Par Jeff Noakes

Le porteur Jean-Napoléon Maurice (à droite) allume la cigarette du soldat Clarence Towne, un patient à bord d’un train hospitalier, 20 août 1944. (e011871941)
L’image ci-dessus provient d’une série de photographies de porteurs de voitures-lits noirs prises pendant et après la Deuxième Guerre mondiale. Cette série présente plusieurs points de vue sur les personnes qui ont servi la nation et nous amène à nous interroger sur l’histoire qui se cache derrière les images. Qui sont ces personnes? Pourquoi avoir pris ces photos? Pourquoi sont-elles importantes? Quelles histoires peuvent-elles révéler?
La date et le catalogage d’origine donnent suffisamment d’information pour approfondir certains aspects. La photo ci-dessus a été prise à l’intention du public. Elle parut dans des journaux canadiens qui identifient les deux hommes : le porteur Jean-Napoléon Maurice et le soldat Clarence Towne. Les légendes dans les journaux précisent que Maurice, un membre du Royal 22e Régiment, a été blessé en Italie, tandis que Towne a subi des blessures au combat à Caen, en Normandie. Certains journaux omettent de dire que Maurice servait auparavant au sein des Fusiliers Mont-Royal, et qu’il a participé au raid de Dieppe.
Le service militaire de Maurice est explicitement mentionné dans la légende du journal. On pourrait aussi deviner son passé en regardant son uniforme : les décorations sur son veston blanc sont bien visibles, tout comme son insigne du service général, en forme de bouclier, auquel son service militaire lui donne droit. De nombreux lecteurs de l’époque auraient facilement reconnu ces décorations. Quant à Towne, le plâtre à son bras gauche témoigne de ses blessures subies en service. Dans au moins un des journaux, la photo a été retouchée pour augmenter le contraste entre le plâtre et les draps.
La photographie s’inscrivait probablement dans une vaste campagne de publicité sur les trains hospitaliers. Maurice faisait partie d’un groupe de quatre porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique (CP) choisis pour travailler dans les voitures hospitalières parce qu’ils étaient d’anciens combattants blessés en service. À la fin d’août 1944, les journaux ont publié la photo ci-dessus et les histoires du service militaire et du travail de porteur de ces quatre hommes (Maurice, Randolph Winslow, Sam Morgan et James E. Thompson).
À partir de la date et de la légende originale, nous pouvons aussi faire des recherches dans les documents conservés à Bibliothèque et Archives Canada (BAC). Aucun train hospitalier ne s’appelait Lady Nelson, mais un des navires hospitaliers du Canada pendant la Deuxième Guerre mondiale portait ce nom.
Cet ancien navire de ligne civil est coulé par un sous-marin allemand en 1942, dans le port de Castries, sur l’île Sainte-Lucie. Après avoir été renfloué, le Lady Nelson est transformé en navire hospitalier pour transporter le personnel militaire blessé ou malade. Plus tard, il transporte d’autres militaires et leurs personnes à charge. Ses voyages le mènent notamment de ports du Royaume-Uni à Halifax, en Nouvelle-Écosse. Là, des trains hospitaliers utilisant le matériel des Chemins de fer nationaux du Canada et du Canadien Pacifique transportent les patients partout au pays. La photo est donc celle d’un patient qui se trouve dans un train hospitalier véhiculant les blessés débarqués du Lady Nelson.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la Direction des mouvements était responsable d’une bonne partie de ces opérations. Ses documents sont conservés dans le fonds du ministère de la Défense nationale [R112-386-6-F, RG24-C-24]. Cette volumineuse collection nous renseigne sur les déplacements de centaines de milliers de militaires à destination et en provenance du Canada, ainsi que sur le transport de marchandises et de matériel militaire. Elle comprend aussi de nombreux documents sur le voyage vers le Canada des personnes à charge des militaires, comme les veuves de guerre et leurs enfants, durant et après le conflit. Ces ressources ont été microfilmées vers 1950 et sont aujourd’hui numérisées. On peut les consulter sur le site Canadiana du Réseau canadien de documentation pour la recherche.
Avis : Ces documents n’existent qu’en anglais et peuvent comprendre des renseignements médicaux que certaines personnes pourraient juger perturbants, offensants ou néfastes. Les termes historiques pour désigner des diagnostics en sont des exemples. Les documents contiennent parfois d’autres termes et contenus à caractère historique qui pourraient être considérés comme offensants ou qui pourraient causer un préjudice, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels. Les éléments qui composent les collections, leurs contenus et leurs descriptions sont le reflet des époques au cours desquelles ils ont été créés et des points de vue de leurs créateurs.
Parmi les documents se trouvent des dossiers sur les voyages des navires hospitaliers, sur le personnel ramené au pays, ainsi que sur la planification et le fonctionnement des trains hospitaliers et d’autres moyens de transport qui ont amené les patients à divers endroits au Canada et à Terre-Neuve. Certains voyages vont même plus loin, par exemple, pour rapatrier des Américains qui ont servi dans l’Armée canadienne ou des membres d’armées alliées qui doivent traverser l’Amérique du Nord pour retrouver leur pays.
Selon les notes de catalogage, la photo a été prise le 20 août 1944. Il pourrait donc y avoir un lien avec l’arrivée du Lady Nelson quelques jours plus tôt. Une recherche dans le catalogue de BAC mène à un dossier de la Direction des mouvements [RG24-C-24-a, numéro de bobine de microfilm : C-5714, numéro de dossier : HQS 63-303-713] qui décrit l’événement survenu le 18 août, bien que le navire ait peut-être amarré juste avant minuit le 17. La photo donne donc une idée du contenu des documents sur ce voyage particulier. Elle nous amène également à réfléchir à l’utilité potentielle et aux limites de ces sources, surtout en ce qui concerne les expériences des porteurs de voitures-lits à bord des trains hospitaliers.

Le navire hospitalier canadien Lady Nelson à Halifax, Nouvelle-Écosse. (e010778743)
Les centaines de pages conservées dans ce dossier (des messages, des lettres, des notes de service et des listes de militaires rapatriés) décrivent l’ensemble des événements. À son départ de Liverpool, peu avant minuit le 8 août 1944, le Lady Nelson transporte 507 militaires vers Halifax pour des raisons médicales. Presque tous sont membres des forces canadiennes, et 90 % font partie de l’armée de terre. Se trouvent également à bord deux Terre-Neuviens qui ont servi dans la Royal Navy britannique ainsi qu’un officier de la force aérienne royale néo-zélandaise qui amorce son long voyage de retour via le Canada. Deux patients décédés pendant le voyage reçoivent une sépulture en mer : le soldat George Alfred Maguire, le 11 août, et le capitaine Theodore Albert Miller, le 15. Le catalogue de BAC permet de consulter leurs dossiers de service numérisés, qui fournissent des détails sur leur dernier voyage ici-bas.
Des histoires plus générales ressortent aussi du dossier sur ce voyage, dont la façon dont les militaires blessés et malades sont rapatriés jusqu’au Canada. À la mi-août 1944, le Lady Nelson peut accueillir environ 500 passagers. Le mois suivant, un deuxième navire hospitalier pouvant transporter autour de 750 patients, le Letitia, entre en service. À partir de ce moment, plus de 1 000 blessés ou malades peuvent traverser l’Atlantique Nord chaque mois pour revenir au Canada.
L’augmentation de la capacité témoigne également de l’intensité croissante des combats outre-mer à partir du débarquement du jour J, le 6 juin 1944, et de la campagne de Normandie. Les pertes subies sur ce théâtre de guerre s’ajoutent au coût de la campagne terrestre en Italie, de la guerre navale et des conflits aériens. À la mi-août, une note de service parle d’un « arriéré » de pertes au Royaume-Uni en attente d’un rapatriement au Canada. Les documents montrent aussi qu’il n’y a pas seulement des militaires blessés au combat, que ce soit physiquement ou psychologiquement : d’autres patients retournent au Canada en raison de blessures et de maladies découlant de causes variées.
Lorsqu’elle organise le transport hospitalier, la Direction des mouvements s’intéresse principalement au personnel qui retourne au pays. Elle doit entre autres connaître leurs besoins médicaux pendant le voyage et leur destination. On retrouve par conséquent des détails sur les individus transportés vers divers lieux au Canada, comme l’état de santé, les soins requis et le plus proche parent.
La plupart des documents donnent des détails sur les services nécessaires à l’organisation des voyages, mais ils mentionnent rarement les personnes qui participent à ce travail. L’équipage des trains hospitaliers et les employés des compagnies de chemin de fer, dont les porteurs, ne sont pas mentionnés individuellement. Chaque voiture hospitalière comprend du personnel médical, mais aussi un porteur. Des porteurs sont également affectés dans les autres voitures de passagers et voitures-lits du train.
Pourtant, leurs expériences ne sont pas décrites. Les dossiers les mentionnent brièvement, sans donner leur nom, pour demander qu’ils soient présents dans les trains hospitaliers. Il y a aussi des références indirectes à l’équipage du train. La présence des porteurs fait partie des services exigés de la part des compagnies de chemin de fer. Les militaires parlent d’eux comme du reste du personnel à bord des trains.
Dans les quelque 400 pages de documents sur ce voyage du Lady Nelson et du train hospitalier au Canada, il n’y a qu’une mention explicite des porteurs. Dans une lettre adressée au Canadien Pacifique au début d’août 1944, la Direction des mouvements prévient que le Lady Nelson devrait arriver aux alentours du 16 août. En plus de mentionner que des voitures hospitalières seraient nécessaires pour les patients, la lettre demande que des porteurs soient présents. Quatre voitures hospitalières du Canadien Pacifique, exigeant chacune un porteur, sont mentionnées. Comme la compagnie a choisi des porteurs qui avaient été blessés pendant leur service militaire, on déduit qu’il s’agit de Jean-Napoléon Maurice et de ses trois collègues.

Lettre de la Direction des mouvements au Canadien Pacifique mentionnant explicitement les porteurs. C’est le seul document à le faire dans le dossier de la Direction des mouvements concernant l’arrivée du Lady Nelson à la mi-août 1944. (MIKAN 5210694, oocihm.lac_reel_c5714.1878)
Voici une traduction de la lettre ci-dessus :
M.C. 303-713
7 août 1944
Monsieur A. L. Sauvé,
Agent général,
Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique,
OTTAWA (ONT.)
Arrivée du navire W-713 :
Voitures hospitalières du Canadien Pacifique no 96-97-98-99
Le navire susmentionné devrait arriver à Halifax (Nouvelle-Écosse) autour du 16 août 1944 avec à son bord des invalides de l’Armée canadienne. Pour les héberger pendant leur déplacement du port vers des destinations dans l’ensemble du Canada, toutes les voitures hospitalières seront nécessaires, dont les voitures du Canadien Pacifique no 96, 97, 98 et 99.
2. Pourriez-vous prendre les dispositions nécessaires pour que des porteurs du Canadien Pacifique soient disponibles à Halifax en prévision de ce déplacement? Ils devraient arriver au plus tard le matin du 16 août.
[Signature]
Directeur des mouvements
La Direction des mouvements est plus loquace au sujet de Clarence Towne. Membre des North Nova Scotia Highlanders, il a été blessé au coude et au bras gauche par une mitrailleuse allemande. Il occupe un lit dans la voiture hospitalière 98 pour aller retrouver son épouse Jane à St. Catharines (Ontario).
Towne a peut-être été choisi comme exemple de patient parce que ses blessures ne l’ont pas défiguré et ne risquent pas de traumatiser le front intérieur. On ne peut en dire autant d’autres blessés. Le plâtre sur le bras gauche de Towne révèle doucement et indirectement la nature de ses blessures. Contrairement à d’autres patients à bord du train, ce militaire a subi des blessures physiques au combat et ne souffre pas de troubles psychologiques ou de blessures causées par un accident ou une maladie. C’est un autre facteur qui a pu jouer un rôle dans le choix de la photo.
En plus d’être le premier fil qui permet de dérouler l’histoire de certaines personnes à l’aide d’une pluralité de sources, cette photo fait connaître le grand dossier des porteurs et des services essentiels qu’ils ont rendus dans les trains hospitaliers pendant et juste après la Deuxième Guerre mondiale. Elle remplissait sans doute d’autres rôles au moment où elle a été prise. Jean-Napoléon Maurice est peut-être photographié en train d’allumer la cigarette de Clarence Towne pour confirmer les idées de la population sur les porteurs de chemin de fer noirs, la nature de leur travail et leur statut racial et social, le tout se manifestant par leur rôle au service des voyageurs.
La photo rappelle aussi l’omniprésence du tabac dans les années 1940. Dans les voitures hospitalières, les lits de chaque patient sont munis d’un cendrier, ce qui paraît inimaginable de nos jours. L’interaction personnelle que représente l’allumage d’une cigarette avait probablement pour but de montrer l’attention portée aux militaires blessés. C’était l’occasion pour l’armée et le gouvernement du Canada de montrer qu’ils se préoccupaient du sort des militaires rapatriés, ce qui n’était pas à dédaigner à une époque où les trains hospitaliers et leurs passagers ne rappelaient que trop, sur le front intérieur, les coûts humains croissants de la Deuxième Guerre mondiale.
Autres ressources
- Récits d’anciens combattants canadiens noirs (en anglais)
- Balado Découvrez Bibliothèque et Archives Canada : Confidences de porteurs
Jeff Noakes est un historien spécialiste de la Deuxième Guerre mondiale au Musée canadien de la guerre.
