Par Forrest Pass
Ce n’est pas les roches qui manquent au Canada, mais une pierre de Grande-Bretagne captive depuis longtemps l’imagination des gens de ce côté-ci de l’Atlantique. Si vous avez regardé la cérémonie du couronnement du roi Charles III, vous l’avez peut-être aperçue. Connu sous les noms de pierre du couronnement, pierre du destin ou pierre de Scone, ce modeste bloc oblong de grès rouge logé sous un trône en bois est au cœur des rituels de couronnement britanniques depuis presque mille ans.
D’origine écossaise, la pierre du destin a servi à couronner des monarques pendant des siècles. Bien que les légendes associent cette pierre aux légendaires Hauts Rois d’Irlande et même à la « pierre de Jacob » du livre biblique de la Genèse, l’analyse géologique donne à penser qu’elle a été extraite près de Scone, dans les environs de Perth, dans l’est de l’Écosse. Les forces du roi Édouard Ier d’Angleterre prirent la pierre comme butin de guerre en 1296, et pendant 700 ans, elle resta à l’abbaye de Westminster, un lieu incontournable des couronnements anglais et, plus tard, britanniques. En 1996, elle retourna en Écosse, où le château d’Édimbourg est aujourd’hui sa résidence permanente. Exception faite ce mois-ci : cette pierre, qui mesure 66 cm x 41 cm x 28 cm et pèse 152 kg, a été déplacée temporairement à Londres pour le dernier couronnement.

Dessin de la chaise du couronnement et de la pierre du destin par le célèbre illustrateur historique canadien C.W. Jefferys, vers 1929. Bibliothèque et Archives Canada conserve ce dessin original, que C.W Jefferys a préparé pour un manuel scolaire d’histoire, Britain’s History, rédigé par l’historien George M. Wrong de l’Université de Toronto (e011408968-001)
Même si la pierre du couronnement n’a jamais vu le pays, le Canada et les Canadiens ont joué un rôle dans son histoire. En 1939, Paul de Labillière, doyen de l’abbaye de Westminster, où la pierre a été conservée de 1296 à 1996, cacha discrètement la pierre dans la crypte de l’abbaye, afin d’en empêcher sa profanation advenant une invasion nazie. Il dessina une carte de sa cachette et en envoya la seule copie à Ottawa, où elle demeura sous clé à la Banque du Canada. Après la guerre, notre prédécesseur, les Archives publiques Canada, acquit la carte. Elle fait maintenant partie de notre exposition Inattendu! Trésors surprenants de Bibliothèque et Archives Canada au Musée canadien de l’histoire, qui se poursuit jusqu’au 26 novembre 2023.

Carte dessinée par le doyen Paul de Labillière montrant l’emplacement de la pierre du destin cachée dans la crypte sous la chapelle de l’îlot de l’abbaye de Westminster. Cette carte a été conservée dans une enveloppe scellée à l’intérieur d’une voûte de la Banque du Canada pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle n’était censée être remise qu’au premier ministre du Canada, au haut-commissaire britannique ou au doyen de l’abbaye de Westminster (e011309358)
Paul De Labillière n’aurait pas pu prédire que la plus grande « menace » qui pèserait sur la pierre du destin serait d’ordre national. En 1950, le jour de Noël, de jeunes nationalistes écossais pénétrèrent dans l’abbaye de Westminster et transportèrent la pierre à l’abbaye d’Arbroath, dans l’est de l’Écosse, lieu symbolique de leur mouvement. Il fallut quatre mois à la police pour récupérer la pierre et la retourner à Westminster.
Deux ans après le vol de la pierre du destin, une jeune femme de l’île du Cap-Breton se rendit en pèlerinage à l’abbaye d’Arbroath et y rencontra les premiers conspirateurs. Elle admirait leur dévouement à la cause de l’indépendance écossaise, même si elle pensait que leur complot révolutionnaire n’était que de la bravade. « Sans aucun doute, si j’étais née en Écosse, j’aurais été une nationaliste écossaise passionnée comme [le libérateur de la pierre du destin] Ian Hamilton », écrit Flora MacDonald à propos de la rencontre dans ses mémoires [en anglais]. « Je suis plutôt convaincue que c’est mon sang et mon tempérament écossais qui ont fait de moi une nationaliste canadienne passionnée. » Cette passion pour le Canada, Flora MacDonald la mettra au service de la politique : en 1979, elle devient la première femme à occuper le poste de secrétaire d’État aux Affaires extérieures. Sa vie et sa carrière remarquables sont documentées dans le vaste fonds Flora MacDonald de Bibliothèque et Archives Canada, qui comprend un journal de son premier voyage en Écosse.
Flora MacDonald ne fut pas la première Canadienne à se rendre au Royaume-Uni en quête de la signification de la pierre du destin. En 1921, Edward Odlum, un Vancouvérois excentrique, se rendit à Londres pour examiner la composition de la pierre. Il était un adepte de l’anglo-israélisme, théorie selon laquelle les Britanniques sont les descendants directs et génétiques des tribus perdues d’Israël. Au mieux, l’anglo-israélisme s’appuyait sur une pseudoscience bancale; au pire, il favorisait l’antisémitisme et la suprématie blanche. Edward Odlum, qui avait une certaine formation en géologie, espérait trouver un lien entre la pierre du couronnement et le Moyen-Orient pour admettre la théorie anglo-israélite.
Edward Odlum a fait appel à l’aide d’une personnalité de haut rang pour mener à bien son projet singulier. Sir George Halsey Perley, haut-commissaire du Canada à Londres, convainquit le doyen de l’abbaye de Westminster d’accorder à Edward Odlum un accès privilégié à la pierre. Les lettres d’Edward Odlum à son fils, le journaliste, soldat et futur diplomate Victor Wentworth Odlum, décrivent l’examen qui se déroula à l’aide d’une loupe et d’« une grande lumière électrique préparée à cet effet ». Cette étude terminée, il se précipita à Jérusalem pour chercher des roches similaires en Terre sainte. L’analyse géologique professionnelle [en anglais seulement] de la pierre confirme qu’elle provient d’Écosse, mais des affirmations selon lesquelles Edward Odlum aurait « prouvé » son origine moyen-orientale circulent encore dans d’obscurs recoins d’Internet.

Dans cette lettre adressée à son fils, Victor Wentworth Odlum, Edward Odlum décrit l’aide apportée par le haut-commissaire canadien sir George Halsey Perley pour obtenir l’accès à la pierre du destin (MIKAN no 118465)
La plupart des Canadiens n’ayant pas la possibilité de se rendre à l’étranger pour admirer la chaise du couronnement et la pierre du destin, deux bienfaiteurs commandèrent des répliques pour les exposer au pays. En 1904, John Ross Robertson, journaliste torontois et collectionneur de Canadiana, exposa sa réplique, ainsi que d’autres chaises historiques, à l’Exposition nationale canadienne. Il se vanta dans le catalogue de l’exposition [en anglais] que la reproduction était telle que « si elle était placée à côté de l’original, il serait impossible de la distinguer de la vraie chaise ».

Catalogue de l’exposition de chaises historiques de John Ross Robertson en 1904, qui présentait sa réplique de la chaise du couronnement et de la pierre du destin (OCLC no 62994338 [en anglais])

Médaillon de 1904 représentant le docteur Oronhyatekha avec, à droite de son nez, une image de l’édifice Temple, siège de l’Ordre Indépendant des Forestiers, que ce dernier dirigeait. L’édifice Temple, premier gratte-ciel de Toronto, abritait également la collection historique du docteur Oronhyatekha, dont sa réplique de la chaise du couronnement et de la pierre du destin (e011086464)

La réplique de la chaise du couronnement et de la pierre du destin du docteur Oronhyatekha exposée au Foresters’ Home, un orphelinat à Deseronto, en Ontario, avant qu’elle ne soit déplacée à l’édifice Temple des Forestiers à Toronto (archives de la ville de Deseronto par le truchement de Flickr)
Des Canadiens d’horizons divers ont donné à la pierre du destin des significations nouvelles que les carriers écossais l’ayant taillée n’auraient jamais prédites. La modestie même de la pierre explique peut-être son attrait. Elle paraît extraordinairement ordinaire parmi les couleurs et la richesse des autres objets de couronnement. Et c’est dans cette simplicité que réside sa souplesse. Au Canada, où la roche-mère n’a rien de mythique, les gens ont adopté cet ancien artefact britannique, une pierre simple en apparence, comme emblème éloquent de l’histoire, de l’identité et de la souveraineté.
Forrest Pass est conservateur dans l’équipe des expositions de Bibliothèque et Archives Canada.