rapports des activités de la CGC de 1882 à 1884. On peut télécharger une version numérique de l’ouvrage sur le site Web de Ressources naturelles Canada ou consulter l’exemplaire papier détenu par BAC.

BAC détient aussi de nombreux carnets de terrain dans lesquels les arpenteurs notaient quotidiennement leurs trouvailles et les résultats de leurs recherches. Ma curiosité étant piquée, j’ai fait venir les carnets d’A. P. Low pour y jeter un œil. N’étant pas géologue, je n’étais pas certaine de pouvoir comprendre ses notes, mais ça fait partie du plaisir! La plupart des carnets étaient remplis de chiffres et d’esquisses, mais vers la fin de l’un d’eux, j’ai décroché le gros lot.

Les gens s’imaginent souvent que les documents gouvernementaux sont synonymes de bureaucratie et d’ennui – et nos archives attestent que c’est souvent le cas. Il arrive toutefois qu’on découvre un élément passionnant qui prouve que le travail des fonctionnaires du 19e siècle pouvait être drôle et intéressant!

Vers la fin d’un des carnets d’A. P. Low, j’ai trouvé l’esquisse qu’il avait dessinée des monts Shickshock. Il s’agissait précisément de celle ayant servi à créer l’illustration qui accompagnait son rapport et dont les estampes étaient à l’origine de mon enquête. C’est un croquis plutôt simple, réparti sur deux pages lignées, mais dont les lignes et les ombres commencent à s’estomper à peu près au milieu des pages.

Pourquoi le dessin n’est-il pas terminé? Comble de chance, A. P. Low nous fournit la réponse dans son carnet de terrain [traduction] : « Incapable de terminer à cause des mouches noires »! Son commentaire s’accompagne d’une tache suspecte et d’un griffonnage représentant trois petites mouches noires à côté de la description de l’esquisse.

Photographie d’un carnet de notes en cuir rouge, ouvert à la page 98. Les pages sont lignées, et l’on voit un dessin au crayon représentant des montagnes et trois petites mouches. Il y a une note au bas de la page qui dit [traduction] : « Croquis de certains des monts qu’on peut voir en regardant vers le nord depuis le mont Albert ». À droite, une autre note indique [traduction] : « Incapable de terminer à cause des mouches noires ».

Croquis des monts Shickshock à la page 98 du carnet de terrain no 2276 d’A. P. Low, péninsule de la Gaspésie, Québec. Commission géologique du Canada (RG45, vol. 142). Photo : Martha Sellens

Je m’imagine les arpenteurs cuisant sous les rayons brûlants du soleil de juin au sommet d’un mont de la Gaspésie et maudissant le minuscule prédateur le plus agaçant du Canada! On peut facilement oublier que derrière chaque document, même le plus bureaucratique et ennuyeux, il y a des gens qui ont travaillé ensemble à sa création. Ce carnet de terrain, comme les estampes officielles qui m’ont menée à sa découverte, ramène en mémoire les personnes – et les mouches noires – qui ont laissé leur trace dans l’histoire.

Ressources connexes de BAC :

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Martha Sellens est archiviste pour le portefeuille sur les ressources naturelles de la Division des archives gouvernementales, à Bibliothèque et Archives Canada.