Tiré de la collection Lowy : vestiges de la communauté juive espagnole

Par Michael Kent

En tant que bibliothécaire, on m’interroge souvent sur la valeur du livre imprimé à l’ère numérique. Après tout, plusieurs livres des collections dont je m’occupe peuvent être consultés sur Internet en format numérique. Il est vrai que même les plus anciens ouvrages des collections de Bibliothèque et Archives Canada sont maintenant accessibles en ligne sous divers formats; cependant, je suis convaincu que le pouvoir évocateur de l’objet matériel, et de toutes les histoires qui se cachent derrière, dépasse largement le simple contenu de ses pages.

Le fragment du Pentateuque de 1491, le livre des écritures canoniques juives, publié en Espagne, est l’un des ouvrages qui inspirent fortement un tel sentiment.

Cette Bible, imprimée par Eliezer ibn Alantansi à Hijar en Espagne, est le dernier livre hébraïque daté à avoir été imprimé en Espagne avant l’expulsion des Juifs de ce pays en 1492. L’âge, la qualité d’impression et le degré d’érudition nécessaire pour produire un tel livre en font déjà une œuvre majeure des débuts de l’imprimerie, mais c’est l’histoire qu’il nous raconte à propos de l’expulsion des Juifs d’Espagne qui lui confère un tel pouvoir évocateur.

Malheureusement, le problème des réfugiés n’est pas nouveau. À l’heure actuelle, nous vivons une crise des réfugiés à l’échelle internationale, une crise que nous pouvons observer pratiquement en direct grâce aux médias sociaux. La technologie moderne nous permet de découvrir, avec une certaine honte, la pénible existence de ceux qui vivent dans des camps de réfugiés.

La multitude de blogues, de photos, de témoignages personnels et d’informations diffusées dans les médias permettra aux futures générations de chercheurs de comprendre les difficultés que doivent surmonter les réfugiés contemporains, et ce, d’une manière que les précédentes générations n’auraient jamais pu imaginer. Mais qu’en est-il des réfugiés d’autrefois? Comment faire pour comprendre les problèmes des réfugiés au Moyen Âge, leurs attentes, leurs anciennes vies, leurs espoirs pour l’avenir, et la désolation causée par les bouleversements qu’ils ont subis?

Toutes ces questions posent un énorme défi aux historiens qui s’intéressent à la vie des gens ordinaires dans les temps anciens. L’Histoire ne doit pas se limiter à une suite de dates ou à la vie des élites de la société; nous devons chercher à connaître ce qu’ont vécu les masses populaires et tirer des leçons de leurs expériences collectives.

Mais revenons à cet ouvrage biblique tiré de la collection Lowy. Si l’on s’en tient strictement au contenu du livre, le Pentateuque n’est-il rien d’autre qu’une bible rabbinique ordinaire, le genre d’ouvrage qu’on pourrait aisément télécharger sans frais sur Internet? La réponse toute simple est non. Au‑delà du texte qu’il contient, cet objet nous permet-il de mieux connaître la communauté juive d’Espagne à la veille de son expulsion? Je réponds oui, sans hésiter.

Une photographie en couleur d’une page jaunie, et imprimé couverte d’écriture hébraïque.

Une page de la Bible hébraïque de 1490 imprimé par Eliezer ben Avraham Alantansi (AMICUS 32329787)

En regardant cette page, je vois une communauté qui se considérait comme stable, bien établie, et qui croyait avoir un avenir en Espagne. Au début de l’imprimerie, la production d’une bible comme celle-ci aurait constitué un projet très ambitieux. La mise sur pied d’un équipement communautaire telle une presse à imprimer, l’investissement consenti en études savantes et un engagement financier considérable démontrent clairement à mes yeux que les Juifs d’Espagne se sentaient en sécurité en Espagne et envisageaient un long et bel avenir dans la péninsule ibérique. Je regarde cette page et je vois des gens qui ne pouvaient imaginer les bouleversements et dévastations qui frapperaient leur communauté moins de deux ans plus tard. Bref, je vois un témoignage direct de l’un des plus vastes mouvements de réfugiés en Europe médiévale.

En tant que bibliothécaire et conservateur, je crois fermement au pouvoir d’évocation du livre physique, un pouvoir qui va bien au-delà du simple contenu de l’ouvrage. Si les livres électroniques et les sites Web permettent un accès universel à une large gamme de contenus intellectuels, les leçons de vie et les témoignages historiques offerts par le livre physique demeurent irremplaçables.


Michael Kent est le conservateur de la collection Jacob M. Lowy.

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