Ce qui se cache sous le figuier : Salomon Ibn Gabirol et la quête de la sagesse

Bannière avec les mots suivants : Première: Nouveautés à Bibliothèque et Archives Canadas. Et on aperçoit à droite une outre attrapant un poissonPar Guy Berthiaume

Une légende raconte qu’un poète jaloux aurait assassiné Salomon Ibn Gabirol, poète et philosophe juif du 11e siècle, et l’aurait enterré sous un figuier. Les fruits de cet arbre étaient si doux et si abondants que les habitants de la ville où il se trouvait décidèrent de creuser pour découvrir la source de sa fertilité. La légende se termine par la découverte des restes de Gabirol enfouis sous l’arbre, apportant une explication toute poétique à la nature généreuse de l’arbre, ce que Gabirol lui-même aurait sans doute apprécié.

Mise à part la légende, Gabirol était un éminent philosophe, auteur de plus d’une centaine d’œuvres poétiques. Ses écrits se composent d’un fascinant mélange de sources juives, islamiques, néoplatoniciennes, pythagoriciennes, bibliques, mystiques et philosophiques. Gabirol nous invite à « rechercher la sagesse avec autant d’avidité que nous chercherions un trésor caché, car elle est plus précieuse que l’or et l’argent ». Ce sage conseil est tiré de Mivachar Ha-Peninim, ou Livre des perles, le plus récent ajout à la collection d’incunables de Bibliothèque et Archives Canada, acquis grâce à un don généreux du couple Ruth et Arnon Miller.

Le mot latin incunabula signifie « berceau », mais au fil du temps il en est venu à désigner tout livre, pamphlet ou affiche imprimé avant l’année 1501. Avant que le terme ne soit largement utilisé, on nommait ces ouvrages des « livres du quinzième siècle », une appellation descriptive, certes, mais manquant de poésie! Quelle que soit la façon de les désigner, les incunables sont des objets qui fascinent autant par leur contenu que par leur beauté. Le Livre des perles ne fait pas exception à cette règle.

Gabirol jouissait d’une grande popularité dans les cercles islamiques et chrétiens; cette collection de proverbes, de réflexions et de maximes était, à son époque, l’équivalent d’un « best-seller » du New York Times. Le Livre des perles est remarquablement moderne, aussi pertinent aujourd’hui qu’il l’était au 11e siècle. L’ouvrage est ponctué de réflexions et d’observations comme celles-ci : « La sagesse en dormance est comme un trésor improductif »; « Un homme dépourvu de sagesse est comme une maison sans fondations »; et cet adage incroyablement visionnaire, « La vérité sert d’assise à toute chose, mais le mensonge démolit tout », qui prend une signification particulière en cette ère de « post vérité ».

Même si le texte fut écrit à l’origine en arabe par un philosophe juif souvent comparé à Platon, sa sagesse et son intelligence séduisaient à la fois les lecteurs juifs et arabes de l’époque. Il montre, comme je le crois intimement, que la poésie et la philosophie ont la capacité de transcender les frontières, tout comme les bibliothèques le font.

Ce livre est également important parce que son éditeur, les Presses de Soncino, a été l’un des plus anciens et des plus influents imprimeurs dans l’histoire du livre juif. Installé dans le nord de l’Italie, il a mis au point l’une des premières presses à imprimer au monde, en 1484.

Une photo couleur d’un livre ouvert écrit en hébreu.

Mivachar Ha-Peninim par Solomon Ibn Gabirol, 1484 (AMICUS 45283149)

Le Livre des perles a été acheté lors d’une vente aux enchères à la Valmadonna Trust Library, qui était la plus grande collection privée au monde d’œuvres judaïques. Le livre est maintenant conservé avec d’autres incunables dans la collection Jacob-M.-Lowy de BAC. La collection Lowy, rassemblée pendant toute une vie, comprend plus de 3 000 livres rares et anciens, imprimés entre le 15e et le 20e siècle en plusieurs langues, notamment en hébreu, en latin et en yiddish. Mentionnons en particulier des premières éditions et des éditions anciennes du Talmud, 34 incunables et plus de 120 bibles en plusieurs langues, dont l’inuktitut.


Guy Berthiaume est le bibliothécaire et archiviste du Canada.

Imaginer le Canada – Metsia’at ha-Arets ha-Hadashah

Bannière avec les mots suivants : Première: Nouveautés à Bibliothèque et Archives Canadas. Et on aperçoit à droite une outre attrapant un poissonPar Michael Kent

J’ai récemment eu le plaisir de faire partie des bibliothécaires devant sélectionner un article pour Première, l’exposition sur les nouvelles acquisitions de Bibliothèque et Archives Canada (BAC). Cela m’a permis de réfléchir au travail d’acquisition que j’ai effectué pour BAC, en particulier pour la collection Jacob-M.-Lowy de rares judaïca, dont je suis le conservateur. Ce travail me confère l’extrême privilège de raconter l’histoire de la communauté juive du Canada par l’entremise de son patrimoine publié. Une grande partie de ma sélection porte sur des ouvrages imprimés au Canada. Cependant, je suis parfois en mesure de remonter plus loin dans le temps pour documenter ce qui a amené la communauté juive au Canada.

Un tel exemple est mon choix de l’ouvrage Metsia’at ha-Arets ha-Hadashah, publié vers 1806, pour l’exposition Première. Il s’agit du premier livre sur la découverte des Amériques écrit en hébreu. C’est avec un grand plaisir que j’ai pu ajouter cet ouvrage, dont le titre traduit est « La découverte du Nouveau Monde », à la collection Jacob-M.-Lowy.

Photo couleur d’un livre ouvert avec du texte en hébreu et une mappemonde.

Le Metsia’at ha-Arets ha-Hadashah ouvert à la première page de l’introduction, avec une carte des Amériques (AMICUS 44961986).

L’ouvrage original en allemand, Die Entdeckung von Amerika, de Joachim Heinrich Campe, était un livre pour enfants. Le traducteur hébreu, Moses Frankfurt Mendelsohn, l’a adapté en transformant ce qui était initialement un dialogue entre un père et ses enfants en une narration historique classique. Sa motivation à écrire un tel livre résidait dans le vif intérêt que suscitait alors l’explorateur italien Christophe Colomb chez les Juifs européens, qui le soupçonnaient fortement d’être un Juif.

Outre cet intérêt initial, il faut mentionner que l’ouvrage a été publié durant une période importante pour les personnes qui formeraient plus tard la communauté juive du Canada. L’existence des Juifs européens a connu de nombreux changements lors du XIXe siècle. L’émancipation, les pogroms et les possibilités d’émigration en Amérique du Nord ont radicalement transformé ce peuple et ont contribué à la naissance de la communauté juive au Canada.

En parcourant cet ouvrage, je ne vois pas qu’un livre sur Colomb. J’y vois une œuvre représentant probablement la première source d’information sur les Amériques à laquelle ont eu accès de nombreux Juifs d’Europe. Et en examinant la carte incluse, j’observe ce qui a dû être, aux yeux d’un grand nombre de Juifs, la première représentation des terres appelées à former le Canada. Bref, à mon avis, ce livre constituait un outil crucial pour faire connaître les Amériques et permettre aux Juifs d’imaginer une nouvelle vie au Canada.

Le Canada est une mosaïque de communautés immigrantes. L’acquisition de Metsia’at ha-Arets ha-Hadashah me rend fier de pouvoir raconter l’histoire d’une de ces communautés et de remonter au début du parcours des Juifs pour se forger une identité canadienne, contribuant ainsi à façonner le Canada d’aujourd’hui.


Michael Kent est le conservateur de la collection Jacob-M.-Lowy à Bibliothèque et Archives Canada.