Valentins censurés : les services gouvernementaux surveillent Cupidon de près

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Par Rebecca Murray

Il y a quelques mois, j’ai découvert des archives très étonnantes dans la base de données du Bureau du censeur en chef de la presse. Celui-ci fut établi par un décret du 10 juin 1915, dans lequel le secrétaire d’État autorisait la nomination d’une personne chargée de censurer les écrits, les copies, les impressions et les publications de toutes les maisons d’édition. Le Bureau avait ainsi les pleins pouvoirs pour superviser la censure des documents imprimés en temps de guerre. Vous vous en doutez bien, je n’ai pas pu m’empêcher d’approfondir la question.

J’ai commencé par examiner une série de documents rédigés entre 1915 et 1920, conservés dans le fonds du secrétaire d’État (RG6/R174). Ces documents portent principalement sur la censure pendant la Première Guerre mondiale. Ils couvrent divers sujets comme les éléments subversifs au Canada et la propagande de guerre.

Avec plus de 1 500 descriptions au niveau du dossier, la série mentionne diverses publications signalées par le censeur de la presse. Sans surprise, la plupart sont liées à la guerre : publications en allemand, textes progermaniques et autres renseignements sensibles. Mais qu’est-ce qui pouvait justifier la présence d’un dossier sur les cartes de Saint-Valentin dans la série? Étaient-elles trop osées?

Curieuse, j’ai ouvert le dossier (consultable sur microfilm numérisé sur le site Canadiana du Réseau canadien de documentation pour la recherche). À la mi-janvier 1916, une correspondance commence entre le sous-ministre des Postes (R. M. Coulter), le censeur en chef de la presse (le lieutenant-colonel E. J. Chambers) et le ministère de la Justice. L’article fautif est une carte de Saint-Valentin et son enveloppe, produites par la Volland Company, à Chicago.

Carte de Saint-Valentin avec l’image d’une femme portant un chapeau à large bord. Le texte sous l’image est partiellement caviardé et caché par un timbre disant « CENSURÉ (PAYS ENNEMI) ».

La carte de Saint-Valentin en question, avec les marques de caviardage. Source : RG6, volume 538, dossier 254, bobine de microfilm T-76, page 655.

R. M. Coulter signale la carte au lieutenant-colonel Chambers le 18 janvier 1916. La raison? L’étiquette sur l’enveloppe et le fac-similé d’un timbre en caoutchouc sur la carte laissent croire à une censure officielle, et Coulter craint que ces éléments ne créent de la confusion pour les représentants du gouvernement. Malheureusement, le dossier ne comprend aucun exemplaire de l’enveloppe.

Chambers donne son accord dès le lendemain : « Ce serait sans aucun doute une grave erreur d’autoriser la circulation de ces enveloppes au Canada, car elles attireraient une attention indésirable sur la censure et risqueraient de constituer un obstacle si l’on décide un jour de censurer l’ensemble du courrier. » [Traduction]

La question ne s’arrête pas là : un mémoire est transmis au sous-ministre de la Justice le 20 janvier. Une lettre envoyée le lendemain mentionne qu’il ne serait pas judicieux de laisser circuler au Canada des cartes de Saint-Valentin et des enveloppes comme celles-ci.

La même lettre décrit le rôle général du Bureau du censeur en chef de la presse : « Je peux vous dire en toute confidentialité que l’un des principaux objectifs de la censure au Canada, en ce moment, consiste à intercepter la correspondance ennemie que les agents et sympathisants teutons [allemands] au Canada entretiennent avec les agents du renseignement des gouvernements ennemis dans les pays ennemis ou neutres. La censure reste donc aussi discrète que possible, car si le système de censure actif au Canada était connu, l’objectif ne pourrait être atteint. » [Traduction]

Bien que la carte de Saint-Valentin en question ne soit pas considérée comme une « correspondance ennemie », la ressemblance avec des marques de censure véritables préoccupe sérieusement le sous-ministre des Postes et le censeur en chef de la presse. Ceux-ci craignent tout ce qui peut faire connaître ou ridiculiser leur travail, car la censure, fort courante à l’époque, restait volontairement discrète.

Vers la fin du dossier, j’ai été étonnée de trouver de la correspondance des censeurs régionaux avec des libraires et d’autres fournisseurs qui avaient commandé ou acheté la carte. Plusieurs fournisseurs ont rapidement répondu au gouvernement et assuré qu’ils retourneraient les cartes à l’éditeur américain. Il est cependant difficile de déterminer combien de cartes circulaient déjà ou avaient été vendues avant le rappel.

Page couverte de caractères tapuscrits et manuscrits et d’un timbre.

Lettre adressée au lieutenant-colonel Chambers, censeur en chef de la presse, de la part du bureau régional de la censure de la presse dans l’Ouest du Canada. Source : RG6, volume 538, dossier 254, bobine de microfilm T-76, page 674.

En plus de la correspondance intergouvernementale, le censeur en chef de la presse écrit à l’éditeur le 25 janvier : « Les autorités canadiennes tiennent sincèrement à éviter, dans la mesure du possible, que la guerre nuise au commerce et aux bonnes relations entre le Canada et ses bons voisins du sud. » [Traduction] Ces paroles diplomates montrent que le censeur en chef tient à gérer la situation avec tact.

Page blanche avec du texte manuscrit et tapuscrit.

Lettre de P.F. Volland & Co. au censeur en chef de la presse au Canada. Source : RG6, volume 538, dossier 254, bobine de microfilm T-76, page 669.

La réponse du 24 janvier montre comment l’éditeur réagit au retrait de son produit du marché canadien. Sans mentionner pourquoi la carte portait des marques de censure, l’éditeur assure que « l’objectif n’était pas d’attirer une attention indésirée sur la censure en vigueur dans le Dominion. » [Traduction]

Le travail du censeur en chef de la presse pendant la Première Guerre mondiale montre comment le gouvernement gérait la circulation de l’information au cours du conflit. Cette affaire peut sembler banale, et même plus amusante qu’inquiétante de nos jours. Elle rappelle cependant que la censure sous toutes ses formes est toujours d’actualité. Pour approfondir cette question, prenez connaissance du rôle de Bibliothèque et Archives Canada dans le cadre de la Semaine de la liberté d’expression, une campagne annuelle de sensibilisation à la censure qui fait connaître les livres contestés partout au Canada.


Rebecca Murray est conseillère en programmes littéraires au sein de la Direction générale de la diffusion et de l’engagement à Bibliothèque et Archives Canada.

Diversité et liberté d’expression : Qui manque à l’appel?

Par Liane Belway

Du 18 au 24 février, les lecteurs et les écrivains du Canada célébreront la Semaine de la liberté d’expression. Cet événement annuel est l’occasion de sensibiliser la population à l’accessibilité des livres pour tous les Canadiens et à la manière dont les ouvrages publiés peuvent être contestés, tout en soutenant le droit fondamental des Canadiens à la liberté d’expression. L’une des façons de prendre du recul par rapport au droit à la lecture est de se poser la question suivante : Qui manque à l’appel?

Les lecteurs ont la possibilité de lire des ouvrages qui sont le reflet de la diversité des auteurs, des lecteurs et des communautés du Canada, leur ouvrant du même coup la possibilité d’en découvrir plus encore. Aujourd’hui plus que jamais, nous célébrons et favorisons cette découverte. Saviez-vous, par exemple, que le Canada a son propre festival de la diversité littéraire (le Festival of Literary Diversity) qui célèbre les auteurs canadiens et internationaux? Ce festival propose même un défi mensuel qui incite les lecteurs à découvrir des auteurs et des livres de divers horizons. Attention : le défi de février consiste à lire un livre qui a été contesté dans les écoles canadiennes!

Les médias sociaux sont un autre endroit intéressant où constater la diversité des livres et de la lecture au Canada. Sur certaines plateformes, une recherche rapide à l’aide de mots-clés et de mots-clics qui se rapportent aux discussions sur tout ce qui touche aux livres permet d’obtenir une multitude de recommandations de lecture. Certaines vidéos et publications mettent en valeur des livres originaux et passionnants et soulèvent des discussions à leur égard, les faisant parfois connaître à un public plus large qui n’aurait peut-être pas eu l’occasion d’en entendre parler autrement. D’autres publications sur les médias sociaux présentent des discussions critiques et souvent animées sur les raisons pour lesquelles les gens aiment, ou n’aiment pas, certains livres. Tout cela dans le but de faire entendre les idées et les voix diverses et, bien sûr, d’encourager les gens à lire! La lecture d’ouvrages diversifiés est l’un des meilleurs moyens de se défendre contre la censure de certains livres, contre la désinformation, contre les malentendus. De façon plus générale, cela permet de profiter de nombreux livres intéressants, émouvants et souvent primés.

Des fauteuils disposés autour d’une table au centre d’une pièce bordée d’étagères garnies de livres.

Veiller à ce qu’il y ait suffisamment de places pour discuter de la diversité dans les livres canadiens (a064449).

Depuis toujours, Bibliothèque et Archives Canada (BAC) joue un rôle particulier dans la protection de la liberté d’expression et dans la préservation des voix canadiennes. Cette diversité demande du travail, et BAC s’efforce de faire une place à toutes les voix et de les protéger, en veillant à conserver les réalités passées au profit du présent et de l’avenir. Un exemple de ce travail consiste à trouver ce qui aurait pu nous échapper ou ce qui n’est peut-être pas pleinement représenté historiquement, et à y remédier en améliorant au passage la collection et l’expérience des lecteurs et des chercheurs. En tant que bibliothèque nationale du Canada, BAC est appelé à jouer un rôle différent et élargi cette année puisqu’il devient un partenaire de la campagne de la Semaine de la liberté d’expression.

Depuis quarante ans, le Book and Periodical Council (BPC) se fait le porte-parole de la Semaine de la liberté d’expression. BAC, de concert avec le Conseil des bibliothèques urbaines du Canada et l’Ontario Library Association, se joint maintenant fièrement au BPC dans son important travail de soutien à la liberté de lire au Canada. De plus, BAC vise à faciliter la participation des communautés qui œuvrent à l’acquisition, la préservation et la diffusion du savoir au Canada.

BAC travaille également sans relâche à la préservation du patrimoine documentaire diversifié de tous les Canadiens. Nous recueillons et rendons accessibles les ouvrages publiés qui reflètent cette richesse et cette variété. Le mandat de BAC comprend la tâche monumentale d’acquérir des exemplaires des diverses publications canadiennes. Bien entendu, il y a une ou deux règles à respecter! La Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada oblige BAC à recueillir les œuvres publiées au Canada. En vertu de cette loi, un éditeur qui met une publication à la disposition du public au Canada doit soumettre des exemplaires à BAC afin de rendre sa publication accessible à tous. Ce processus comprend des étapes comme la transmission à BAC de seconds exemplaires imprimés, au besoin, et de publications numériques dans des formats non exclusifs afin de veiller à leur préservation à long terme pour les générations futures. BAC tâche également de rassembler et de préserver les publications dans des formats qui sont accessibles à tous les lecteurs.

Saviez-vous que BAC recueille et conserve les livres qui ont été contestés au Canada? Il vous suffit de consulter la liste des Livres et auteurs contestés de notre collection pour le constater. Encore une fois, attention : certains des titres que vous y trouverez risquent de vous surprendre!

Il est plus important que jamais de lire des ouvrages diversifiés, à une époque où la contestation de publications peut venir entraver la liberté des lecteurs. Au Canada, fait souvent méconnu, on a tenté maintes fois au cours de l’histoire de contester des livres et de faire taire des voix. Partout au pays, des publications peuvent être contestées pour différentes raisons et par différents publics, y compris par les bibliothèques scolaires et les bibliothèques publiques, dont les mandats et les politiques diffèrent. La liberté d’expression demeure souvent difficile à protéger, en dépit d’être inscrite dans la Charte des droits et libertés. Les bibliothèques et les lecteurs se partagent la responsabilité de protéger et de soutenir la liberté d’expression et doivent toujours viser le même objectif : quand il est question d’auteurs que les Canadiens lisent, personne ne doit manquer à l’appel.

La Semaine de la liberté d’expression se déroulera du 18 au 24 février 2024. Pour en savoir plus au sujet de la campagne de cette année, consultez le site Web de la Semaine de la liberté d’expression.


Liane Belway est bibliothécaire chargée des acquisitions au sein de l’équipe de sensibilisation de l’industrie à la Direction des archives privées et du patrimoine publié de Bibliothèque et Archives Canada.