Traces d’un arpenteur de Parcs Canada à travers ses notes des années 1950

English version

Par Laura M. Smith

La collection permanente de Bibliothèque et Archives Canada (BAC) conservée à Winnipeg comprend maintenant de nombreux carnets de terrain ayant appartenu à des employés de Parcs Canada. Ces carnets soigneusement remplis dans le cadre de différents projets d’arpentage menés dans les parcs nationaux contiennent des mesures, des calculs, des dessins techniques et des notes sur les conditions de terrain. D’une simplicité trompeuse, ces petits livres utilitaires à couverture rigide renferment une mine de données empiriques sur l’infrastructure des parcs. Il s’agit d’outils précieux pour les chercheurs dans un large éventail de domaines. Si ces carnets sont tous relativement semblables, l’un d’eux se distingue toutefois des autres. Au-delà des données de terrain méticuleusement consignées qu’il contient, le carnet Misc Surveys Winter ’56, ou Recensements de l’hiver 1956, recèle un trésor caché : les notes marginales d’un employé de Parcs Canada au sujet de son quotidien sur le terrain.

Dans ce type de carnets, les notes marginales, le texte et les images se fondent si bien à l’information principale qu’ils peuvent facilement échapper à un examen superficiel. Prenons l’exemple de cette note météorologique, banale en apparence, qui contient une touche personnelle inattendue : « ENSOLEILLÉ SUPER FROID – PAS DE CAFÉ CHAUD – 3 PO DE NEIGE – 27 JANV. 1956 » [traduction]. Ces subtils ajouts transforment le ton de l’habituel carnet de bord générique, lui conférant une dimension plus intime qui se rapproche d’un journal personnel ou d’une lettre. Ces ajouts sont cependant si discrets qu’ils ne dévoilent leurs secrets qu’à des lecteurs attentifs.

Page comportant une note manuscrite en anglais qui se traduit par ENSOLEILLÉ SUPER FROID – PAS DE CAFÉ CHAUD – 3 PO DE NEIGE – 27 JANV. 1956.

Contenu de la page 36B du carnet de terrain Misc Surveys Winter ’56. (MIKAN 48775)

Les dessins techniques, que l’on retrouve typiquement dans ces carnets de terrain, servent à consigner des caractéristiques topographiques comme le niveau du lit d’une rivière ou le dénivelé d’une colline. Ici, l’auteur a ajouté des figures caricaturales amusantes à ses schémas.

Deux pages comportant de l’écriture manuscrite et des dessins.

Contenu des pages 17 et 26. (MIKAN 48775)

Les gribouillages retrouvés dans ce carnet semblent spontanés, nés soit de l’ennui ou d’une inspiration créative soudaine. Ils témoignent d’un humour subtil, teinté de sensibilité. Dans l’exemple suivant, on aperçoit en haut de la page un personnage rudimentaire, de profil, projetant un avion en papier jusqu’au bas de la page. Ces images amusantes suscitent notre curiosité et nous donnent envie de découvrir ce qui se trouve aux pages suivantes.

Page comportant de l’écriture manuscrite et des gribouillages.

Contenu de la page 37 du carnet de terrain Misc Surveys Winter ’56. (MIKAN 48775)

L’esprit humoristique de l’arpenteur se reflète clairement dans ses notes. On y découvre par exemple le croquis d’un parapluie retourné, doté de trois poignées, accompagné de la légende suivante : « Deux singes dans un parapluie! » [traduction]

Page comportant un dessin d’un parapluie et une note manuscrite portant la mention : « Deux singes dans un parapluie! » [traduction]

Contenu de la page 39 du carnet de terrain Misc Surveys Winter ’56. (MIKAN 48775)

Plusieurs annotations témoignent de l’esprit d’observation de l’employé de Parcs Canada en lien avec son environnement. Par exemple, sur l’une des pages du carnet, il immortalise au crayon des empreintes d’animaux, probablement observées dans le parc. Sur une autre page, il esquisse le logo d’un paquet de cigarettes Matinée avec filtre, une sorte de nature morte improvisée dessinée entre deux mesures d’élévation. Ces gribouillages semblent évoquer un moment de calme, une période d’inactivité ou peut-être quelques minutes libres pendant une pause. En poursuivant attentivement la lecture du carnet, on découvre d’autres détails sur l’auteur et son travail.

Page comportant un dessin d’empreintes d’animaux.

Contenu de la page 41 du carnet de terrain Misc Surveys Winter ’56. (MIKAN 48775)

Une autre illustration trouvée dans ce carnet de terrain fait référence à une image de la culture populaire qui a été largement diffusée, principalement sous forme de graffiti, après la Seconde Guerre mondiale. Ce mème analogique, dont les origines sont contestées, est généralement connu sous le nom de « Kilroy » ou « Kilroy était ici », parce que l’image était souvent accompagnée de cette phrase. Le plus souvent, Kilroy est représenté comme un homme chauve au long nez, caché derrière un mur, soulevant la tête juste assez haut pour regarder par-dessus. BAC conserve dans ses collections un négatif en noir et blanc d’une photographie datant de 1959, tirée de la revue musicale Clap Hands (une production de l’Université de Toronto), qui représente un groupe de personnes prenant une pose qui rappelle les images « Kilroy était ici ». Bien que ce soit moins le cas de nos jours, l’image de Kilroy était très populaire et répandue à l’époque où ce carnet de terrain a été rempli.

Cinq personnes prenant une pose qui rappelle les images « Kilroy était ici » en tenant devant elles une bannière portant les mots CLAP HANDS.

L’une des photos prises dans le cadre de la revue musicale Clap Hands en 1959, Hart House, Université de Toronto, R11224-1856-3-E, Numéro de boîte : 6354, Numéro de dossier : Assignment 5916-1. Bibliothèque et Archives Canada/e010745731. Crédit : Walter Curtin.

La présence d’un dessin de Kilroy dans ce carnet ne manque pas d’intérêt. Elle permet de relier ce document à la culture visuelle populaire de l’époque. Le fait que l’image originale ait été produite sous forme de graffiti constitue clairement une source d’inspiration et d’intérêt pour quiconque crée ses propres notes marginales. Le croquis présente le personnage, dont on voit seulement la tête, caché derrière un tas de bûches à côté d’une hache. Cette scène, imprégnée de l’esprit de Parcs Canada, situe Kilroy à l’endroit où se trouvait alors l’arpenteur, dans le parc national Yoho. Il s’agit d’une étude de cas intéressante sur l’évolution des images populaires au fil du temps.

Une personne derrière trois bûches de bois. L’une de ces bûches sert d’appui à une hache.

Contenu de la page 43 du carnet de terrain Misc Surveys Winter ’56. (MIKAN 48775)

La plupart des annotations et des notes marginales trouvées dans ce carnet de terrain sont relativement discrètes, insérées parmi les renseignements habituels. Cependant, deux entrées d’une page chacune, rédigées dans le style d’un journal, font exception. L’absence de pagination suggère ici que ces notes n’ont jamais fait partie du document officiel.

Note manuscrite.

Entrée non paginée dans le carnet de terrain Misc Surveys Winter ’56. (MIKAN 48775)

Ces notes, à la fois humoristiques et merveilleusement descriptives, plongent le lecteur contemporain au cœur de cette époque et de ce lieu précis. À la lecture du mot rédigé sur la page ci-haut, on peut presque entendre le vent hurler!  « 14 février 1956. Une Saint-Valentin très romantique aujourd’hui! Coincé dans le bois! Environ -15 degrés. Le vent fouette mes oreillettes à 32 miles à l’heure. Tom nous a téléphoné de Banff pour nous demander de mesurer la prise d’eau. Elle fait 310 pieds de longueur. Journée idéale pour l’arpentage, bien sûr, à part le fait que la ligne de visée gèle sans arrêt et que le vent la pousse vers une caténaire. Deux silhouettes immobiles sur les battures de la rivière font écho à notre majestueux palais de glace. L’une des silhouettes est celle de Nick MacDonald et l’autre, celle de Bill Bradshaw, qui est complètement gelé. Je suis dans la voiture et je bois du rhum. Tom! Tu ne sais pas ce que tu nous fais subir! Oh, si seulement j’étais de retour au 444, avec un bon feu de bois, deux coupes de vin et Rhona! 15 février 1956. – 26 degrés. Plus de rhum. Tout est dit. » [traduction]

Bien que ces entrées de journal correspondent au ton léger que l’on retrouve tout au long du carnet de terrain, elles en révèlent un peu plus sur les motivations de l’auteur. Il devient alors évident que le carnet de terrain n’a pas été créé uniquement dans un but transitoire, mais qu’il était bel et bien destiné à être conservé et consulté plus tard par d’autres personnes. L’auteur voulait que les remarques et plaisanteries au fil du carnet soient découvertes. Cela change notre compréhension des notes marginales, qui ne sont plus seulement personnelles, mais qui deviennent alors publiques. Les notes et les dessins griffonnés dans ce carnet avaient donc pour but de divertir. Certes, l’auteur n’envisageait pas que son carnet de terrain soit lu par un large public ou qu’il connaisse une telle longévité, mais nous avons la chance de pouvoir en profiter. Ce document nous plonge au cœur du quotidien de l’auteur, nous offrant un rare aperçu de ses expériences. Nous ne l’avons pas connu personnellement, mais ses notes humoristiques et son ton amical nous donnent un aperçu de sa personnalité. Ces notes, qui nous révèlent d’importants détails sur les conditions de travail d’un arpenteur des années 1950, enrichissent le carnet de terrain et constituent un précieux témoignage de la société de l’époque.


Laura M. Smith travaille au bureau régional de Winnipeg de Bibliothèque et Archives Canada.