Par Andrew Elliott
« Notre troisième partenaire, c’est l’imagination. »
Allan Fleming, Cooper & Beatty Ltd., 1958
Introduction
Dans l’histoire du graphisme d’entreprise, un logo ressort du lot : celui de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, ou CN. On reconnaît au premier coup d’œil sa forme unique aux contours arrondis, bien visible sur les trains, les immeubles et le matériel promotionnel de la compagnie. Mariant tradition et innovation, il témoigne de la relation complexe entre image de marque, fierté nationale et culture de consommation. Il nous relie instantanément au CN, semblant presque se suffire à lui-même tout en donnant l’impression d’avoir toujours été là. Mais quelle est donc son histoire?
Marqueurs visuels et identitaires, les logos de chemins de fer sont là pour positionner les entreprises qu’ils représentent. Au cours du 19e siècle et pendant une bonne partie du 20e siècle, les compagnies ferroviaires canadiennes subissent l’influence des typographies britannique et américaine, comme en témoigne le graphisme de l’époque. Certains logos sont plus traditionnels, tel celui du Chemin de fer Canadien Pacifique, composé de castors et d’un bouclier. D’autres sont plus originaux et novateurs, comme le logo du Chemin de fer Canadien du Nord : d’allure moderne, voire futuriste, il combine des lettres de différentes tailles à l’intérieur d’un motif en zigzag.

Logo du Chemin de fer Canadien du Nord, dépliant sur le trajet dans la vallée de la Saskatchewan. (No MIKAN 5751636)
Quant à la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, elle voit le jour en 1919, et côté graphisme, tout un éventail de possibilités s’offre à elle.
Le logo du CN : un peu de contexte
Entre 1919 et le début des années 1920, la Compagnie des chemins de fer nationaux ne réinvente pas la roue : elle se contente de reprendre l’ancien logo du Chemin de fer Canadien du Nord, en remplaçant le mot « Northern » par « National ». Affaire classée!

Gros plan du premier logo du CN sur le devant d’un wagon, avec le motif en zigzag, vers 1920. (No MIKAN 3349475)
Du milieu des années 1920 au milieu des années 1950, le CN adopte d’autres logos à l’allure plus traditionnelle, comme on le voit ici :

Gros plan du logo de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada datant des années 1920. (No MIKAN 5750861)

Gros plan du logo de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada datant des années 1940. (No MIKAN 5752559)
À la recherche d’une nouvelle image : un vent de changement au CN
La fin des années 1950 est marquée par l’avènement des nouvelles technologies et le passage des locomotives à vapeur aux locomotives au diesel. Le CN cherche alors à se réinventer et à reconquérir l’imaginaire des voyageurs. Et les dirigeants décident d’y aller à fond en optant pour l’audace!
Divers facteurs expliquent cette décision. Un sondage réalisé par le CN vient de révéler que la population perçoit l’entreprise comme étant vieille et désuète, malgré une décennie d’investissements pour la moderniser et la rendre plus efficace. Parallèlement, l’équipe des relations publiques comprend l’intérêt de disposer d’un logo comme outil de marketing. Et la direction est prête à miser sur la nouveauté.
On confie donc à Dick Wright, responsable des relations publiques du CN, la tâche colossale de rajeunir l’image de la compagnie; un travail que poursuivra son successeur, Charles A. Harris. Dans l’ouvrage Designs for the Times: The Story of the CN Design Program, Lorne Perry, ancien employé ayant participé à cette refonte visuelle, écrit :
« Ce n’est pas évident pour quelqu’un de changer d’allure ou de personnalité, et ce n’est pas plus facile pour une entreprise. Mais parfois, ça en vaut le temps, les efforts et l’argent, par exemple si : (a) la nature des produits et des services de l’entreprise a radicalement changé; (b) l’entreprise s’est modernisée, mais les clients ne l’ont pas remarqué; ou (c) l’image de marque de l’entreprise ne convient plus, en raison de facteurs indépendants de sa volonté. Dans le cas du CN, la réponse était (b). »
Pour mener à bien cette tâche, le CN fait appel à une entreprise américaine de graphisme dirigée par James Valkus. Celui-ci engage à son tour Allan Fleming, un jeune génie créatif de Toronto. Les deux hommes sont d’accord : le CN a besoin de bien plus qu’une nouvelle marque de commerce. C’est toute son identité visuelle qui doit être repensée.
L’apport de l’extérieur : Allan Fleming
Allan Robb Fleming (7 mai 1929-31 décembre 1977) est un jeune graphiste canadien. À l’époque, il est vice-président et directeur des services créatifs de Cooper & Beatty Ltd., une société de typographie basée à Toronto. La société fait la mise en page de divers documents avant d’acheminer le tout aux imprimeurs.
C’est à Fleming qu’on doit le nouveau logo du CN. Au fil des ans, il imaginera aussi les logos de nombreuses entreprises et institutions canadiennes, dont l’Université Trent (1964), Ontario Hydro, le Conseil national de l’esthétique industrielle du ministère de l’Industrie et du Commerce ainsi que l’Orchestre symphonique de Toronto (1965), la Compagnie de la Baie d’Hudson (1969), ETVO (aujourd’hui TVOntario, 1970) et Gray Coach Lines (1971). En 1973-1974, alors qu’il travaille pour Burton Kramer Associates, il participera au projet qui aboutira au changement d’image de la Canadian Broadcasting Corporation.
(La plupart des documents relatifs à la vie et à la carrière d’Allan Fleming se trouvent aujourd’hui aux archives de l’Université York, à Toronto. Vous pouvez consulter en ligne le fonds Allan Robb Fleming et ses documents numérisés, en anglais.)
L’auteur de ces lignes s’est récemment entretenu avec Martha Fleming, la fille d’Allan Fleming, qui soulignait la nature complexe du partenariat entre son père et Valkus. Ce dernier supervisait la refonte de l’image de marque, tandis que Fleming était responsable du « joyau de la couronne » : le logo.
Martha Fleming s’est aussi exprimée sur le travail de son père lors d’une entrevue donnée sur Biblio File le 24 octobre 2022 (en anglais). Elle y déclarait que ce dernier savait créer des logos alliant tradition et modernité. Il s’intéressait également à la façon dont les époques unissaient les gens, les objets et les idées, et à la façon dont la typographie permet de fusionner l’image et l’objet. Il possédait toute une collection de cahiers de référence, et avait aussi conçu divers catalogues. Le projet de logo du CN lui a été confié alors qu’il travaillait chez Cooper & Beatty Ltd. Outre le logo, d’autres projets de typographie ont suivi : télégrammes, papeterie, billets et même véhicules (dont les locomotives). Au total, cinq personnes ont contribué au projet du logo. Aux dires de Martha Fleming, il s’agissait d’un travail très stressant.
Le logo du CN au fil du temps : l’expression d’une créativité commune
Bibliothèque et Archives Canada possède une splendide collection d’esquisses et d’illustrations diverses qui témoignent de la créativité ayant entouré la refonte du logo du CN. Ces documents sont conservés dans le fonds de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, dans la série « Designs relating to the CN logo » (projets graphiques concernant le logo du CN).
Les dossiers artistiques semblent avoir été reconstitués pour illustrer la progression du logo; il est néanmoins très difficile de se prononcer sur les dates exactes de chaque document, et sur le moment précis où le logo a atteint sa version définitive.
Cela dit, le tout témoigne d’un processus créatif remarquable. On peut y voir différentes variantes du logo, avec Valkus, Fleming et d’autres graphistes de l’équipe reprenant les idées des uns et des autres pour les faire évoluer.
Même sans chronologie exacte, on peut quand même retracer (au moins en partie) la progression du logo. Voici quelques esquisses où les graphistes tentent de saisir l’essence de la compagnie ferroviaire : le mouvement.

Esquisses préliminaires du logo du CN. (No MIKAN 6305308)
Fleming ayant demandé à Valkus si l’un de ces logos l’intéressait (« Any of these interest you? »), un autre exemple reprend ce concept et le fait évoluer.

Esquisses préliminaires du logo du CN. (No MIKAN 6316316)
Dans un autre exemple, Valkus écrit à Fleming pour lui dire de ne rien jeter de ces gribouillis (« Allan, save all this junk »).

Esquisses du logo du CN. (No MIKAN 6316312)
Dans les exemples suivants, on voit que les esquisses se concentrent sur des éléments plus précis; on peut aussi lire des encouragements de Valkus.

Esquisses préliminaires du logo du CN. (No MIKAN 6316355)

Esquisses du logo du CN. (No MIKAN 6316325)
Deux autres personnes composent l’équipe de graphistes travaillant au logo du CN : Carl Ramirez et Arthur King.
Eux aussi contribuent à l’effort collectif… même si, 60 ans plus tard, quelques tangentes inhabituelles (pour ne pas dire hypnotiques) nous font nous demander si quelque chose a pu influencer leur créativité!
Voici deux exemples de logo plutôt étourdissants :

Ébauche du logo du CN. (No MIKAN 6327284)

Ébauche du logo du CN. (No MIKAN 6341857)
Dans la version presque finale du logo, l’enthousiasme de Valkus est palpable. Il note : « Allan, Make thinner and we’ve got it! » (Allan, faites-le un peu plus mince et le tour sera joué!)

Ébauche du logo du CN. (No MIKAN 2887712)
Le logo est maintenant trouvé. Prochaine étape : Fleming doit obtenir l’adhésion de tous les niveaux de l’organisation, de la direction générale jusqu’aux simples employés. Dans une série de présentations sur papier, il explique en termes simples la signification et l’objectif du logo. Il soulève aussi des questions pertinentes :
- Le logo est-il facile à reproduire?
- S’imprimera-t-il facilement dans la mémoire du public?
- Est-il lisible?
- Communique-t-il rapidement ce qu’il doit communiquer?
- Pourra-t-il bien traverser les époques?
Voici l’une des idées de présentation transmise par Fleming à Valkus.

Projet de présentation d’Allan Fleming. (No MIKAN 6341859)
En outre, Fleming (secondé par Valkus) explique que la nouvelle image de marque permettra de réaliser des économies grâce à un graphisme simplifié, de relier visuellement les divisions de l’entreprise et d’exprimer en un clin d’œil la somme de ses parties. Il décortique le nouveau logo pour qu’on puisse voir de quoi il aura l’air sur différents composants du CN : qu’il s’agisse de la signalisation ou des tout petits articles (comme la vaisselle) en passant par les éléments architecturaux, la décoration intérieure, les présentoirs et les véhicules.
Vers la fin de 1960, la direction du CN approuve le nouveau logo, et on procède progressivement à son déploiement. Le public en est informé dans divers journaux et magazines, dont Keeping Track (Au fil du rail), la publication officielle du CN, qui publie un article intitulé « A new look for the CNR » (Une nouvelle image pour le CN).

Photographie tirée de l’article « A new look for the CNR » (Une nouvelle image pour le CN) publié dans la revue Keeping Track (Au fil du rail). (No MIKAN 6026153)
Selon une publication spécialisée de 1960-1961, la légende voudrait que Fleming ait présenté son logo définitif à peine 15 minutes avant la fin du délai imposé par le CN, une anecdote qui ne rend pas justice à la complexité du processus de création.
Bref, après une année de travail, la collaboration entre la direction, le service de conception visuelle et les graphistes du CN débouche sur une toute nouvelle image à la fois innovante et accrocheuse, tellement simple dans sa forme qu’elle semble se fondre naturellement dans le paysage. Le nouveau logo du CN fait son entrée en force au début de l’année 1961; rapidement, il donne l’impression d’avoir toujours été là. L’année précédente, Allan Fleming avait déclaré : « Je pense que ce symbole va durer au moins 50 ans; on n’aura pas besoin de le refaire, parce qu’il est conçu pour l’avenir. Sa simplicité est un gage de durabilité. »
La suite lui a donné raison : depuis plus de 60 ans, le logo – aussi connu au Canada qu’à l’étranger – est toujours utilisé par l’entreprise!
Andrew Elliott est archiviste à la Direction générale des archives de Bibliothèque et Archives Canada.