La collection de chartes syndicales de BAC

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Par Dalton Campbell

Bibliothèque et Archives Canada (BAC) possède une collection d’environ 300 chartes syndicales datant des années 1880 aux années 1980. Un échantillon des chartes a été numérisé, et l’on peut accéder aux images à l’aide de l’outil Recherche dans la collection.

Ces chartes étaient des documents officiels que les syndicats remettaient aux sections locales au moment de les accueillir officiellement au sein du syndicat. En fait, les chartes que contient la collection de BAC peuvent nous en apprendre beaucoup sur les syndicats, leurs membres, les travailleurs canadiens et la vie au travail au 20e siècle.

Par exemple, la charte de la Fraternité des préposés à l’entretien des voies contient une illustration détaillée de l’éventail des tâches effectuées par ses membres, notamment l’entretien des trains à l’arrêt, l’inspection et l’entretien des rails, de la signalisation, des châteaux d’eau et des bâtiments, ainsi que le retrait des wagons déraillés.

Document textuel portant le titre « International Brotherhood of Maintenance of Way Employes », qui comporte dans le haut le dessin d’une gare remplie de personnes et de wagons.

Charte accordée par la Fraternité internationale des préposés à l’entretien des voies à la section locale no 447 de Parry Sound, en Ontario, avril 1909. (e011893857)

Cette charte, comme de nombreuses autres de la collection de BAC, comprend les noms des membres de la section locale. Ainsi, les chartes peuvent constituer un petit élément de documentation dans le cadre d’une recherche sur l’histoire familiale. Certaines chartes offrent aussi un aperçu de l’histoire sociale. Par exemple, les noms des membres figurant dans les chartes du Congrès du travail du Canada montrent les industries et les entreprises qui employaient des femmes dans les années 1920, 1930 et 1940.

Les chartes comportent souvent des illustrations de syndiqués au travail et de leur lieu de travail. La charte de l’Amalgamated Society of Carpenters and Joiners (association unie des charpentiers et menuisiers) comprend une série d’illustrations de travailleurs sur différents lieux de travail ainsi que de travailleurs qui tirent des avantages de leur syndicat.

La charte de l’Association internationale des machinistes présente une scène d’atelier sans aucun travailleur. On y voit seulement un tour, des perceuses, des établis, des pinces et des outils à main, ce qui laisse au lecteur le soin d’imaginer les tâches effectuées à chaque poste de travail.

Document dont le titre est « International Association of Machinists », qui comprend du texte et des dessins de machines.

Charte accordée par l’Association internationale des machinistes à la section locale no 574 de Brandon, au Manitoba, en juillet 1910. (e011893856)
Cette charte est très différente de celle accordée par le même syndicat 20 ans plus tôt, en 1890, à la Pioneer Lodge no 103, à Stratford, en Ontario. (Voir : MIKAN 4970006)

L’Union internationale des travailleurs de l’industrie chimique reprend le même thème : on observe au premier plan les béchers, les flacons et les tubes de verre d’un laboratoire, et à l’arrière-plan, une vue extérieure d’une usine de produits chimiques. La Brotherhood of Painters, Decorators and Paperhangers (fraternité des peintres, décorateurs et tapissiers) a adopté une approche différente, en énumérant plutôt qu’en illustrant les nombreux métiers et secteurs dans lesquels travaillent les membres du syndicat.

De nombreuses chartes de la collection de BAC consacrée au travail reposent principalement sur du texte et présentent peu ou pas d’illustrations. Certaines comprennent une petite illustration telle que le sceau ou le logo du syndicat, un élément visuel associé à l’industrie ou représentatif de l’affiliation syndicale en général (tel qu’une poignée de main). Dans certains cas, des figures emblématiques comme Benjamin Franklin ou un pygargue à tête blanche montrent clairement que la section locale canadienne faisait partie d’un syndicat international basé aux États-Unis.

Certaines chartes qui ne comptent que du texte comportent du lettrage raffiné, coloré et accrocheur, comme celles de l’Union typographique internationale et de la Hotel and Restaurant International Employees’ Association (association internationale des employés d’hôtel et de restaurant).

Document textuel portant le titre "International Typographical Union Charter".

Charte accordée par l’Union typographique internationale (UTI) à la section no 102 de l’Union typographique d’Ottawa, en Ontario, 1883. La charte indique que la section locale se trouve à « Ottawa, Canada-Ouest »; le Canada-Ouest avait été rebaptisé « Ontario » en 1867. (e011893860)

La charte la plus ambitieuse et sans doute la plus réussie sur le plan artistique de la collection est celle du Congrès du travail du Canada (CTC), conçue par l’artiste Harry Kelman du CTC dans les années 1950.

Document textuel dont le titre est "Congrès du travail du Canada".

Charte accordée par le Congrès du travail du Canada aux Quebec Leathers Workers (travailleurs du cuir du Québec), section locale no 1609 du CTC, Québec, Québec, en novembre 1963. (e011893870)
Pour une explication détaillée des illustrations de cette charte, veuillez consulter MIKAN 2629372.
Le CTC a imprimé cette même charte dans une palette de couleurs différentes : voir, par exemple Buckingham Plastic Workers’ Union (syndicat des travailleurs du plastique de Buckingham), section locale no 1551, Buckingham, Québec. (e011537977)

L’illustration de cette charte utilise des figures et des symboles réalistes pour présenter une brève histoire du mouvement ouvrier canadien, du 19e siècle aux années 1950. Le panneau du bas montre les conditions de travail au 19e siècle. C’était l’époque où, comme l’a relaté l’historien Desmond Morton, il y avait la dure réalité marquée par des taux effroyables de maladies, de décès et de blessures dans les dortoirs des camps de bûcherons, des taux élevés de décès dans les mines et un bilan effroyable de pertes de vie et d’amputations dont les victimes étaient souvent de jeunes enfants dans les usines et les scieries.

Les panneaux verticaux à gauche et à droite de la charte montrent la vie au 20e siècle. Les travailleurs entrent dans la lumière pour travailler dans un Canada industrialisé, où ils fabriquent des voitures et raffinent des minerais; ils passent ensuite à l’ « ère spatiale », où ils construisent et font fonctionner des fusées, des avions, des gratte-ciel et des systèmes de télécommunication. Le panneau horizontal du haut montre la convention fondatrice du CTC en 1956. La charte du CTC adopte un ton optimiste. Les travailleurs contribuent au progrès économique et technologique et en partagent les bénéfices. Le présent est lumineux, et l’avenir le sera encore plus.

En examinant la collection de chartes de BAC, il est également intéressant de découvrir ce qui se cache sous la surface et ce que cela peut nous montrer de la vie au début et au milieu du 20e siècle.

Les travailleurs représentés dans les chartes n’ont que peu ou pas d’équipement de sécurité, ce qui reflète les normes de l’époque. Les chartes présentent peu d’images d’employés de bureau, mais il semble que seul un petit pourcentage de sections locales au début et au milieu du 20e siècle représentait le personnel administratif et d’autres employés de bureau.

En outre, le drapeau figurant dans les chartes des unions de machinistes, de peintres et d’autres syndicats était l’ancien Red Ensign. Les syndicats ont conçu ces chartes des années, voire des décennies avant l’adoption de l’actuel drapeau du Canada en 1965.

Les cheminées industrielles illustrées dans la charte du CTC sont des symboles de progrès et de richesse et non de pollution et de dommages environnementaux.

En outre, les travailleurs représentés dans les chartes sont presque exclusivement des hommes blancs. La charte du CTC montre quelques travailleuses; les seules autres représentations de femmes dans les chartes sont des clientes ou des veuves éplorées. Aucun travailleur racisé ni travailleur en situation de handicap ne figure sur les illustrations.

Selon les dossiers du fonds consacré au travail, il semble que de nombreuses chartes de la collection de BAC aient été retournées au syndicat, puis données à BAC lorsque la section locale s’est dissoute, les membres de la section locale ont voté en faveur de l’adhésion à un autre syndicat, le syndicat a fusionné avec un autre syndicat ou le syndicat a demandé à la section locale de partir.

Dans certains cas, les sections locales en règle conservent parfois d’anciennes chartes dans leurs bureaux. En 1972, le CTC a demandé à ses sections locales de renvoyer toutes les vieilles chartes au siège social, puis le CTC a fait don des vieilles chartes à BAC.

Créées à l’origine comme des documents officiels pour marquer l’affiliation entre les sections locales et les syndicats, ces chartes ont également favorisé un sentiment d’identité et d’appartenance communes, tout en constituant un complément visuellement attrayant dans les bureaux et les salles de réunion des sections locales. Aujourd’hui, les chartes revêtent une valeur secondaire en offrant un aperçu des syndicats, des travailleurs, des lieux de travail et de la vie au travail au 20e siècle, et en tant qu’introduction à la collection d’archives de BAC sur le travail.

Recherche complémentaire :

  • Chartes du Congrès du travail du Canada (CTC) (MIKAN 107969)
    • Charte du Congrès du travail du Canada, élaboration et interprétation de ses aspects visuels (MIKAN 2629372)
  • Chartes du Congrès canadien du travail (CCT) (MIKAN 107924)
  • Chartes du Congrès pancanadien du travail (MIKAN 107906)
  • Chartes du Congrès des métiers et du travail (CMTC) (MIKAN 107903)
  • Chartes de l’Association internationale des machinistes (AIM) (MIKAN 5058290)
  • Chartes des Ouvriers unis de l’électricité, de la radio et de la machinerie d’Amérique (MIKAN 130940)

Sources publiées sur l’histoire du travail au Canada :

  • Titres disponibles en ligne :
    • Carmela Patrias et Larry Savage, Union power: solidarity and struggle in Niagara (OCLC 806034399)
    • David Frank et Nicole Lang, Labour landmarks in New Brunswick = Lieux historiques ouvriers au Nouveau-Brunswick (OCLC 956657952)
    • Eric Strikwerda, The wages of relief: cities and the unemployed in prairie Canada, 1929-39 (OCLC 847132332)
  • Autres titres :
    • Desmond Morton, Working people: an illustrated history of the Canadian labour movement (OCLC 154782615)
    • Steven C. High, One job town: work, belonging, and betrayal in Northern Ontario (OCLC 1035230411)

Dalton Campbell est archiviste à la section Science, environnement et économie de la Division des archives privées de Bibliothèque et Archives Canada.

Les origines de la fête du Travail

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Par Dalton Campbell

Il y a 130 ans, en 1894, la fête du Travail devient une fête nationale. En avril cette année-là, des dirigeants syndicaux rencontrent le premier ministre Sir John Sparrow David Thompson. Ils formulent un certain nombre de demandes, mais le premier ministre n’en accepte qu’une seule : œuvrer à l’instauration de la fête du Travail. Avant l’été, la loi faisant du premier lundi de septembre un jour férié est adoptée.

Un défilé dans les rues de la ville.

Défilé de la fête du Travail, rue Main, Winnipeg, Manitoba, en 1895. Fonds Sir William Van Horne (e011367824-005). Desmond Morton écrit qu’au 19e siècle, « les défilés, avec leurs chars, leurs bannières et leurs costumes, ne représentaient pas une forme de militantisme, mais plutôt un divertissement de foule et une démonstration d’ordre et de respectabilité » (traduction).

En instaurant un jour férié au début du mois de septembre, le gouvernement du Canada comble l’absence de congé entre le 1er juillet (aujourd’hui la fête du Canada) et l’Action de grâce. Ce nouveau jour férié s’inscrit dans le rythme des saisons (à l’approche de l’automne) et évite toute association avec le Premier mai, fête à forte connotation politique.

Un défilé dans les rues de la ville.

Défilé de la fête du Travail, rue Front, Belleville, Ontario, en 1913. Fonds du studio Topley (a010532).

En 1894, l’idée d’instaurer une fête nationale du Travail n’est pas nouvelle. La création de ce jour férié avait été recommandée cinq ans plus tôt, en 1899, dans le rapport final de la Commission royale sur les relations du travail avec le capital au Canada.

Les recommandations de la Commission ne sont pas mises en œuvre. Cependant, le rapport représente toujours un document marquant dans l’histoire du travail au Canada. Il comprend des témoignages de travailleurs et de membres de leur famille sur les conditions de travail dangereuses, les longues heures de travail, les faibles salaires, les amendes sur le lieu de travail, la discipline, le travail des enfants et d’autres problèmes. Comme le décrit Jason Russell, au 19e siècle, les usines du Canada sont « des lieux sombres contenant des machines dépourvues de dispositifs pour protéger les travailleurs qui les utilisent. Dans les usines, il y a des chaudières, des machines à vapeur et des volants d’inertie sans aucune protection […] et l’obtention de la journée de travail de seulement 10 heures est un objectif majeur des syndicats. » (traduction).

Comme l’écrivent Craig Heron et Steven Penfold, avant la proclamation de la fête du Travail, « des fêtes du travail locales sont des événements bien établis dans plusieurs villes et villages ». Tout au long du 19e siècle au Canada, des espaces publics accueillent des parades et des festivals, et dans les années 1880, « les artisans syndiqués du pays prennent en charge ces parades traditionnelles et en créent de nouvelles » (traductions).

Un défilé comptant une fanfare dans les rues de la ville.

Défilé des Chevaliers du travail, rue King, Hamilton, Ontario, dans les années 1880. Collection Edward McCann (a103086). Les Chevaliers du travail, une organisation qui a vu le jour aux États-Unis, font leur entrée au Canada en s’établissant à Hamilton, en 1881. Les Chevaliers deviennent rapidement l’une des plus importantes organisations syndicales du 19e siècle au Canada.

En 1880, les mineurs de la Nouvelle-Écosse organisent ce qui vraisemblablement a été la première fête du travail locale. Viennent ensuite les fêtes de Toronto (1882), d’Hamilton et d’Oshawa (1883), de Montréal (1886), de St. Catharines (1887), d’Halifax (1888), d’Ottawa et de Vancouver (1890), puis de London (1892).

Le Trades Union Advocate, un journal ouvrier hebdomadaire, décrit en détail le défilé ouvrier de juillet 1882 à Toronto.

Pour prendre part au défilé, des travailleurs de différents syndicats d’artisans ont installé de petits postes de travail sur des chariots à plateforme. En parcourant la ville, ils présentent leur ouvrage à la foule : les lithographes impriment des tracts et des images, les cigariers roulent le tabac « avec une dextérité et une agilité remarquables », les marins équipent leur remorque comme un navire, etc. Le défilé comprend des dignitaires, des syndicalistes qui marchent en brandissant des bannières et des pancartes, ainsi qu’une douzaine de fanfares disséminées parmi les chars. Selon le Globe de Toronto, au moins 3 000 personnes participent au défilé et 50 000 le regardent depuis les trottoirs.

En plus d’exemplaires du journal Trades Union Advocate, la collection de BAC consacrée au travail contient un certain nombre de photographies de la fête du Travail : certaines de ces images sont incluses ici et d’autres sont présentées sur la page Flickr de BAC. Toutes ces photographies sont accessibles en faisant une Recherche dans la collection.

Une femme tient un microphone.

La syndicaliste et militante Madeleine Parent parle au microphone. Fête du Travail, Valleyfield, Québec, 1948. Fonds Madeleine Parent et R. Kent Rowley (a120397).

La collection de BAC consacrée au travail comprend également une cinquantaine de messages de la fête du Travail, des années 1930 aux années 1970, livrés par les dirigeants syndicaux A. R. Mosher, Pat Conroy, Jim MacDonald, Donald MacDonald, Jean-Claude Parrot et d’autres encore. Les messages portent sur des thèmes universels : les acquis des syndicats, la nécessité de syndiquer davantage de lieux de travail, et le rôle vital des travailleurs dans les profits des entreprises, la production et l’économie. Les messages annuels abordent également des événements contemporains, ce qui fait de ces discours un petit historique instantané de l’année écoulée. Le message qui revient sans cesse, cela dit, en est un de soutien aux travailleurs. En 1966, Claude Jodoin, président du Congrès du travail du Canada, exprime ce sentiment dans des termes qui résonnent encore au 21e siècle : « Les syndicats ont consacré une grande partie de leurs efforts à obtenir le droit pour les travailleurs d’avoir des loisirs et de profiter paisiblement des fruits de leur labeur. » La fête du Travail, dont profitent aujourd’hui des millions de Canadiens, est l’un des résultats de ces efforts.

Recherche complémentaire :

Sources publiées :

  • Craig Heron et Steven Penfold, The workers’ festival: a history of Labour Day in Canada (OCLC 58545284)
  • Jason Russell, Canada, a working history (OCLC 1121293856)
  • Desmond Morton, Working people: an illustrated history of the Canadian labour movement (OCLC 154782615)
  • Rapport de la Commission royale sur les relations du travail avec le capital au Canada (OCLC 1006920421, publications du gouvernement du Canada (no472984)
  • Greg Kealey, dir., Canada investigates industrialism: the Royal Commission on the Relations of Labor and Capital, 1889 (OCLC 300947831)

Dalton Campbell est archiviste à la Section des sciences, de l’environnement et de l’économie de la Division des archives privées de Bibliothèque et Archives Canada.

La grève générale de Winnipeg de 1919 : six semaines de lutte solidaire pour les droits des travailleurs

Par Kelly Anne Griffin

Printemps 1919. La tension est à son comble à Winnipeg. Les classes sociales sont divisées par la richesse et le statut. Les travailleurs forment un front commun, et la notion de droits des travailleurs se répand.

La plus importante grève au Canada, qui constitue aussi le plus grand affrontement entre classes, débute le 15 mai. Même si les changements surviendront lentement après les six semaines de grève générale, celle-ci marque un tournant dans le mouvement ouvrier, non seulement pour les travailleurs de la ville de Winnipeg, mais aussi ceux de l’ensemble de notre vaste pays.

Au cours de ces semaines cruciales de 1919 au Manitoba, les travailleurs manifestent pacifiquement et sans relâche pour l’obtention de droits fondamentaux comme un salaire décent, la sécurité au travail et le droit de s’exprimer, droits que de nos jours, nous tenons souvent pour acquis. La grève générale de Winnipeg est une révolte de citoyens ordinaires de la classe ouvrière, frustrés par un marché du travail instable, l’inflation et de mauvaises conditions de travail. Ensemble, ils luttent, debout pour une même cause.

Tous les ingrédients rassemblés

Le marché du travail canadien est précaire en 1919. Les temps sont difficiles pour la main-d’œuvre qualifiée et, en raison de l’inflation, les travailleurs arrivent difficilement à joindre les deux bouts. Rien qu’en 1913, le coût de la vie augmente de 64 %. En plus des emplois instables et de l’inflation, la réussite de la Révolution russe de 1917 contribue à l’agitation des travailleurs.

Le syndicalisme gagne en popularité au Canada, et le nombre de syndicats croît rapidement. Profitant de cet essor, les dirigeants syndicaux se rencontrent et tentent de former une grande coalition ouvrière, la One Big Union. Même si les syndicats sont devenus chose courante, les employeurs ne reconnaissent toujours pas le droit à la négociation.

La Première Guerre mondiale a également joué un rôle dans ce qui surviendra à Winnipeg au printemps 1919. La durée et l’ampleur de la guerre avaient inévitablement dopé l’économie et gonflé l’emploi au pays. Avec la fin de la guerre, la production chute, et l’on assiste à un afflux de soldats revenus du front qui peinent non seulement à s’adapter à la vie civile, mais aussi à trouver un emploi.

Les emplois sont rares dans cette ville des Prairies autrefois en plein essor. Certains soldats de retour au pays estiment que les immigrants ont pris les emplois qui devraient leur revenir. De nombreux Canadiens, soldats ou civils, avaient fait d’énormes sacrifices pendant la guerre et croyaient qu’ils obtiendraient de meilleures conditions de vie comme récompense. Or, c’est le chômage, l’inflation et des perspectives économiques peu reluisantes qui les attendent.

Le 1er mai 1919, les ouvriers du bâtiment du Manitoba déclenchent une grève après plusieurs vaines tentatives de négociation. Le lendemain, les ouvriers de la métallurgie emboîtent le pas. Deux semaines plus tard, le Congrès des métiers et du travail de Winnipeg lance un ordre de grève générale.

Le 15 mai au matin, les téléphonistes de Winnipeg ne rentrent pas au travail. Les usines et les magasins de détail demeurent fermés, le service postal est interrompu, et les services de transport cessent. Au cours des six semaines suivantes, près de 30 000 travailleurs — syndiqués ou non — descendront dans la rue et feront les sacrifices nécessaires pour le bien de tous.

Photo noir et blanc de grévistes tenant des affiches dans une rue bondée.

En 1919, les grévistes se rassemblent pacifiquement dans la rue pendant six semaines, unis dans leur lutte visant à obtenir les droits du travail fondamentaux que nous tenons souvent pour acquis de nos jours. (a202201).

L’union fait la force d’une ville

Les grévistes défilent pacifiquement et dans l’ordre, mais les réactions du gouvernement et des employeurs sont souvent hostiles. Comme dans tout conflit de travail, les opinions de la classe ouvrière et de la classe dirigeante divergent. Quelques tentatives de réconcilier les points de vue avant l’escalade vers la grève échouent.

Le contexte social de l’époque n’aide en rien la situation. Bien qu’il ne s’agisse pas de la première grève — en 1918, par exemple, il y avait eu un nombre record de grèves en Amérique du Nord —, celle de Winnipeg est sans précédent par rapport à son envergure, sa nature et la détermination apparente des grévistes.

Pancarte sur laquelle il est inscrit « Permitted by authority of strike committee [Permis par le comité de grève] », avec un timbre dateur et une signature autorisant l’avis.

Le Comité central de grève, qui représentait tous les syndicats affiliés au Congrès des métiers et du travail de Winnipeg, était chargé des communications et du maintien de l’ordre dans la ville. La grève pénalise de nombreuses familles pauvres en les privant de services; pour résoudre ce problème, le comité délivre des permis d’exploitation, comme celui-ci, pour la prestation de services essentiels. (e000008173)

Le Comité central de grève, composé de représentants de chaque syndicat, est mis sur pied afin de négocier au nom des travailleurs et de coordonner les services essentiels à offrir pendant la grève. Le Citizens’ Committee of One Thousand (Comité des 1 000 citoyens) regroupe l’opposition formée par le gouvernement et les employeurs. D’emblée, ce comité ignore les demandes des grévistes. Il dépeint ces derniers dans les médias comme des conspirateurs révolutionnaires et radicaux, de dangereux insurgés inspirés par l’extrémisme bolchevique.

De nombreuses grèves de solidarité sont déclenchées ailleurs au pays. Les problèmes ayant mené au bouillonnement des esprits à Winnipeg sont également présents dans le reste du Canada, et ces manifestations de soutien inquiètent grandement le gouvernement et les employeurs canadiens. C’est cette crainte qui poussera finalement le gouvernement à intervenir.

Le Citizens’ Committee croit fermement que les immigrants sont les principaux responsables de la grève. Par conséquent, le gouvernement canadien modifie la Loi sur l’immigration pour permettre l’expulsion d’immigrants natifs du Royaume-Uni. Il élargit la définition du terme « sédition » dans le Code criminel (l’article controversé 98, abrogé en 1936) afin d’augmenter le nombre d’accusations pouvant être portées. Le gouvernement fait également arrêter sept chefs syndicaux à Winnipeg le 17 juin, qu’il accusera de conspiration visant à renverser le gouvernement et condamnera à l’incarcération pour une durée allant de six mois à deux ans.

Le samedi sanglant

Le 21 juin 1919, la grève atteint un sommet tragique. La rue Main, à Winnipeg, est la scène d’un soulèvement sans précédent.

Photo noir et blanc de grévistes envahissant une rue devant un imposant édifice.

Le 21 juin 1919, la foule se rassemble devant l’Union Bank of Canada, sur la rue Main. Le bilan de la journée, que l’on surnommera le « samedi sanglant », est lourd : 2 morts et 34 blessés parmi les grévistes. (a163001).

Les manifestations, habituellement pacifiques, virent à la violence. Les grévistes renversent un tram et y mettent le feu. Les membres de la Royale gendarmerie à cheval du Nord-Ouest et de la toute nouvelle force policière spéciale, lourdement armés sur leurs chevaux, chargent la foule à coups de bâtons et de rayons de roue de chariot. Ils ont aussi recours à des mitrailleuses. Deux grévistes perdent la vie, 34 sont blessés et 94 sont arrêtés par la police. Le Western Labor News, la publication officielle du mouvement, est fermé. Cinq jours plus tard, démoralisés et préoccupés par ce qu’ils ont vu pendant le samedi sanglant, les grévistes mettent fin à leur combat.

Photo noir et blanc d’un tram d’où s’échappe de la fumée, avec des spectateurs amassés à l’avant-plan.

Lors du samedi sanglant, les manifestations, habituellement pacifiques, virent à la violence. Les grévistes renversent un tram et y mettent le feu, et la réaction des autorités attise les tensions. (e004666106)

La misère à court terme pour des gains à long terme

Tout gréviste peut témoigner de la difficulté à vivre en ne touchant que des indemnités de grève. La durée et l’ampleur de la grève générale de Winnipeg attestent l’intensité de la passion et de la colère face à leur sort qui animait les travailleurs de l’époque.

Alors que nous rouvrons cette page d’histoire 100 ans plus tard, que reste-t-il des événements qui, pendant ces six semaines, ont secoué Winnipeg?

À la fin de la grève, les travailleurs gagneront bien peu pour leurs efforts courageux. Certains sont même emprisonnés. Il faudra près de 30 ans pour que les ouvriers canadiens obtiennent la reconnaissance syndicale et le droit à la négociation collective. Pire encore, la situation immédiate de Winnipeg se détériore en raison du déclin de l’économie. Les tensions et les ressentiments ayant mené à ce soulèvement persistent, ce qui vient pourrir davantage le climat des relations de travail à Winnipeg.

Pourtant, il ne fait aucun doute que la lutte des grévistes de 1919 a pavé la voie aux conditions d’aujourd’hui. L’élection provinciale au Manitoba, l’année suivante, permet d’élire 11 candidats du Parti travailliste, un pas positif en vue de futures modifications législatives. Un des chefs de file de la grève, J. S. Woodsworth, emprisonné pendant un an pour son rôle dans le soulèvement, participe à la fondation de la Fédération du commonwealth coopératif, qui deviendra l’actuel Nouveau Parti démocratique.

Photo noir et blanc de manifestants dans la rue, avec une pancarte sur laquelle est inscrit « Prison bars cannot confine ideas [Les barreaux d’une prison n’enferment pas les idées] ».

L’arrestation, le 17 juin, des chefs syndicaux de la grève générale de Winnipeg mène au samedi sanglant. Ici, un groupe de manifestants protestent contre les procès intentés aux hommes arrêtés. (C-037329)

Même si la grève n’obtient pas les résultats espérés, les idéaux sur lesquels elle s’appuyait subsistent. Les travailleurs de Winnipeg se sont ralliés autour de luttes communes, peu importe leur race, leur langue ou leurs croyances. Un siècle plus tard, le Canada a fait d’importants progrès en ce qui a trait aux droits des travailleurs. Nous devons principalement ces avancées à la solidarité et à la résilience des grévistes de Winnipeg pendant ce fatidique printemps de 1919.


Kelly Anne Griffin est archiviste adjointe à la Division des archives privées sur les sciences et la gouvernance de la Direction générale des archives de Bibliothèque et Archives Canada.