Un manuscrit retrouvé : le premier journal de John Norton (Teyoninhokarawen)

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Par Isabelle Charron

Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique qui pourraient être considérés comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde – terminologie historique.

Photo d’une page d’un journal écrit à la main.

Première page du journal de John Norton (pièce no. 6251788)

Image d’une peinture sur ivoire de forme ovale.

Portrait de John Norton par Mary Ann Knight, 1805 (e010933319)

Bibliothèque et Archives Canada (BAC) vient d’acquérir un journal autographe inédit de John Norton (Teyoninhokarawen) (1770-1827), accompagné de lettres (fonds John Norton Teyoninhokarawen*). Cette acquisition a été rendue possible grâce à la contribution de la Fondation de Bibliothèque et Archives Canada. L’existence du journal était attestée dans de la correspondance du début du 19e siècle, mais son emplacement était inconnu jusqu’à tout récemment. Ces documents constituent un important maillon de la vie et de la production littéraire de Norton, un personnage fascinant, ainsi que des témoignages essentiels pour comprendre l’histoire des Six Nations (Haudenosaunee), du Canada et de l’Amérique du Nord.

Né en Écosse, Norton avait des origines autochtones : son père était un Cherokee, emmené en Grande-Bretagne par un officier britannique à la suite de la guerre anglo-cherokee, et sa mère était Écossaise. Son ascendance familiale façonna son étonnant parcours. De plus, dès son jeune âge, il fut marqué par la vie militaire. Son père, soldat dans l’armée britannique, participa à plusieurs campagnes en Amérique du Nord, au cours desquelles sa famille l’aurait suivi. Norton indique d’ailleurs dans une lettre que l’un de ses premiers souvenirs a été la bataille de Bunker Hill (Boston, 17 juin 1775) (pièce 6252667). De retour en Écosse à une date inconnue, il y reçut une excellente instruction.

Norton et ses parents étaient à Québec en 1785. Comme son père, il se joignit à l’armée mais il déserta en 1787, au fort Niagara. Par la suite, il voyagea et vécut peut-être au sein de la nation Cayuga. En 1791, il travailla comme instituteur dans la communauté mohawk de Tyendinaga (baie de Quinte, Ontario). Il participa ensuite à des combats dans la vallée de l’Ohio avec différentes nations autochtones alliées contre les forces américaines. Il fut aussi impliqué dans le commerce des fourrures pour le compte du marchand John Askin, de Detroit, avant d’être embauché comme interprète par le département des Affaires indiennes. Il vécut ensuite auprès des Six Nations (Haudenosaunee), à la rivière Grand (Ontario), et devint un proche du chef mohawk Joseph Brant (Thayendanegea). Ce dernier l’adopta comme neveu en 1797 et, en 1799, il devint chef de la diplomatie et de la guerre pour les Six Nations. Il reçut alors le nom mohawk de Teyoninhokarawen.

Le journal de Norton acquis par BAC compte 275 pages (pièce 6251788). Ce dernier l’a rédigé à la rivière Grand entre 1806 et 1808 sous la forme de lettres à un ami. Il y relate son voyage en Angleterre et en Écosse en 1804-1805. C’est à la demande de Brant qu’il avait effectué ce voyage afin de clarifier des questions relatives à la propriété foncière des Six Nations aux abords de la rivière Grand, en lien avec la Proclamation de Haldimand (25 octobre 1784). Sa mission diplomatique échoua car son autorité était contestée par certains, dont William Claus, le surintendant des Affaires indiennes. Sur le plan personnel, Norton put néanmoins renouer avec sa famille maternelle et devint une personnalité très populaire auprès de l’élite politique, commerçante, religieuse, intellectuelle et aristocratique. Il participa à des événements mondains, assista à des conférences scientifiques et à des débats à la Chambre des communes. Il se fit de précieux amis, dont le brasseur Robert Barclay, le révérend John Owen et le second duc de Northumberland (Hugh Percy), également ami de Brant. Lors de ce séjour, Norton traduisit l’Évangile selon saint Jean en Kanien’kehá (langue mohawk), publié par la British and Foreign Bible Society dès 1804 (numéro OCLC 47861587). À Londres, en 1805, l’artiste Mary Ann Knight peignit son portrait, qui se trouve aujourd’hui dans la collection de BAC (pièce 2894984).

Pages d’un journal écrit à la main.

Les pages 183 à 185 du journal de John Norton (e011845717)

En 1808, Norton expédia son journal à Robert Barclay, en Angleterre, qui prévoyait le publier avec les lettres qui l’accompagnaient. Ce projet, auquel travailla aussi le révérend Owen, ne s’est cependant jamais concrétisé et les documents demeurèrent dans la famille Barclay. Dans son journal, Norton décrit ses rencontres et les lieux qu’il visite. Il se prononce sur une variété de sujets typiques de son époque et touchant la réalité coloniale, tels que l’armée britannique, l’indépendance des États-Unis (et ses conséquences sur les nations autochtones de part et d’autre de la frontière), la liberté, l’esclavage (il est abolitionniste), l’éducation, le statut de la femme chez les Autochtones, l’agriculture, le commerce (dont celui des fourrures), l’industrie et l’exploration du territoire. Il envisage plusieurs projets pour les Haudenosaunee et se préoccupe de l’éducation des jeunes. Il remet en question l’image des Haudenosaunee véhiculée par certains auteurs et insiste sur le raffinement de leur langue. Le christianisme revêt aussi une grande importance pour Norton.

La correspondance de Norton révèle certains détails de sa biographie et sur sa famille (pièces 6252667 et 6258811). Il y évoque son retour à la rivière Grand en 1806, les divisions au sein de sa communauté et sa volonté de participer à des campagnes avec l’armée britannique (pièce 6251790). Il parle de différentes nations autochtones et de leurs relations avec les autorités coloniales britanniques (pièces 6251794 et 6252528, par exemple). Il promeut d’ailleurs l’alliance entre les Autochtones et la Grande-Bretagne, mais est fort critique à l’égard du département des Affaires indiennes. Cette alliance s’avérera d’ailleurs essentielle lors de la guerre de 1812, au cours de laquelle Norton se distinguera en dirigeant des groupes de guerriers autochtones. Il évoque ce conflit dans ses lettres (pièce 6258793), ainsi que son voyage chez les Cherokees en 1809-1810 (pièce 6258679). L’ensemble comprend également une transcription d’une lettre des chefs des Six Nations adressée à Francis Gore, lieutenant-gouverneur du Haut-Canada (pièce 6252665). Enfin, une lettre d’un proche de Barclay confirme que George Prevost, gouverneur en chef de l’Amérique du Nord britannique, tenait Norton en haute estime (pièce 6258814).

Il est à noter que Norton a écrit un second journal, alors qu’il se trouvait en Angleterre en 1815-1816, qui porte sur son voyage chez les Cherokees, sur la guerre de 1812 et sur l’histoire des Six Nations. Toujours conservé dans les archives du duc de Northumberland, au château d’Alnwick, en Angleterre, ce journal a été publié en 1970, 2011 et, la partie sur la guerre de 1812, en 2019 (voir les références ci-dessous).

Grand voyageur, polyglotte, auteur, traducteur, épistolier, diplomate, politicien, guerrier, militant, commerçant, fermier, père, Écossais, Cherokee, Haudenosaunee… tant d’épithètes caractérisent John Norton qui, de son vivant, fascinait déjà. Il aurait d’ailleurs servi d’inspiration pour le personnage principal du roman Wacousta, un classique de la littérature canadienne publié par John Richardson en 1832. Richardson avait connu Norton et était le petit-fils de John Askin, le marchand de fourrures pour lequel Norton avait travaillé dans sa jeunesse.

Nous espérons que ces documents nouvellement acquis par BAC, qui constituent d’importants ajouts à notre collection, susciteront beaucoup d’intérêt et permettront de jeter un nouvel éclairage sur la vie et l’œuvre de Norton, ainsi que sur l’histoire des Haudenosaunee et du Canada au début du 19e siècle.

Bonne exploration!

Pour en savoir plus

  • Alan James Finlayson, « Emerging from the Shadows: Recognizing John Norton », Ontario History, vol. 110, no 2, automne 2018.
  • John Norton, A Mohawk Memoir from the War of 1812. John Norton – Theyoninhokarawen, Carl Benn, éd., Toronto, les Presses de l’Université de Toronto, 2019 (OCLC 1029641748).
  • John Norton, The Journal of Major John Norton, 1816, Carl F. Klink, James J. Talman, éd., introduction de la réédition et notes complémentaires par Carl Benn, Toronto, The Champlain Society, vol. 72, 2011 (1970) (OCLC 281457).
  • Carl F. Klinck, « Norton, John », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 6, University of Toronto/Université Laval, 2003 (1987).
  • Cecilia Morgan, Travellers Through Empire: Indigenous Voyages from Early Canada, Montréal et Kingston, les Presses universitaires McGill-Queen’s, 2017 (OCLC 982091587).
  • Conservateur invité : Shane McCord, le blogue de Bibliothèque et Archives Canada, publié le 14 septembre 2017.

* Puisque ces documents ont été créés en anglais, leurs descriptions à la pièce sont également dans cette langue.


Isabelle Charron est archiviste principale à la Direction générale des archives privées et du patrimoine publié de Bibliothèque et Archives Canada.