Confidences de porteurs

Par Stacey Zembrzycki

Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique que certains pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde – terminologie historique.

Stanley Grizzle est né à Toronto en 1918, de parents jamaïcains ayant immigré séparément en 1911. Sa mère était une domestique tandis que son père travaillait comme chef à la Compagnie du Grand Tronc de chemin de fer (Grizzle, My Name’s Not George, p. 31). L’aîné d’une fratrie de sept enfants, Grizzle devient porteur au Chemin de fer Canadien Pacifique à 22 ans, contraint de quitter l’école pour aider ses parents à faire face à leurs obligations financières. Comme il le mentionne dans ses mémoires intitulées My Name’s Not George: The Story of the Brotherhood of Sleeping Car Porters in Canada (p. 37) : « En raison de leur emploi stable, les porteurs étaient respectés et même parfois admirés au sein de la communauté. Ils formaient en quelque sorte l’aristocratie des communautés noires au Canada. Ils étaient les célibataires les plus recherchés, et les parents encourageaient souvent leurs filles à marier un porteur. » [Traduction]

Un homme en uniforme devant un train. Sous l’image principale se trouve une photo d’un groupe d’hommes en uniforme, debout en rangée.

Page couverture du livre My Name’s Not George: The Story of the Brotherhood of Sleeping Car Porters in Canada: Personal Reminiscences of Stanley G. Grizzle (OCLC 1036052571). Image courtoisie de l’auteure, Stacey Zembrzycki.

Au début de sa vie, Grizzle suit cette trajectoire typique. Il faut dire que le métier de porteur est une des rares avenues ouvertes aux hommes noirs au milieu du 20e siècle. La Deuxième Guerre mondiale vient toutefois bouleverser les choses. Conscrit dans l’Armée canadienne en 1942 (une mesure à laquelle il s’est vigoureusement opposé toute sa vie), Grizzle passe beaucoup de temps loin de la famille qu’il vient de fonder. Son premier enfant, Patricia, naît le jour de son départ pour l’Europe. La petite fille verra son père pour la première fois lorsqu’il reviendra au pays, soit seulement trois ans plus tard. (Grizzle, My Name’s Not George, p. 57)

Grizzle est confronté à la pauvreté pendant son enfance et au racisme en tant que porteur et soldat. Ces expériences influenceront son cheminement professionnel : syndicaliste actif à la section torontoise de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs, il devient ensuite le premier Canadien noir engagé comme commis à la Commission des relations de travail de l’Ontario, puis le premier Canadien noir nommé juge à la Cour de la citoyenneté canadienne. Elles orienteront certainement aussi les entrevues qu’il réalisera en 1986 et 1987, lesquelles sont maintenant conservées à Bibliothèque et Archives Canada (BAC).

Comme je l’expliquais dans un blogue précédent, ces 53 conversations amicales sont des « histoires de porteurs » (porter talk), pour reprendre les mots de Melvin Crump et de bien d’autres. Lors d’une rencontre dans le salon de Crump à Calgary, le 1er novembre 1987, les deux hommes passent l’après-midi à discuter de la situation complexe des porteurs. En plus d’analyser le sens de ce travail pour eux en tant qu’hommes noirs, ils expliquent comment leur métier a façonné leur identité et l’ensemble de la communauté noire qui les appuyait.

Crump provient d’un milieu très différent de celui de Grizzle. Il est né à Edmonton en 1916. Avant d’immigrer en 1911, ses parents étaient des homesteaders à Clearview, en Oklahoma. Les deux hommes ont vécu l’intense racisme auquel étaient confrontés les Noirs au Canada, qui les a tous deux menés à une carrière au Canadien Pacifique. Tout comme Grizzle, Crump préfère un emploi permanent dans cette compagnie à l’instabilité et aux salaires de misère offerts dans les abattoirs et les fermes de la région. Voyant là la seule manière d’améliorer son sort, il ment au sujet de son âge afin de pouvoir travailler même s’il lui manque deux ans pour atteindre les 21 ans requis.

À l’instar de Grizzle, Crump travaille 20 ans pour le Canadien Pacifique avant de quitter l’industrie ferroviaire. L’automatisation et la transition des locomotives à vapeur aux locomotives diesel modifient radicalement la taille, la nature et l’apparence de la main-d’œuvre, ainsi que l’expérience des passagers. Fidèles à leurs habitudes, les deux hommes recherchent un avenir plus sûr. Malgré leurs parcours plus ou moins divergents, ils sont fiers d’avoir bien travaillé et continuent d’insister sur l’importance de la syndicalisation, malgré les risques que cela comporte, près de 39 ans après avoir quitté le métier de porteur.

Un homme portant un complet et un chapeau marche sur le trottoir dans une rue bordée de bâtiments et de voitures stationnées.

Melvin Crump sur la 8e Avenue à Calgary (Alberta) vers 1940 (CU1117465).
Photo : Collections numériques de ressources culturelles et de bibliothèques, Université de Calgary.

La conversation se déroule dans une sorte de langage codé; tout y est implicite et naturel. Elle est presque impossible à comprendre pour qui n’a pas connu le racisme institutionnel et les politiques de ségrégation systémique, omniprésents dans la vie de ces hommes tant à proximité qu’à l’écart des chemins de fer (Mathieu, North of the Color Line). Les deux interlocuteurs sont chaleureux et rient de bon cœur. Leurs expériences se rejoignent de manières parfois complexes, mais ils n’ont pas besoin de donner beaucoup de détails pour se comprendre.

Les entrevues avaient pour but d’aider Grizzle à écrire ses mémoires. Celui-ci était bien décidé à documenter et à préserver l’histoire des porteurs au Canada, mais on peut se demander si ces conversations étaient faites pour être écoutées. Et pourtant, près de 40 ans plus tard, nous les écoutons dans le but d’en déchiffrer les codes.

Grizzle invite Crump à décrire son expérience à Calgary : les amitiés formées, entretenues et rompues; les efforts pour y établir une section du syndicat; et le rôle de l’ensemble de la communauté, qui réclame des changements pour aider les porteurs et leurs familles. Ce faisant, il démontre qu’il existe une correspondance entre les expériences des porteurs de tout le pays, qui pratiquent un métier exigeant et souvent dégradant.

On remarque de telles ressemblances dans toutes les entrevues de la collection, mais des divergences apparaissent quand Grizzle demande à Crump, comme il le fait avec tous ses interviewés, de raconter des anecdotes mémorables vécues sur les chemins de fer. On découvre alors comment chaque homme va de l’avant et tente de bâtir sa vie en tant que porteur. Ces aperçus extrêmement utiles nous aident à comprendre qui étaient ces hommes, comment ils percevaient le monde et pourquoi ils toléraient et surmontaient quotidiennement les abus.

Cette compréhension de la personnalité de chaque homme, quoique superficielle, nous renseigne sur leur résilience. On passe naturellement d’anecdotes sur certains passagers inoubliables à des discussions sur les autres hommes noirs qui avaient les mêmes responsabilités à bord des voitures de train. Les enregistrements prennent une valeur très particulière en raison de l’esprit de corps qui unit les porteurs et de ces conversations qui ont commencé à bord des trains et qui se poursuivent dans le cadre des entrevues. Les rires renforcés par le passage du temps, la réflexion et la reconnaissance du travail bien fait donnent lieu à de joyeux échanges qui constituent l’essence même des histoires de porteurs.

Quand Grizzle demande à Crump de lui parler des surnoms que se donnaient les porteurs, ce dernier rit à gorge déployée et déclare :

Les surnoms des porteurs? Oh oui, je sais de quoi tu parles. Entre eux, les porteurs se donnaient des noms que je ne voudrais pas répéter sur un enregistrement. Si je le faisais, les lecteurs et les auditeurs seraient probablement choqués. Je peux te dire que les porteurs avaient un langage bien particulier. Et les conversations qu’ils avaient entre eux… Je n’oserais jamais raconter ça. (Traduction de l’entrevue 417403, partie 2 [22:33])

Et pourtant, presque toutes les entrevues de Grizzle donnent une idée de ce type de conversations entre porteurs. C’est le cas de celle avec Crump : ce dernier dit qu’il n’ose pas parler, mais il finit quand même par le faire. Grâce à ces entrevues, nous entrons dans un monde aujourd’hui disparu, mais qui fait partie intégrante de l’identité canadienne.

Cette allusion au langage des porteurs a inspiré la création d’une série de courts balados sur Découvrez Bibliothèque et Archives Canada. Intitulée Voix dévoilées, cette série plongera dans la riche histoire orale conservée dans les collections de BAC. Confidences de porteurs sera le premier épisode.

Depuis quelques années, les porteurs occupent une place importante dans la culture populaire. Ce sera cependant la première fois que la parole sera donnée à ces hommes et à leurs épouses et leurs enfants. Parler de leurs expériences exceptionnelles n’est pas assez : il faut aussi les écouter raconter leurs propres histoires; distinguer leurs accents; rire et se mettre en colère avec eux; s’interroger sur les défis du métier de porteur et sur la résilience des communautés noires au Canada; s’imprégner de la puissance dans la voix de ces hommes; et comprendre leurs histoires.

Grizzle, Crump et toutes les personnes qui ont généreusement accordé une entrevue nous offrent une véritable visite guidée, dans leurs propres mots. Les entrevues montrent pourquoi nous devons absolument continuer d’écouter les porteurs et de perpétuer leur mémoire, surtout à une époque où nous devons relever les défis causés par le racisme et la discrimination systémiques et institutionnels, tant au Canada qu’à l’étranger. Les structures que ces hommes et leurs familles ont abattues au prix de tant d’efforts conservent leur importance aujourd’hui. Les voix des porteurs rappellent qu’il reste encore du travail à accomplir.

Pour écouter les épisodes de cette série, abonnez-vous gratuitement à Découvrez Bibliothèque et Archives Canada, sur le site de votre fournisseur de balados habituel.

Autres ressources


Stacey Zembrzycki est une historienne primée, spécialiste de l’histoire orale et publique portant sur les expériences des immigrants, des réfugiés et des minorités ethniques. Elle travaille actuellement comme spécialiste en création de balados à la Direction générale de la diffusion et de l’engagement à Bibliothèque et Archives Canada.

La trame sonore du quotidien dans la collection d’entrevues Stanley Grizzle

Par Stacey Zembrzycki

 Cet article renferme de la terminologie et des contenus à caractère historique que certaines personnes pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Pour en savoir plus, consultez notre Mise en garde – terminologie historique.

Dans les entrevues d’histoire orale, les bruits de fond sont rarement aussi dignes d’intérêt que les discussions. Pour les éliminer, on enregistre souvent les entrevues dans des endroits silencieux. Ainsi, les paroles sont faciles à comprendre. C’est important, car la netteté du son détermine en grande partie l’accueil réservé à ces entrevues par les auditeurs et les concepteurs de projets multimédias. Or, la collection d’entrevues Stanley Grizzle va à l’encontre de cette convention.

Stanley Grizzle a parcouru le pays pour documenter l’expérience des porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique, ainsi que leur combat pour créer un syndicat (la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs). Lors de ses entretiens, il s’est également intéressé à l’importance des auxiliaires féminines à cet égard. Ayant lui-même travaillé au Canadien Pacifique pendant plus de 20 ans, Stanley Grizzle sait de quoi il parle lorsqu’il mène ses entrevues. Il interroge des collègues qu’il a fréquentés quand il était employé de chemin de fer ou dirigeant syndical, et il leur pose exactement les mêmes questions.

Passant de maison en maison, Grizzle arrête son magnétophone chaque fois qu’il le juge bon ou qu’on lui en fait la demande. Il attire très rapidement l’auditeur dans son univers. On ne trouve dans ses entretiens aucune trace des formalités généralement associées aux entrevues. On y entend plutôt des discussions amicales, parfois quelque peu arrosées (avec le tintement des glaçons à l’arrière-plan).

Les vastes connaissances de Grizzle sur le Canadien Pacifique constituent à la fois un atout et un handicap quand vient le temps de raconter l’histoire de la compagnie. En général, Grizzle est immédiatement considéré comme un frère, et il n’a aucun mal à gagner la confiance de personnes qu’il connaît déjà. Par conséquent, de nombreux hommes vont droit au but lorsqu’ils décrivent leur vie de porteur au début du 20e siècle.

En écoutant ces « histoires de porteurs », comme les appelle Melvin Crump, les auditeurs découvrent un monde aujourd’hui disparu. Nous apprenons ce que pensaient ces hommes (et les femmes qui les appuyaient) de leur vie quotidienne et des personnes qu’ils côtoyaient. Les entrevues lèvent aussi le voile sur les différentes manières de concevoir les inégalités sociales et de composer avec elles.

Un porteur dans une voiture de train du Canadien Pacifique.

Albert Budd, porteur de voitures-lits du Chemin de fer Canadien Pacifique des années 1940 aux années 1960 (e011781984)

Malheureusement, faire partie du milieu n’est pas toujours un avantage. Les expériences de Grizzle sont à l’origine de nombreuses occasions manquées, tout comme son objectif de documenter l’histoire des personnes qui ont fondé la Fraternité des porteurs. D’abord, Grizzle a tendance à corriger ses interlocuteurs. Ensuite, rares sont les récits concernant l’émigration, la lutte pour la défense des droits civils aux États-Unis et d’autres grands problèmes affrontés par les porteurs – quand ces récits ne sont pas carrément inexistants.

Mettre en valeur les différentes expériences vécues par les porteurs ne semble pas être une priorité. La prudence teinte les échanges : des réputations sont en jeu, et la compagnie conserve beaucoup de pouvoir malgré la présence du syndicat. En outre, Grizzle interrompt des récits qui mériteraient d’être entendus parce qu’ils ne correspondent pas à ses objectifs. Il n’est pas rare que le magnétophone s’arrête au beau milieu d’une anecdote. Aucune explication n’est donnée; l’auditeur en est réduit à deviner ce qui a été omis, censuré ou oublié.

Malgré ces bémols, le paysage sonore enrichit grandement les récits et nous aide à mieux connaître les personnes interviewées. On peut deviner leur vie à l’étranger et leurs difficultés, en tant qu’ouvriers migrants, à se bâtir une vie meilleure au Canada, malgré des études souvent très poussées. Les accents, parfois très prononcés, trahissent des origines diverses (comme le Grand-Sud des États-Unis ou différentes nations des Caraïbes).

Deux porteurs de voitures-lits du Chemin de fer Canadien Pacifique debout à côté d’un train.

De gauche à droite : Smitty de Montréal et Albert Budd (e011781983)

Les sons en arrière-plan sont aussi révélateurs. On entend des radios ou des télévisions, le chant des oiseaux ou des enfants qui jouent. Le bruit des chaudrons révèle la présence d’une épouse, probablement en train de préparer un repas pour cet invité de marque qu’est Grizzle. Des pas lourds à l’étage et le bruit des toilettes montrent que certains porteurs n’ont jamais réussi à quitter leur modeste logis, même à la retraite.

Parfois, la trame sonore révèle des handicaps. Par exemple, une toux profonde et des problèmes respiratoires, causés par la cigarette, nous renseignent sur les antécédents des porteurs interviewés. Les années passées à bord de voitures de chemin de fer, où les fenêtres ouvertes constituent une voie royale pour de nombreux polluants, ont de lourdes conséquences sur la santé des porteurs. Des hommes expliquent avoir reçu une pension d’invalidité en raison des maux de dos causés par le transport de lourdes charges.

Plus d’une fois, des grincements en arrière-plan nous indiquent que Grizzle et son interlocuteur sont assis sur de vieilles chaises en bois, ou se bercent sur un plancher qui craque au gré des histoires racontées. On peut se demander si c’est le signe d’une certaine précarité financière ou de douleurs physiques incitant les porteurs à demeurer assis.

Porteurs de voitures-lits réunis autour d’une table.

Des porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique. De gauche à droite : Phil Witt et Jack Davis (e011781985)

La beauté des histoires orales, c’est qu’elles nous permettent de replacer des voix dans leur contexte particulier pour mieux comprendre le passé. La collection d’entrevues Stanley Grizzle prouve à quel point comprendre l’histoire est chose complexe. Elle montre aussi tout l’intérêt des sons de la vie quotidienne, heureusement préservés pour les générations à venir.

Autres ressources

  • Oral History Off the Record: Toward an Ethnography of Practice, Anna Sheftel et Stacey Zembrzycki (no OCLC 841187000)

Stacey Zembrzycki est une historienne primée, spécialiste de l’histoire orale et publique portant sur les expériences des immigrants, des réfugiés et des minorités ethniques. Elle effectue actuellement des recherches pour le compte de Bibliothèque et Archives Canada.