La trame sonore du quotidien dans la collection d’entrevues Stanley Grizzle

Par Stacey Zembrzycki

 Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique que certaines personnes pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde – terminologie historique.

Dans les entrevues d’histoire orale, les bruits de fond sont rarement aussi dignes d’intérêt que les discussions. Pour les éliminer, on enregistre souvent les entrevues dans des endroits silencieux. Ainsi, les paroles sont faciles à comprendre. C’est important, car la netteté du son détermine en grande partie l’accueil réservé à ces entrevues par les auditeurs et les concepteurs de projets multimédias. Or, la collection d’entrevues Stanley Grizzle va à l’encontre de cette convention.

Stanley Grizzle a parcouru le pays pour documenter l’expérience des porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique, ainsi que leur combat pour créer un syndicat (la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs). Lors de ses entretiens, il s’est également intéressé à l’importance des auxiliaires féminines à cet égard. Ayant lui-même travaillé au Canadien Pacifique pendant plus de 20 ans, Stanley Grizzle sait de quoi il parle lorsqu’il mène ses entrevues. Il interroge des collègues qu’il a fréquentés quand il était employé de chemin de fer ou dirigeant syndical, et il leur pose exactement les mêmes questions.

Passant de maison en maison, Grizzle arrête son magnétophone chaque fois qu’il le juge bon ou qu’on lui en fait la demande. Il attire très rapidement l’auditeur dans son univers. On ne trouve dans ses entretiens aucune trace des formalités généralement associées aux entrevues. On y entend plutôt des discussions amicales, parfois quelque peu arrosées (avec le tintement des glaçons à l’arrière-plan).

Les vastes connaissances de Grizzle sur le Canadien Pacifique constituent à la fois un atout et un handicap quand vient le temps de raconter l’histoire de la compagnie. En général, Grizzle est immédiatement considéré comme un frère, et il n’a aucun mal à gagner la confiance de personnes qu’il connaît déjà. Par conséquent, de nombreux hommes vont droit au but lorsqu’ils décrivent leur vie de porteur au début du 20e siècle.

En écoutant ces « histoires de porteurs », comme les appelle Melvin Crump, les auditeurs découvrent un monde aujourd’hui disparu. Nous apprenons ce que pensaient ces hommes (et les femmes qui les appuyaient) de leur vie quotidienne et des personnes qu’ils côtoyaient. Les entrevues lèvent aussi le voile sur les différentes manières de concevoir les inégalités sociales et de composer avec elles.

Un porteur dans une voiture de train du Canadien Pacifique.

Albert Budd, porteur de voitures-lits du Chemin de fer Canadien Pacifique des années 1940 aux années 1960 (e011781984)

Malheureusement, faire partie du milieu n’est pas toujours un avantage. Les expériences de Grizzle sont à l’origine de nombreuses occasions manquées, tout comme son objectif de documenter l’histoire des personnes qui ont fondé la Fraternité des porteurs. D’abord, Grizzle a tendance à corriger ses interlocuteurs. Ensuite, rares sont les récits concernant l’émigration, la lutte pour la défense des droits civils aux États-Unis et d’autres grands problèmes affrontés par les porteurs – quand ces récits ne sont pas carrément inexistants.

Mettre en valeur les différentes expériences vécues par les porteurs ne semble pas être une priorité. La prudence teinte les échanges : des réputations sont en jeu, et la compagnie conserve beaucoup de pouvoir malgré la présence du syndicat. En outre, Grizzle interrompt des récits qui mériteraient d’être entendus parce qu’ils ne correspondent pas à ses objectifs. Il n’est pas rare que le magnétophone s’arrête au beau milieu d’une anecdote. Aucune explication n’est donnée; l’auditeur en est réduit à deviner ce qui a été omis, censuré ou oublié.

Malgré ces bémols, le paysage sonore enrichit grandement les récits et nous aide à mieux connaître les personnes interviewées. On peut deviner leur vie à l’étranger et leurs difficultés, en tant qu’ouvriers migrants, à se bâtir une vie meilleure au Canada, malgré des études souvent très poussées. Les accents, parfois très prononcés, trahissent des origines diverses (comme le Grand-Sud des États-Unis ou différentes nations des Caraïbes).

Deux porteurs de voitures-lits du Chemin de fer Canadien Pacifique debout à côté d’un train.

De gauche à droite : Smitty de Montréal et Albert Budd (e011781983)

Les sons en arrière-plan sont aussi révélateurs. On entend des radios ou des télévisions, le chant des oiseaux ou des enfants qui jouent. Le bruit des chaudrons révèle la présence d’une épouse, probablement en train de préparer un repas pour cet invité de marque qu’est Grizzle. Des pas lourds à l’étage et le bruit des toilettes montrent que certains porteurs n’ont jamais réussi à quitter leur modeste logis, même à la retraite.

Parfois, la trame sonore révèle des handicaps. Par exemple, une toux profonde et des problèmes respiratoires, causés par la cigarette, nous renseignent sur les antécédents des porteurs interviewés. Les années passées à bord de voitures de chemin de fer, où les fenêtres ouvertes constituent une voie royale pour de nombreux polluants, ont de lourdes conséquences sur la santé des porteurs. Des hommes expliquent avoir reçu une pension d’invalidité en raison des maux de dos causés par le transport de lourdes charges.

Plus d’une fois, des grincements en arrière-plan nous indiquent que Grizzle et son interlocuteur sont assis sur de vieilles chaises en bois, ou se bercent sur un plancher qui craque au gré des histoires racontées. On peut se demander si c’est le signe d’une certaine précarité financière ou de douleurs physiques incitant les porteurs à demeurer assis.

Porteurs de voitures-lits réunis autour d’une table.

Des porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique. De gauche à droite : Phil Witt et Jack Davis (e011781985)

La beauté des histoires orales, c’est qu’elles nous permettent de replacer des voix dans leur contexte particulier pour mieux comprendre le passé. La collection d’entrevues Stanley Grizzle prouve à quel point comprendre l’histoire est chose complexe. Elle montre aussi tout l’intérêt des sons de la vie quotidienne, heureusement préservés pour les générations à venir.

Autres ressources

  • Oral History Off the Record: Toward an Ethnography of Practice, Anna Sheftel et Stacey Zembrzycki (no OCLC 841187000)

Stacey Zembrzycki est une historienne primée, spécialiste de l’histoire orale et publique portant sur les expériences des immigrants, des réfugiés et des minorités ethniques. Elle effectue actuellement des recherches pour le compte de Bibliothèque et Archives Canada.

Les auxiliaires féminines de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs

Par Stacey Zembrzycki

Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique que certaines personnes pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde – terminologie historique.

Porteur de voitures-lits pendant 20 ans, Stanley Grizzle a aussi été juge de la citoyenneté, politicien, fonctionnaire et syndicaliste. À la fin des années 1980, il parcourt le pays afin de documenter l’expérience des porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique et leur combat pour se syndiquer. Il se penche non seulement sur la création de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs, mais aussi sur le rôle primordial des femmes noires qui ont appuyé le syndicat.

Dix membres de la section torontoise des auxiliaires féminines prennent la pose.

Section torontoise des auxiliaires féminines de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs (e011181016)

Dans ses entrevues, Grizzle documente avant tout la vie exigeante des porteurs. Cela dit, il prend toujours soin de poser des questions sur les mères, les sœurs, les épouses et les filles qui soutiennent en coulisse le mouvement syndical – et qui restent aussi à l’arrière-scène pendant l’enregistrement des entrevues. La collection d’entrevues Stanley Grizzle fait ainsi connaître les points de vue d’hommes et de femmes de diverses générations qui ont rendu possible la syndicalisation des communautés noires au Canada. Elle montre aussi comment la Fraternité et ses auxiliaires féminines ont inspiré d’autres personnes à se mobiliser dans divers domaines, et comment elles ont aidé à former des leaders communautaires.

Au pays, les dirigeants syndicaux s’inspirent d’A. Philip Randolph, un Américain célèbre pour son travail dans la mouvance syndicale, la défense des droits civils et l’organisation de la Fraternité aux États-Unis. Ils réalisent très vite que les femmes sont essentielles à la création et à la durabilité du syndicat. Comme le mentionne Essex Silas Richard « Dick » Bellamy :

« Je n’oublierai jamais les paroles de frère Randolph, quand il est venu à Calgary, et de frère Benny Smith. Ils ont dit qu’aucune organisation ne peut réussir sans les femmes. Je ne l’ai jamais oublié. Vous aurez du mal à trouver des organisations qui n’ont pas l’appui des femmes. Elles ont l’air de motiver les hommes, de leur donner le coup de pouce dont ils ont besoin. » (Traduction de l’entrevue 417401)

Frank Collins est du même avis : « Vous avez besoin de femmes pour avoir un syndicat solide. Sans elles, vous n’allez nulle part. » (Traduction de l’entrevue 417402)

La contribution des femmes se fait sentir d’abord et avant tout dans la vie quotidienne des porteurs. Ceux-ci font souvent de longs voyages pouvant durer jusqu’à un mois. En leur absence, leurs épouses, leurs mères, leurs sœurs et leurs filles jouent des rôles essentiels. Elles communiquent avec les hommes et les femmes des communautés noires pour encourager la création de la Fraternité. Elles recrutent activement les porteurs dans les gares locales, les églises et les organismes communautaires. Et une fois le syndicat mis sur pied, elles collectent les frais d’adhésion et les cotisations.

Velma Coward King est membre des auxiliaires féminines à Montréal. Elle fait partie de ces femmes qui réalisent à quel point la création du syndicat est parsemée d’embûches. Les longs voyages empêchent les hommes d’assister régulièrement aux réunions syndicales. Comme les femmes « sont le pilier de leur foyer, elles doivent absolument s’impliquer ». C’est la seule manière d’aller de l’avant : « Quand il y a un syndicat pour te défendre, les patrons savent qu’ils ne peuvent plus te traiter comme un moins que rien. » (Traduction de l’entrevue 417383)

La collection d’entrevues Stanley Grizzle montre comment le mouvement syndical (et les efforts des femmes à leur base) a rendu possibles les avancées sociales. Les conventions collectives, obtenues grâce à la solidarité communautaire, améliorent les conditions de travail et les salaires. Ces gains permettent aux familles de s’acheter des maisons en banlieue et d’offrir des études universitaires à leurs enfants. Helen Bailey, présidente des auxiliaires féminines à Winnipeg, note un élément encore plus important : « Je pense que ça a rehaussé l’estime de soi des hommes, car ils arrivaient à bien gagner leur vie et celle de leurs familles. » (Traduction de l’entrevue 417400)

Affiche annonçant une soirée dansante pour le 10e anniversaire de la section torontoise de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs et de leurs auxiliaires féminines.

Affiche annonçant une danse pour souligner le 10e anniversaire de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs et de leurs auxiliaires féminines (e011536972)

Les entrevues décrivent aussi les liens qui se créent entre générations grâce aux auxiliaires féminines. Partout au pays, des femmes de tout âge se réunissent pour organiser et financer le syndicat au moyen de salons de thé, d’activités sociales et de bals. Les fonds recueillis remboursent les frais de déplacement, ce qui permet aux dirigeants syndicaux de parcourir le pays pour se faire entendre lors d’assemblées nationales et internationales. Enfin, des bourses d’études sont versées.

Affiche annonçant un congrès spécial de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs à Los Angeles, en Californie.

Affiche annonçant un congrès spécial de la Fraternité internationale des porteurs de wagons-dortoirs à Los Angeles, en Californie (e011536973)

Les auxiliaires féminines ont aussi pour objectif de donner des occasions d’emploi à leurs fils, afin que ceux-ci n’aient pas à devenir porteurs comme leurs pères. Certaines, comme Ivy Lawrence Mayniar, voient de leurs propres yeux le racisme systémique et la discrimination subis chaque jour par les ouvriers noirs au Canada. Constatant ce que son père vivait comme porteur, Mme Mayniar a voulu faire des études supérieures. Elle raconte un souvenir qui l’a marquée lorsqu’elle étudiait à l’Université McGill :

« Je suis allée à la bibliothèque pour étudier un peu. Puis je suis allée à la gare, et là, j’ai cherché la voiture de mon père. La nuit était très froide. Je n’étais vraiment pas bien. Mais je voulais y aller, car je savais que mon père travaillait et qu’il était sur appel. Je suis allée à la gare, et j’ai cherché mon père le long de la voie. Il était là, debout, à l’extérieur. C’était un tout petit homme. Je suis allée le voir. Il était là, debout, la casquette couverte de neige. Ses épaules étaient voûtées, comme ça. Et il ventait très fort sur la voie. C’était terrible. Il restait planté debout, et la neige s’accumulait sur lui. Je suis allée m’asseoir près de l’endroit où les trains partaient. Je me suis assise sur un banc et j’ai pleuré. Je n’oublierai jamais ce moment. » (Traduction de l’entrevue 417387)

Mme Mayniar devient la première femme noire diplômée en droit à l’Université de Toronto. Consciente des limites imposées aux personnes de couleur au Canada, elle part étudier en Angleterre, où elle s’inscrit à un Inn of Court pour préparer son accession au barreau. Elle exerce ensuite le droit à Trinité-et-Tobago. Elle y passe le reste de sa carrière, luttant contre le racisme et la discrimination dont son père a été victime lors de cette rigoureuse soirée d’hiver à la gare de Windsor.

De manière indirecte, les entrevues menées par Stanley Grizzle brossent ainsi l’histoire de l’ascension des familles et des communautés noires au Canada. Et cette ascension n’aurait pas pu avoir lieu sans le syndicat. Ce qui est frappant, quand on écoute toutes ces voix, c’est l’importance de tous les gestes –petits et grands – posés collectivement par les femmes, et la fierté qu’éprouvent ces épouses, ces mères, ces sœurs et ces filles à l’idée d’avoir changé les choses, non seulement pour les porteurs, mais aussi pour leurs enfants et pour elles-mêmes. Quand Stanley Grizzle demande à Evelyn Braxton si les auxiliaires féminines ont réussi à donner aux porteurs l’appui qu’ils espéraient, elle répond avec conviction : « Absolument! Les auxiliaires féminines étaient le pilier des hommes de la Fraternité. » (Traduction de l’entrevue 417386) Ces femmes n’étaient pas seulement le cœur de leur foyer : elles ont aussi été un roc pour leur communauté et les générations suivantes.

Autres ressources

  • My Name’s Not George: The Story of the Brotherhood of Sleeping Car Porters in Canada: Personal Reminiscences of Stanley G. Grizzle, Stanley G. Grizzle, avec la collaboration de John Cooper (noOCLC 883975589)
  • Deindustrializing Montreal: Entangled Histories of Race, Residence, and Class, chapitre 3 : The Black City below the Hill, Steven High (noOCLC 1274199219)
  • North of the Color Line: Migration and Black Resistance in Canada, 1870–1955, Sarah-Jane Mathieu (noOCLC 607975641)

Stacey Zembrzycki est une historienne primée, spécialiste de l’histoire orale et publique portant sur les expériences des immigrants, des réfugiés et des minorités ethniques. Elle mène actuellement des recherches pour le compte de Bibliothèque et Archives Canada.

Donner une voix aux porteurs noirs : la collection d’entrevues Stanley Grizzle

Par Stacey Zembrzycki

Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique que certaines personnes pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde — terminologie historique.

L’histoire du chemin de fer au Canada est souvent racontée sous son meilleur jour : cet immense chantier unit le pays d’un océan à l’autre, et le dernier crampon symbolise la concrétisation de la Confédération. Cependant, cette histoire est aussi celle d’Autochtones expropriés de leurs terres et territoires ancestraux, d’ouvriers chinois exploités et de porteurs noirs de voitures-lits confrontés à la discrimination.

L’exceptionnelle collection d’entrevues Stanley Grizzle réunit les témoignages de 35 hommes et 8 femmes qui ont été porteurs, ou dont un proche a travaillé pour une société ferroviaire. Elle explore les recoins de l’histoire du chemin de fer en présentant un point de vue rarement entendu : celui des ouvriers noirs (Canadiens ou migrants). Le racisme qu’ils ont subi en tant qu’employés du Chemin de fer Canadien Pacifique se trouve au cœur de leur récit.

Les entrevues abordent de nombreux sujets : la Grande Dépression, la Deuxième Guerre mondiale, la lutte pour la création d’un syndicat des porteurs, la création de la section canadienne de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs et de leurs auxiliaires féminines, ainsi que la vie dans les communautés noires au Canada. Ces histoires, souvent pénibles, témoignent de la force et de la résilience des personnes discriminées en raison de la couleur de leur peau.

Portrait en buste d’un homme noir âgé, vêtu d’une toge noire de juge, d’une chemise blanche et d’une écharpe bourgogne. L’homme regarde l’objectif; ses cheveux courts et sa moustache sont gris.

Portrait du juge de la citoyenneté Stanley Grizzle par William J. Stapleton (c151473k)

En 1986 et 1987, Stanley Grizzle se rend dans les principaux points de jonction du Canadien Pacifique : Montréal, Toronto, Winnipeg, Calgary et Vancouver. Il y documente les expériences de personnes nées entre 1900 et 1920 et qui ont connu, pour la plupart, de longues et tumultueuses carrières en tant que porteurs.

Grizzle fut lui-même porteur pendant 20 ans. Il s’est aussi impliqué dans le mouvement syndical et a œuvré en politique avant de devenir fonctionnaire et juge de la citoyenneté. Les récits qu’il a recueillis ont servi de base à la rédaction de ses mémoires, parus en 1998 et intitulés My Name’s Not George: The Story of the Brotherhood of Sleeping Car Porters in Canada, Personal Reminiscences of Stanley G. Grizzle [Ne m’appelez pas George : L’histoire de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs au Canada – Mémoires de Stanley G. Grizzle].

Les porteurs ne choisissaient pas leur profession; c’était tout simplement l’un des seuls emplois offerts aux hommes noirs dans les années 1950 et 1960. Comme l’explique le Torontois Leonard Oscar Johnston (entrevue 417394) :

« Je faisais des demandes d’emploi, mais on me refusait à cause de ma couleur. En fait, on me traitait de n****. Je me souviens qu’un jour, je marchais sur la rue King, entre les rues Jane et Bloor, à la recherche d’un emploi de machiniste. J’avais déjà quelques années d’expérience dans le métier, mais on m’a dit d’aller cirer des chaussures. Eh oui! C’était il y a 50 ou 60 ans. Alors je me suis dit : “OK, je vais aller cirer des chaussures.” Et je suis allé au Chemin de fer Canadien Pacifique. »

Pour d’autres, devenir porteur permet d’échapper à la violence raciale dans les États du Sud, ou de quitter les Caraïbes à la recherche d’une meilleure qualité de vie. À l’époque, de nombreux migrants ne parviennent pas à trouver un emploi au Canada malgré leur diplôme universitaire ou leur spécialisation professionnelle. En désespoir de cause, ils répondent aux campagnes de recrutement lancées par le Chemin de fer Canadien Pacifique et deviennent porteurs. Certains occupent ce poste une dizaine d’années avant de se lancer dans d’autres secteurs quand l’occasion se présente. D’autres y restent plus longtemps, parfois une quarantaine d’années afin d’obtenir leur pension.

Une foule débarque d’un train et reçoit de l’aide d’employés et de porteurs pour les bagages.

Des porteurs aident les passagers à descendre d’un train (a058321)

Les porteurs accueillent les passagers et répondent à leurs moindres besoins. Avant la création de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs, qui ratifie sa première convention collective avec le Canadien Pacifique en 1945, ils passent régulièrement de trois à quatre semaines consécutives en voyage. Loin de leur famille et de leur communauté, ils travaillent 21 heures par jour. Ils sont autorisés à dormir trois heures par nuit dans les fauteuils en cuir situés dans les voitures-fumoirs, juste à côté des toilettes. Pour obtenir ce moment de répit, ils doivent d’abord terminer toutes leurs tâches : laver les toilettes, cirer les chaussures, faire les lits, compter les draps et répondre aux demandes des passagers.

Le Canadien Pacifique ne relâche pas sa surveillance pendant les escales. Les porteurs sont tenus de se rendre à la gare tous les jours pour rendre compte de leurs activités et déplacements. Tout ce labeur leur rapporte 75 $ par mois. Comme les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées, les pourboires sont essentiels à leur subsistance.

Or, bon nombre des porteurs ont déjà travaillé pour un syndicat ou en ont entendu parler. Y voyant le seul moyen d’améliorer leur sort, ils se rallient à A. Philip Randolph, un Américain célèbre pour son travail dans la mouvance syndicale, la défense des droits de la personne et l’organisation de la Fraternité des porteurs de wagons-lits aux États-Unis.

La première convention collective des porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique débouche sur plusieurs gains : augmentations salariales, rémunération des heures supplémentaires, couchettes personnelles et repas décents. Ces avancées améliorent considérablement l’existence des porteurs, mais aussi celle de leurs familles, se traduisant par l’achat de maisons, le déménagement dans les banlieues et l’accès à une meilleure éducation.

La collection d’entrevues Stanley Grizzle met en lumière la difficulté d’organiser des syndicats locaux dans l’ensemble du pays. Elle parle également des personnes qui ont joué un rôle essentiel dans cette réussite, notamment des auxiliaires féminines.

Bien que parfois lourds à entendre, ces récits sont aussi fascinants, car ils nous plongent dans la vie des porteurs, comme le mentionne Melvin Crump (entrevue 417403). Grâce à eux, nous pouvons comprendre ce que vivaient les porteurs. Ces hommes, faisant fi du racisme et de la discrimination systémique, transforment leur quotidien en occasions d’apprentissage. Il devient ainsi possible d’avoir du plaisir et de regagner un certain pouvoir. George Forray en est un bon exemple :

« C’était un enseignement que je n’aurais pu recevoir dans aucune université. C’était l’école de la vie, sous toutes ses facettes. Je n’aurais jamais pu acheter, mériter ou étudier tout ça. Il fallait que je le vive. » (Entrevue 417383)

La collection d’entrevues Stanley Grizzle préserve de véritables histoires de survie. Elle montre le point de vue des porteurs sur les voyageurs, sur eux-mêmes et sur un monde où tout était fait pour les rabaisser.

Autres ressources

  • My Name’s Not George: The Story of the Brotherhood of Sleeping Car Porters in Canada, Personal Reminiscences of Stanley G. Grizzle, Stanley G. Grizzle avec la collaboration de John Cooper (no OCLC 1036052571)
  • « Chapter 3 : The Black City below the Hill », dans Deindustrializing Montreal: Entangled Histories of Race, Residence, and Class, Steven High, p. 92-128 (nOCLC 1274199219)
  • Unsettling the Great White North: Black Canadian History, Michelle A. Johnson et Funké Aladejebi, directrices de publication (no OCLC 1242464894)
  • North of the Color Line: Migration and Black Resistance in Canada, 1870–1955, Sarah-Jane Mathieu (no OCLC 607975641)
  • The Sleeping Car Porter, Suzette Mayr (no OCLC 1302576764)

Stacey Zembrzycki est une historienne primée, spécialiste de l’histoire orale et publique portant sur les expériences des immigrants, des réfugiés et des minorités ethniques. Elle effectue actuellement des recherches pour le compte de Bibliothèque et Archives Canada.