Tiré de la collection Lowy : la bible de Rebecca

Par Michael Kent

J’adore travailler avec des livres rares, notamment parce que ces ouvrages me permettent souvent d’explorer des volets de l’histoire allant au-delà de l’imprimé. Le Lévitique, publié par Lion Soesmans en 1786, en est un bon exemple. En effet, l’exemplaire de cet ouvrage qui se trouve aujourd’hui dans la collection Jacob M. Lowy est unique, en raison de la signature apposée par l’une de ses anciennes propriétaires : Rebecca Gratz (1781-1869).

Photo couleur de la page titre d’une bible, montrant le troisième livre de Moïse.

La bible de Rebecca (AMICUS 45161685)

Peut-être n’avez-vous jamais entendu parler de Rebecca Gratz. Toutefois, vous connaissez probablement le célèbre personnage fictif Rebecca de York, héroïne du roman de 1819 de Walter Scott, Ivanhoé. Ouvrage de fiction historique, ce roman a inspiré les illustrations populaires de Robin des Bois, du frère Tuck, du roi Richard et du prince Jean. Rebecca, une beauté aux cheveux foncés et le personnage féminin principal du roman, est guérisseuse. Convoitée par les hommes, kidnappée, puis accusée de sorcellerie, elle réussit à s’enfuir d’Angleterre. Dans le monde de la fiction, Rebecca de York demeure une inspiration pour les femmes juives.

Selon bon nombre de spécialistes, bien que cela ne fasse pas l’unanimité, Rebecca Gratz aurait été une source d’inspiration pour Scott lorsqu’il a créé son héroïne fictive Rebecca de York. Selon la légende, Scott aurait entendu parler de Gratz alors qu’il visitait son ami, l’auteur américain Washington Irving, à sa résidence d’Abbotsford, en Écosse, en 1817. Irving avait apparemment beaucoup d’admiration pour Gratz et il aurait transmis cette information à Scott.

Le personnage fictif de Rebecca, sans aucun doute inspirant, n’est rien en comparaison de la vraie Rebecca. Née en 1781 à Lancaster, en Pennsylvanie, Rebecca Gratz déménage à Philadelphie pendant son enfance avec sa famille qui se taille une place de choix dans cette ville, tant au sein de la communauté juive que de la société en général.

Dès son jeune âge, Rebecca devient une figure de proue des activités philanthropiques et communautaires. À l’âge de 20 ans, elle participe à la fondation d’une organisation féminine charitable non sectaire visant à soulager les femmes et les enfants défavorisés. En 1815, elle contribue à la mise sur pied d’un orphelinat à Philadelphie, le Philadelphia Orphan Asylum; ce sera l’une de ses grandes initiatives dans la lutte à la pauvreté.

Peinture noir et blanc d’une jeune femme portant des vêtements d’époque à la mode.

Portrait de Rebecca Gratz, par Thomas Sully. Avec l’aimable autorisation de The Jacob Rader Marcus Center of the American Jewish Archives.

Rebecca Gratz participe activement aux activités d’organismes de bienfaisance juifs. En 1819, elle prend part à l’organisation de la Female Hebrew Benevolent Society, actuellement l’organisme de bienfaisance juif à fonctionnement continu le plus ancien des États-Unis. L’organisme avait pour but d’aider les femmes juives défavorisées. Tout en demeurant indépendant des synagogues, il tentait également de contrer les efforts déployés par des organismes chrétiens en vue de convertir les Juives dans le besoin. En 1855, Gratz poursuit sa quête dans la lutte à la pauvreté alors qu’elle participe à la mise sur pied de la Jewish Foster Home and Orphan Asylum, un foyer d’accueil et orphelinat pour Juifs. Cet organisme deviendra un modèle pour les foyers d’accueil aux États-Unis. Rebecca Gratz joue aussi un rôle dans l’United Hebrew Beneficent Fuel Society et la Hebrew Ladies’ Sewing Society.

L’une de ses plus importantes réalisations dans la communauté juive est sans aucun doute liée au secteur de l’éducation. En 1838, elle fonde la Hebrew Sunday School Society grâce à l’aide financière de la Female Hebrew Benevolent Society. S’inspirant des écoles du dimanche, Gratz offre gratuitement dans son école une éducation juive aux enfants juifs de Philadelphie. L’école permet aussi aux filles d’obtenir une éducation juive, une première aux États-Unis. Le modèle de Gratz existe toujours aujourd’hui dans les écoles juives facultatives du Canada et des États-Unis.

Ce qui est peut-être encore plus impressionnant, c’est que Gratz a accompli toutes ces activités de bienfaisance en élevant l’enfant orphelin de sa sœur Rachel.

Lorsqu’on connaît sa vie, il n’est pas étonnant d’apprendre que Rebecca Gratz a été comparée à Mère Teresa.

Que Gratz ait vraiment inspiré Scott ou non, ces deux femmes inspirantes – l’une réelle et l’autre fictive – ont fait preuve d’un engagement extraordinaire à servir leur communauté. Dans le roman Ivanhoé de Scott, le personnage fictif de Rebecca exprime cette opinion avant de fuir l’Angleterre, parlant d’elle à la troisième personne : « […] depuis le temps d’Abraham jusqu’à nos jours, il y a eu des femmes qui ont voué leurs pensées au Ciel et leurs actions aux œuvres de charité, soignant les malades, nourrissant les pauvres et soulageant les malheureux. C’est parmi elles que l’on comptera Rebecca » [traduction].

Je ne peux m’empêcher d’être ému en manipulant cette bible historique et en pensant à son ancienne propriétaire ainsi qu’à son legs, absolument remarquable.

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Michael Kent est conservateur de la collection Jacob M. Lowy à Bibliothèque et Archives Canada.

Tiré de la collection Lowy : vestiges de la communauté juive espagnole

Par Michael Kent

En tant que bibliothécaire, on m’interroge souvent sur la valeur du livre imprimé à l’ère numérique. Après tout, plusieurs livres des collections dont je m’occupe peuvent être consultés sur Internet en format numérique. Il est vrai que même les plus anciens ouvrages des collections de Bibliothèque et Archives Canada sont maintenant accessibles en ligne sous divers formats; cependant, je suis convaincu que le pouvoir évocateur de l’objet matériel, et de toutes les histoires qui se cachent derrière, dépasse largement le simple contenu de ses pages.

Le fragment du Pentateuque de 1491, le livre des écritures canoniques juives, publié en Espagne, est l’un des ouvrages qui inspirent fortement un tel sentiment.

Cette Bible, imprimée par Eliezer ibn Alantansi à Hijar en Espagne, est le dernier livre hébraïque daté à avoir été imprimé en Espagne avant l’expulsion des Juifs de ce pays en 1492. L’âge, la qualité d’impression et le degré d’érudition nécessaire pour produire un tel livre en font déjà une œuvre majeure des débuts de l’imprimerie, mais c’est l’histoire qu’il nous raconte à propos de l’expulsion des Juifs d’Espagne qui lui confère un tel pouvoir évocateur.

Malheureusement, le problème des réfugiés n’est pas nouveau. À l’heure actuelle, nous vivons une crise des réfugiés à l’échelle internationale, une crise que nous pouvons observer pratiquement en direct grâce aux médias sociaux. La technologie moderne nous permet de découvrir, avec une certaine honte, la pénible existence de ceux qui vivent dans des camps de réfugiés.

La multitude de blogues, de photos, de témoignages personnels et d’informations diffusées dans les médias permettra aux futures générations de chercheurs de comprendre les difficultés que doivent surmonter les réfugiés contemporains, et ce, d’une manière que les précédentes générations n’auraient jamais pu imaginer. Mais qu’en est-il des réfugiés d’autrefois? Comment faire pour comprendre les problèmes des réfugiés au Moyen Âge, leurs attentes, leurs anciennes vies, leurs espoirs pour l’avenir, et la désolation causée par les bouleversements qu’ils ont subis?

Toutes ces questions posent un énorme défi aux historiens qui s’intéressent à la vie des gens ordinaires dans les temps anciens. L’Histoire ne doit pas se limiter à une suite de dates ou à la vie des élites de la société; nous devons chercher à connaître ce qu’ont vécu les masses populaires et tirer des leçons de leurs expériences collectives.

Mais revenons à cet ouvrage biblique tiré de la collection Lowy. Si l’on s’en tient strictement au contenu du livre, le Pentateuque n’est-il rien d’autre qu’une bible rabbinique ordinaire, le genre d’ouvrage qu’on pourrait aisément télécharger sans frais sur Internet? La réponse toute simple est non. Au‑delà du texte qu’il contient, cet objet nous permet-il de mieux connaître la communauté juive d’Espagne à la veille de son expulsion? Je réponds oui, sans hésiter.

Une photographie en couleur d’une page jaunie, et imprimé couverte d’écriture hébraïque.

Une page de la Bible hébraïque de 1490 imprimé par Eliezer ben Avraham Alantansi (AMICUS 32329787)

En regardant cette page, je vois une communauté qui se considérait comme stable, bien établie, et qui croyait avoir un avenir en Espagne. Au début de l’imprimerie, la production d’une bible comme celle-ci aurait constitué un projet très ambitieux. La mise sur pied d’un équipement communautaire telle une presse à imprimer, l’investissement consenti en études savantes et un engagement financier considérable démontrent clairement à mes yeux que les Juifs d’Espagne se sentaient en sécurité en Espagne et envisageaient un long et bel avenir dans la péninsule ibérique. Je regarde cette page et je vois des gens qui ne pouvaient imaginer les bouleversements et dévastations qui frapperaient leur communauté moins de deux ans plus tard. Bref, je vois un témoignage direct de l’un des plus vastes mouvements de réfugiés en Europe médiévale.

En tant que bibliothécaire et conservateur, je crois fermement au pouvoir d’évocation du livre physique, un pouvoir qui va bien au-delà du simple contenu de l’ouvrage. Si les livres électroniques et les sites Web permettent un accès universel à une large gamme de contenus intellectuels, les leçons de vie et les témoignages historiques offerts par le livre physique demeurent irremplaçables.


Michael Kent est le conservateur de la collection Jacob M. Lowy.

Un trésor de la Collection Lowy : la Bible polyglotte de Walton (1657)

Vous pensez pouvoir trouver Brian Walton sur Google ou Linkedln? Vous changerez vite d’idée en voyant son portrait dans la Bible polyglotte de 1657 : pur produit de son époque, Walton y apparaît, une plume à la main, très digne dans ses vêtements épiscopaux. C’est lui qui nous a laissé en héritage cette magnifique bible multilingue comportant des textes en langues d’origine et d’anciennes traductions.

Deux versions de la Bible polyglotte ont été imprimées. La plus ancienne, connue sous le nom de version républicaine, comporte une dédicace remerciant Cromwell d’avoir supprimé la taxe à l’importation du papier. La plus récente – la version loyale – a été imprimée après la restauration de la monarchie. Bibliothèque et Archives Canada a le privilège de les conserver toutes les deux dans la Salle Jacob M. Lowy, au 395, rue Wellington, à Ottawa. Grâce à sa prévoyance ainsi qu’à celle de monsieur Lowy, les chercheurs et le grand public peuvent s’y rendre pour y consulter de nombreux trésors.

Photographie couleur d’un livre richement décoré à la feuille d’or, portant sur son dos l’inscription Bibla Polyglotta Walton.

La Bible polyglotte de 1657 (AMICUS 940077)

Si ce n’était de cette œuvre qui porte son nom, le visage et l’histoire de Walton ne seraient jamais parvenus jusqu’à nous, sa tombe ayant été détruite lors du grand incendie de Londres. Walton était un ecclésiastique des années 1600. Personnage énergique et controversé, il s’opposa à certains de ses paroissiens puritains ainsi qu’à un comité de la Chambre des communes sur la question de la dîme. Contraint de prendre une retraite prématurée à Oxford, il en profita pour perfectionner sa maîtrise des langues anciennes, concevoir un plan pour publier une bible polyglotte, vendre l’idée à d’éminents universitaires et solliciter les services de collègues orientalistes.

Photographie couleur d’une page avec l’image d’un homme vêtu d’habits épiscopaux, tenant une plume à la main et regardant le lecteur.

Gravure représentant Brian Walton, tirée de l’introduction de la Bible polyglotte de 1657.

Au moins trois bibles polyglottes avaient déjà été publiées en Europe dans les années 1600, mais Walton voulait en produire une moins coûteuse et plus facile à vendre. Et il y parvint : sa bible – le premier ouvrage vendu par abonnement en Angleterre – connut un véritable succès commercial. Au prix de 50 £, ce titre était tout de même le plus dispendieux que possédaient plusieurs chercheurs et gentilshommes. Au moment de mettre sous presse, Walton avait déjà recueilli plus de 9 000 £.

Photographie couleur montrant des textes en plusieurs langues disposés côte à côte.

Photo de pages intérieures de la Bible polyglotte de 1657, montrant toutes les langues et les formes d’écriture sur une même page.

La bible de Walton fut aussi la première à présenter sur une même page toutes les versions du texte dans différentes langues, un exploit technologique pour l’époque. Ce n’est là qu’une des incroyables caractéristiques de cet ouvrage en six volumes, qui donne un nouveau sens au mot « tome ». Lorsqu’on voit ces anciens textes bibliques imprimés côte à côte en neuf langues (dont l’hébreu, le grec, le syriaque, l’arabe, l’éthiopien et le persan), avec la traduction latine pour chacune, on regrette de ne pas avoir appris plus de langues étrangères à l’école!

La Bible polyglotte de Walton est unique, tant par son contenu que par son histoire : elle a survécu à un périple de quatre siècles qui l’a menée de Londres jusqu’à la résidence de Jacob M. Lowy, à Montréal. En 1977, monsieur Lowy l’a léguée à Bibliothèque et Archives Canada en même temps que tous ses livres hébraïques rares et anciens, qui forment une collection de calibre international.

Pour en savoir plus sur la Collection Lowy, rendez-vous au www.collectionscanada.gc.ca/collection-lowy/index-f.html.