Ô Canada! Une histoire bilingue

Par Jessica Di Laurenzio

Bibliothèque et Archives Canada a récemment fait l’acquisition des dossiers de la maison de disques Frederick Harris, un grand éditeur canadien de musique souvent associé au Conservatoire royal de musique de Toronto. Tôt dans l’histoire de l’entreprise, dans les années 1910, Frederick Harris s’est vaillamment efforcé d’obtenir les droits d’auteur canadiens d’un aussi grand nombre de pièces que possible. Une des chansons qu’il a éditées à cette époque est la version en anglais d’Ô Canada. Toutefois, sa version n’est pas celle qui constitue aujourd’hui l’hymne national officiel connu des Canadiens.

Ô Canada a acquis ce statut en 1980, exactement 100 ans après que la musique en a été composée par Calixa Lavallée. C’est le lieutenant-gouverneur du Québec, Théodore Robitaille, qui lui commande cette pièce. Le juge Adolphe-Basile Routhier compose les paroles en français de l’hymne à la même époque, et l’œuvre est chantée pour la première fois en public le jour de la Saint-Jean-Baptiste, à Québec, en 1880. Le Chant national (nom original d’Ô Canada) se veut l’hymne du peuple canadien-français et est créé en partie en réaction à la popularité de God Save the Queen au Canada anglais.

Photo noir et blanc d’un homme à la moustache proéminente portant un veston et un nœud papillon. La photo de forme ovale est placée sur un carton de montage mat de couleur grise.

Portrait de Calixa Lavallée (MIKAN 3526369)

La population canadienne-anglaise aime tant la musique de Lavallée que quelques décennies plus tard, une version anglaise voit le jour. Toutefois, plutôt que de simplement traduire les paroles de Routhier en anglais, plusieurs paroliers anglophones rédigent leurs propres versions, ce qui explique en partie la grande différence de sens entre les paroles d’Ô Canada en anglais et en français.

Couverture de la partition. Au centre, il y a une photo d'un homme en pardessus et en pantalons tenant à la main un haut-de-forme et une canne. Les noms du compositeur et du parolier se trouvent en bas entre un croquis représentant la ville de Québec et un arbre qui va jusqu'au haut de la page recouvrant le titre de feuilles d'érable.

Couverture de la première édition de « Ô Canada » (AMICUS 5281119)
L.N. Dufresne, couverture « Ô Canada » (Québec : Arthur Lavigne, 1880). Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec. Fonds ancien, 204, SQ047145.

Paroles originales en français par Routhier

Ô Canada! Terre de nos aïeux,
Ton front est ceint de fleurons glorieux!
Car ton bras sait porter l’épée,
Il sait porter la croix!

Ton histoire est une épopée
Des plus brillants exploits.

Et ta valeur, de foi trempée, 

Protègera nos foyers et nos droits.
Protègera nos foyers et nos droits.
 

Traduction anglaise

O Canada! Land of our ancestors,
Glorious deeds circle your brow.
For your arm knows how to wield the sword,
Your arm knows how to carry the cross.

Your history is an epic
Of brilliant deeds.
And your valour steeped in faith

Will protect our homes and our rights,
Will protect our homes and our rights.

Les paroliers anglophones adoptent un point de vue différent dans leurs versions et, dans plusieurs cas, mettent l’accent sur la beauté naturelle du Canada plutôt que sur l’histoire empreinte de bravoure et d’héroïsme du pays. Leur approche est dans certains cas trop semblable, et des accusations de plagiat sont même lancées. Robert Stanley Weir et Edward Teschemacher, deux anglophones ayant chacun écrit leur propre version anglaise, utilisent tous deux la phrase « Our home and native land ». En raison de ces similitudes, l’établissement des droits d’auteur cause des tensions entre Delmar Music Co. et Frederick Harris, éditeurs respectifs des versions de Weir et de Teschemacher, qui datent toutes deux de 1910 environ.

Couverture de la partition d’O Canada!, hymne national du Canada, par C. Lavallée.

Couverture de la partition d’O Canada! par la maison de disques Frederick Harris, en 1914, paroles d’Edward Teschemacher (AMICUS 21776210)

En plus de Weir et Teschemacher, des gens des quatre coins du pays proposent leur propre version anglaise d’Ô Canada. En 1927, la version de Weir est devenue la plus chantée, et c’est d’elle que l’on fait la chanson officielle du jubilé de diamant de la Confédération. Toutefois, étant donné le nombre de versions existantes, il allait encore falloir un certain temps avant que l’œuvre obtienne le statut d’hymne national.

Le premier ministre Lester B. Pearson tente, en 1967, de déposer un projet de loi en faisant la version officielle, mais ce n’est qu’en 1980, lors du centenaire de la musique de Lavallée, qu’Ô Canada devient l’hymne national officiel du pays. La version française est constituée des paroles originales de Routhier, datant de 1880, alors que la version de Weir obtient la reconnaissance officielle en tant que version anglaise, même si le sens des paroles dans les deux langues est passablement différent.

Photo d’un timbre-poste rectangulaire comportant des dessins colorés de trois hommes dont le nom est inscrit à côté de chacun : Calixa Lavallée, Adolphe-Basile Routhier et Robert Stanley Weir. On peut lire sur le timbre « Canada Postes-Postage, O Canada! 1880-1980 ».

Timbre commémoratif, 1980, montrant Lavallée, Routhier et Weir (MIKAN 2218638)


Jessica Di Laurenzio est archiviste adjointe en littérature, musique et arts de la scène à la Division des archives privées de Bibliothèque et Archives Canada.

Brian Thompson : conservateur invité

Bannière pour la série Conservateurs invités. À gauche, on lit CANADA 150 en rouge et le texte « Canada: Qui sommes-nous? » et en dessous de ce texte « Série Conservateurs invités ».Canada : Qui sommes-nous? est une nouvelle exposition de Bibliothèque et Archives Canada (BAC) qui marque le 150e anniversaire de la Confédération canadienne. Une série de blogues est publiée à son sujet tout au long de l’année.

Joignez-vous à nous chaque mois de 2017! Des experts de BAC, de tout le Canada et d’ailleurs donnent des renseignements additionnels sur l’exposition. Chaque « conservateur invité » traite d’un article particulier et en ajoute un nouveau — virtuellement.

Ne manquez pas l’exposition Canada : Qui sommes-nous? présentée au 395, rue Wellington à Ottawa, du 5 juin 2017 au 1er mars 2018. L’entrée est gratuite.


Ouverture d’« Une Couronne de Lauriers » par Calixa Lavallée, vers 1864

Page en papier sépia des notations musicales écrites à la main signées C. Lavallée.

Partition de « Une Couronne de Lauriers » par Calixa Lavallée, v. 1864 (MIKAN 4903777)

Calixa Lavallée ne croyait pas à la nation canadienne; il aurait même composé des œuvres contre la Confédération. Certains journaux de l’époque parlent d’un « radical » célèbre pour sa couronne et ses lauriers.


Parlez-nous de vous.

Lorsque j’étais enfant, j’étais fasciné par le hockey, la musique, l’histoire et la politique. Je partageais la même passion pour le hockey et la musique que les autres enfants de mon âge. L’histoire et la politique étaient moins populaires. Toutefois, en tant que musicologue, la musique, l’histoire et la politique font partie de mon travail. Alors que je rédigeais un article sur Calixa Lavallée, le compositeur de « Ô Canada », je me suis rendu compte que j’avais trouvé une manière d’intégrer le hockey dans mon canevas — l’hymne national, chanté par le grand Roger Doucet, faisait partie de mes soirées du samedi, de l’automne au printemps. Les Canadiens devraient-ils savoir autre chose à ce sujet selon vous?

Calixa Lavallée est né en 1842 dans les proches environs de Montréal. Au milieu de son adolescence, il était déjà un musicien professionnel; il était directeur musical de troupes de ménestrels ambulants et il se produisait comme pianiste. Il allait devenir un pédagogue réputé, tant au Canada qu’aux États-Unis, et un compositeur d’œuvres dans pratiquement tous les styles en vogue à cette époque. Parmi les œuvres qu’il a publiées, on compte des chansons, de la musique sacrée, des ouvertures de concert, des opéras, de nombreuses pièces pour piano et l’hymne « Ô Canada » qu’il composa en 1880.

Lavallée revint des États-Unis en 1863 et resta à Montréal jusqu’à la fin de 1865. Des événements marquants se déroulaient alors des deux côtés de la frontière. En 1864, les États-Unis entraient dans la troisième année de la guerre de Sécession, alors que les Canadiens commençaient à débattre des avantages de la Confédération. À Montréal, les opinions étaient partagées quant à la création d’un nouveau pays. Par ses contributions aux journaux nationalistes La Presse et l’Union nationale, Lavallée, alors âgé de 22 ans, prenait le parti des opposants à la Confédération qui en revenait pour eux à l’assimilation des Canadiens français. Sur scène, il jouait un rôle de premier plan; il donnait de nombreux concerts à la tête d’un groupe de jeunes chanteurs et d’instrumentistes. Il consacrait la majorité de son temps à recueillir des fonds pour des œuvres de bienfaisance.

Le 19 février 1864, il donna un concert dans l’Édifice Nordheimer, à Montréal, où il interpréta « Une Couronne de Lauriers » pour la première fois en public. La société locale Laurent, Laforce et cie publia l’œuvre à l’été de cette même année; en août La Presse en publia une recension signée par le pianiste Gustave Smith qui déclara que c’était « le premier morceau d’importance qui ait paru chez un éditeur de musique de Montréal ». Selon toute vraisemblance, c’est à ce moment que Lavallée a rédigé les premières mesures du morceau « Une Couronne de Lauriers ».

Deux pages comprenant les signatures des chanteurs d'opéra les plus réputés.

Feuilles d’autographes comprenant les signatures des chanteurs d’opéra les plus célèbres de l’époque (MIKAN 4936765)

Ce document fascinant soulève de nombreuses questions. BAC en a fait l’acquisition en même temps qu’un document de deux pages intitulé « Autographes des dames et messieurs de l’Opéra Italien ». Les annotations indiquent clairement que la première feuille, comprenant un fragment musical, provenait du même livre que la seconde, qui est une page d’autographes. BAC a fait l’acquisition des deux documents chez un marchand de livres rares. Nous ne pouvons qu’émettre des spéculations quant à leur origine et leur utilité.

La feuille d’autographes comprend les signatures de nombreux grands noms de l’opéra de l’époque, dont l’imprésario Max Strakosch et la mezzo-soprano Amalia Patti Strakosch. La plupart de ces artistes, si ce n’est tous, se produisaient à New York au milieu des années 1860. La page contient un message nébuleux : « Que sera l’avenir pour nous deux? Montréal, 5 nov. 1866 »

La question qui se pose : à qui appartenaient ces deux feuilles? Je ne peux que spéculer. Une des possibilités est qu’elles étaient la propriété de Lavallée lui-même; elles ont peut-être été transmises à sa veuve, après son décès survenu à Boston en 1891, et ensuite à une autre personne. Lavallée travaillait souvent avec des chanteurs d’opéra et peut avoir recueilli leurs autographes. Un album de photographies qui lui appartenait a survécu et contient de nombreuses photos d’autres artistes signées de leur main. Cependant, cela aurait été inhabituel de sa part d’avoir inséré un court morceau de musique dans son livre d’autographes.

Il est plus plausible de penser que ces pages appartenaient au pianiste Gustave Smith. C’était un collègue de Lavallée à Montréal dans les années 1860, et, lui aussi, travaillait souvent avec des chanteurs d’opéra. Il se rendit également aux États-Unis vers la fin 1865 ou au début de 1866, où il séjourna brièvement à New York avant de s’établir à La Nouvelle-Orléans. Il rentra au Canada plus tard au cours de la décennie et occupa un poste d’organiste à la cathédrale Notre-Dame d’Ottawa.

Une troisième possibilité est que ces documents appartenaient à un autre collaborateur de Lavallée, le violoniste Frantz Jehin-Prume. Ce musicien belge faisait un séjour prolongé à Montréal en 1865, période au cours de laquelle il s’est produit au moins une fois en compagnie de Lavallée. Les deux musiciens sont devenus des amis proches et se produisaient fréquemment ensemble. Il participa à plusieurs tournées avec une compagnie qui comptait dans ses rangs Amalia Patti Strakosch. Il a séjourné à New York à l’automne 1865 et est revenu à Montréal en 1866.

Le manuscrit a encore des secrets à révéler. Il lève un petit pan du passé, nous donnant un aperçu de la vie culturelle à une époque qui vit la naissance du Canada ainsi que de la vie du musicien dont la musique contribuait à définir un pays à la création duquel il s’opposait initialement.

Compte tenu de leur formation et de leur expérience, les historiens et les archivistes, tout comme les musicologues, connaissent l’importance potentielle d’un document manuscrit. Ils savent qu’une lettre, un mémo ou quelques notes de musique rapidement jetées sur un morceau de papier peuvent nous aider à mieux comprendre les époques passées et peuvent avoir bien plus de valeur qu’il n’y paraît à première vue. L’étude de l’histoire peut porter sur l’analyse des événements historiques et politiques importants, mais cela peut être aussi un travail de détective. Ceux qui explorent notre époque peuvent s’appuyer dans une large mesure sur des renseignements en format électronique : des images numériques, des courriels, des publications ou des blogues. L’exposition est l’occasion pour le public d’admirer et de découvrir des documents originaux, comme ceux-ci, des documents créés de main d’homme et par des personnes qui ont laissé quelque chose d’eux-mêmes et de leur époque à la postérité.

Parlez-nous d’un élément connexe que vous aimeriez ajouter à l’exposition.

Couverture de la partition. Au centre, il y a une photo d'un homme en pardessus et en pantalons tenant à la main un haut-de-forme et une canne. Les noms du compositeur et du parolier se trouvent en bas entre un croquis représentant la ville de Québec et un arbre qui va jusqu'au haut de la page recouvrant le titre de feuilles d'érable.

Couverture de la première édition de « Ô Canada » (AMICUS 5281119)
L.N. Dufresne, couverture « Ô Canada » (Québec : Arthur Lavigne, 1880). Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec. Fonds ancien, 204, SQ047145.

La couverture de la première édition de « Ô Canada » (« Chant national ») est un document rare d’une grande importance historique. L’hymne a été composé à l’occasion du Congrès catholique canadien-français de 1880, un rassemblement d’intellectuels, de politiciens et de milliers de membres du grand public qui avait pour but de célébrer la culture canadienne-française et de réfléchir à l’avenir. L’événement comprenait de nombreuses prestations musicales. C’était aussi l’occasion de créer un chant national qui avait la dignité du « God Save the Queen », l’hymne qui était alors entonné lors de tous les événements publics au Canada à l’époque.

Le comité organisateur du Congrès avait choisi Calixa Lavallée comme compositeur, et le juge Adolphe-Basile Routhier comme poète, pour produire le nouvel hymne. Les deux hommes vivaient alors au Québec et se connaissaient, car ils évoluaient au minimum dans les mêmes sphères. Ils achevèrent la production de l’œuvre en avril 1880 et les journaux annoncèrent qu’elle serait publiée par le détaillant en musique local Arthur Lavigne. Le concepteur de la couverture était L.N. Dufresne, un peintre et illustrateur. Il souhaitait que son œuvre saisisse visuellement l’essence même de la musique. Le titre est indiqué en haut, entouré de guirlandes de feuilles d’érable. Sur la droite, on peut voir la Citadelle de Québec, sur la gauche un castor et en bas, le fleuve Saint-Laurent. Au centre de la page se trouve une photographie du lieutenant-gouverneur Théodore Robitaille. Le fait qu’il occupe la place de choix sur la couverture vise à témoigner du rôle qu’il joue en tant que mécène et fervent défenseur de la création d’un nouveau chant national, un chant qui pourrait représenter le peuple du Québec et les Canadiens français où qu’ils se trouvent.

Biographie

Photo en couleur d'un homme avec une barbe.Brian Christopher Thompson est l’auteur du livre Anthems and Minstrel Shows: The Life and Times of Calixa Lavallée, 1842–1891 (Montréal et Kingston : McGill–Queen’s University Press, 2015); il a également rassemblé et publié Calixa Lavallée: L’œuvre pour piano seul / The Complete Works for Solo Piano (Vancouver: The Avondale Press, 2016). Après avoir obtenu des diplômes de l’Université Concordia, de l’Université de Victoria et de l’Université McGill, il a obtenu son doctorat en musicologie à l’Université de Hong Kong en 2001, sous la direction de Michael Noone et Katherine Preston. Il est actuellement chargé de cours sénior au Département de musique de l’Université chinoise de Hong Kong.

Ressources connexes