Le jour de plus qui change tout

English version

Par Forrest Pass

Quand on connaît la rigueur des hivers canadiens, il peut sembler cruel de prolonger le mois de février. Pourquoi ne pas ajouter la journée bissextile aux vacances d’été, plutôt? Deux propositions ont déjà été formulées en ce sens et, comme le montrent les documents conservés à Bibliothèque et Archives Canada, le gouvernement fédéral était ouvert à l’idée.

La journée bissextile en février est la dernière trace d’une tradition ancienne : les jours intercalaires. Il s’agit de dates ajoutées au calendrier pour le faire correspondre aux observations astronomiques. Les premiers calendriers, basés sur le cycle lunaire de 28 jours, finissaient par devancer les solstices d’été et d’hiver et les équinoxes de printemps et d’automne. Les jours intercalaires venaient corriger ces écarts. Dans la Rome antique, les politiciens utilisaient cet outil à leur avantage. Après tout, qui n’appuierait pas un candidat qui promet de prolonger les vacances ou de donner quelques jours de plus pour rembourser une dette?

Jules César (100-44 avant J.-C.) décide d’améliorer le calendrier dans le but de mettre fin à de telles manigances. Le calendrier julien est fondé sur le modèle égyptien. Il suit les mouvements du soleil plutôt que le cycle lunaire, en alternant les mois de 30 et 31 jours. Son mois de février – le dernier mois de l’année romaine traditionnelle – a 28 jours et prévoit l’ajout d’un jour intercalaire, tous les trois ans d’abord, puis tous les quatre ans après une correction.

Plus de deux mille ans plus tard, nous utilisons encore ce calendrier, avec une petite modification : le calendrier grégorien, introduit par le pape Grégoire XIII en 1582 et adopté depuis dans une bonne partie du monde, élimine trois journées bissextiles tous les 400 ans pour corriger une erreur du calendrier julien, qui surestime de six minutes la durée de l’année solaire. Cependant, le nombre et la durée des mois demeurent inchangés, ce qui suscite les critiques de la part de réformateurs modernes du calendrier.

L’un d’entre eux est le comptable et pyramidologue britanno-canadien Moses Bruine Cotsworth (1859-1943). Il fait partie d’une communauté d’archéologues amateurs persuadés que les dimensions et l’orientation des pyramides égyptiennes révèlent des vérités scientifiques oubliées. À partir de ses recherches, il propose un nouveau calendrier qu’il décrit pour la première fois dans un livre publié en 1905, The Rational Almanac. Deux ans plus tard, il devient chef de la Commission de la fonction publique de la Colombie-Britannique. En 1910, il quitte l’Angleterre pour s’établir dans la région métropolitaine de Vancouver. Sa résidence à New Westminster devient le siège social de l’International Almanak Reform League (Ligue internationale pour la réforme de l’almanach).

Livre avec une page couverture bleue. Le titre est imprimé en lettrage doré, tout comme le prix de cinq shillings et le nombre d’illustrations, soit 180. Des symboles égyptiens ornent la couverture : deux pyramides, un sphinx, un cadran solaire et un pharaon sous un soleil.

Le livre de Moses Cotsworth intitulé The Rational Almanac: Tracing the Evolution of Modern Almanacs from Ancient Ideas of Time and Suggesting Improvements (OCLC 1006983102). Image courtoisie de l’auteur, Forrest Pass.

Le calendrier proposé par Cotsworth, baptisé Yearal, comprend 13 mois de 28 jours. Le 13e, appelé sol, vient s’insérer entre juin et juillet. Les dates tombent toujours le même jour de la semaine. Par exemple, le premier du mois est toujours un dimanche. Comme les 13 mois ne comptent au total que 364 jours, Cotsworth propose d’ajouter un jour à la fin de l’année, ainsi qu’une journée bissextile en été tous les quatre ans. Ces deux jours intercalaires sont des jours fériés (hors de la semaine de sept jours) qui maintiennent la régularité du Yearal.

Cotsworth trouve des appuis influents. Aux États-Unis, par exemple, le président de la société de photographie Eastman Kodak approuve sans réserve le Yearal, au point où Kodak utilise un calendrier de 13 mois pour sa comptabilité jusqu’en 1989. Au pays, le Canadien sir Sandford Fleming, inventeur des fuseaux horaires, accepte le poste de président honoraire de l’International Almanak Reform League. En 1925, un comité consultatif fédéral recommande l’adoption du calendrier de 13 mois. Quant au gouvernement, il demande discrètement à ses délégués d’appuyer le Yearal à la 4e conférence internationale de la Société des Nations sur les communications et le transport, réunie à Genève, en Suisse, en 1931. Cotsworth se joint à la délégation canadienne en tant que conseiller technique.

Page titre d’un livret en anglais proposant une année fixe grâce à l’ajout d’un jour intercalaire, hors de la semaine de sept jours, et d’un mois appelé sol. "Le pharaon et sa reine exigent que le nouveau mois soit créé en 1917 et inséré entre juin et juillet. Journées de la semaine à date fixe. Pâques et fêtes à date fixe. Le 31 décembre et la journée bissextile sont des jours fériés qui n’ont ni jour de la semaine ni date." Le mot "sol" apparaît dans un soleil au sommet d’une pyramide, entre un personnage de l’Égypte antique et un scarabée. Plus bas, un pharaon montre du doigt un calendrier appelé "mois modèle". De part et d’autre de ce mois se trouvent des personnages représentant les continents de l’Europe, de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Asie. Deux obélisques, un de chaque côté, sont ornés de hiéroglyphes de l’Égypte antique.

Images antiques pour vendre l’idée d’un calendrier moderne. Dessins de Graham Hyde dans The Fixed ‘Yearal’ Proposed to Replace Changing Almanaks and Calendars, par Moses B. Cotsworth (New Westminster, Colombie-Britannique, International Almanak Reform League, 1914; e011783160).

Les illustrations dans les livrets de Cotsworth établissent un lien entre le projet Yearal et les enseignements de la grande pyramide et du sphinx. Les opposants réagissent avec des publications tout aussi soignées sur le plan visuel. En plus des documents de Cotsworth, le dossier du ministère de la Justice concernant le calendrier de 13 mois comprend un livret illustré en couleurs intitulé The Story of a Lost Day (L’histoire du jour perdu), rédigé par l’adventiste du septième jour Francis D. Nichol.

Une page couverture aux couleurs vives. Un homme portant des lunettes arrache la page "28 décembre" d’un calendrier et découvre une nouvelle page disant "Blank Day", c’est-à-dire "Jour vide". Une lampe avec un abat-jour à fleurs, typique de l’entre-deux-guerres, éclaire la pièce.

Réaction religieuse à la réforme du calendrier. Couverture du livre The Story of a Lost Day, par Francis D. Nichol (Mountain View, Californie, Pacific Press Publishing Association, 1930; e011783161).

La principale préoccupation de Nichol est de nature religieuse. L’insertion d’une journée entre le samedi 28 décembre et le dimanche 1er janvier fait en sorte que huit jours plutôt que sept s’écoulent entre le dernier sabbat d’une année et le premier de l’année suivante. Cette objection des adventistes du septième jour et d’autres groupes chrétiens et juifs orthodoxes engendre des réticences envers l’idée de Cotsworth sur la scène internationale.

Le Yearal a aussi un concurrent : le calendrier mondial, proposé pour la première fois en 1930 par Elisabeth Achelis, héritière d’un magnat du caoutchouc. Cette proposition conserve les 12 mois du calendrier grégorien, mais donne une longueur de 91 jours à chaque saison, ou trimestre, pour un total de 364 jours. Une fête internationale appelée « Journée mondiale » (Worldsday) est ajoutée entre décembre et janvier pour pallier le jour manquant. Dans le calendrier mondial, les dates tombent toujours le même jour de la semaine. Il préserve donc plusieurs caractéristiques du Yearal de Cotsworth, dont la journée bissextile estivale tous les quatre ans, mais il omet l’ajout controversé d’un 13e mois.

Au Canada, ce calendrier trouve un appui en la personne d’Arthur J. Hills (1879-1971), cadre aux Chemins de fer nationaux, spécialiste des relations de travail et président de la section canadienne de l’Association internationale pour le calendrier mondial. Profitant de son réseau professionnel, Hills obtient l’adhésion de nombreux hommes d’affaires et dirigeants syndicaux à cette proposition.

Quatorze pages de calendrier disposées en cercle autour d’un texte anglais disant : « Un cycle solaire dure 28 ans. L’image montre dans quel désordre surviennent les 14 calendriers grégoriens entre 1928 et 1955. Le calendrier grégorien comprend 14 calendriers possibles. Déséquilibré, irrégulier et instable. Des trimestres et des semestres de durées différentes. Des fêtes qui changent de jour. Vingt-huit types de mois possibles. » Sous ce texte se trouve un calendrier de 12 mois surmonté d’un globe terrestre avec les mots : « Équilibré, régulier, perpétuel. Le calendrier mondial. Douze mois. Des trimestres égaux. » Sous le calendrier, le texte précise : « Chaque année est identique. Les trimestres durent exactement 91 jours, 13 semaines ou 3 mois. Les quatre trimestres sont identiques. Chaque mois compte 25 jours de semaine, plus les dimanches. Chaque année commence le dimanche 1er janvier. Le premier jour ouvrable est toujours le lundi 2 janvier. Tous les trimestres commencent un dimanche et se terminent un samedi. Le calendrier mondial. » Des signatures encadrent l’image : « Conçu par A. J. Hills » et « Dessiné par H. J. Dodds ».

L’« ingénieux diagramme » d’Arthur J. Hills illustrant le calendrier grégorien qualifié de déséquilibré, irrégulier, instable et inégal. Il fait la promotion du calendrier mondial, un système perpétuel dans lequel chaque année est identique. (e011783162_s1)

Le gouvernement canadien se montre aussi ouvert à ce projet, du moins au début. En 1937, le statisticien du Dominion R. H. Coats recommande que le Canada retire son appui au Yearal de Cotsworth et défende plutôt l’adoption du calendrier mondial sur la scène internationale. En 1955, l’ONU demande aux États membres de prendre position au sujet du calendrier mondial. Un comité fédéral étudie donc la proposition de ses défenseurs, ainsi que les critiques de ses détracteurs.

De nouvelles objections sont formulées : une société patriotique féminine, la Ligue des filles canadiennes, s’inquiète de voir Noël tomber le lundi chaque année, car cela complique le magasinage et les déplacements avant la fête. Pour les groupes chrétiens et juifs, le calcul du sabbat demeure la principale préoccupation, car à l’instar du calendrier de Cotsworth, le calendrier mondial interrompt le cycle de sept jours. Le comité finit par défendre le principe de la réforme du calendrier, sans toutefois appuyer le calendrier mondial. Les autres gouvernements sont d’accord, et l’ONU abandonne discrètement son projet de réforme mondiale.

Près de 70 ans plus tard, le principal défi des personnes désireuses de réformer le calendrier consiste à corriger le manque de constance sans nuire aux calculs traditionnels pour les observances religieuses. Comme Moses Cotsworth et Arthur Hills l’ont constaté, c’est plus compliqué qu’il n’y paraît. Une question à méditer en dégustant un bon chocolat chaud par une longue journée bissextile de l’hiver canadien!


Forrest Pass est conservateur dans l’équipe des expositions de Bibliothèque et Archives Canada.