Une proposition audacieuse pour le nouveau drapeau canadien

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Par Forrest Pass

Le 15 février 2025, le drapeau national du Canada aura 60 ans. Pour souligner les anniversaires de ce symbole, les médias et les institutions du patrimoine – dont Bibliothèque et Archives Canada (BAC) – publient habituellement des dessins soumis par des Canadiens au cours des années qui ont précédé l’adoption du drapeau.

Ces soumissions soulèvent des réflexions intéressantes. Par exemple, à quoi les uniformes olympiques canadiens ressembleraient-ils si un autre drapeau que la feuille d’érable rouge sur fond blanc avait été choisi? Les dessins rejetés nous renseignent aussi sur les valeurs des artistes et leurs idées concernant le passé, le présent et l’avenir du pays.

De nombreux passionnés du drapeau ont un favori parmi les candidatures rejetées. L’histoire entourant ma soumission préférée associe deux incontournables de la mi-février : les drapeaux et le chocolat.

En 2013, alors que je travaillais comme historien au Musée canadien de l’histoire, j’ai trouvé un jeu de dix drapeaux en tissu sur eBay. Ils semblaient dater de l’époque du grand débat sur le drapeau. Malheureusement, le vendeur ne connaissait pas leur origine; ils faisaient partie d’un lot acheté à l’occasion d’une vente de succession. Ces petits drapeaux me semblaient toutefois intéressants, car rares sont les soumissions qui ont dépassé le stade de la planche à dessin. Il fallait avoir confiance en son propre dessin (et un certain pécule) pour distribuer des exemplaires en tissu.

Un petit drapeau blanc orné d’une croix rouge, d’une croix bleue et d’une feuille d’érable verte dans un cercle blanc au centre.

Une mystérieuse proposition de drapeau canadien (Musée canadien de l’histoire, 2013.47.1)

J’ai pu confirmer l’authenticité de cette soumission au comité du drapeau de la Chambre des communes, car une photo de presse prise en 1964 le montre, parmi tant d’autres, sur le mur de la salle de réunion. Cette trouvaille justifiait l’acquisition des drapeaux pour la collection du Musée, mais j’espérais néanmoins trouver l’auteur de la soumission pour comprendre la symbolique de son drapeau.

Dix-sept hommes et une femme assis à des tables, entourés de dessins de drapeau.

Les membres du comité du drapeau de la Chambre des communes avec les quelque 1 200 propositions pour le nouveau drapeau canadien, 7 octobre 1964. Le drapeau mystère est encerclé en rouge. (Bibliothèque et Archives Canada, a213164)

Un heureux hasard a voulu qu’un collègue trouve une référence à ce drapeau quatre ans plus tard, dans les textes sur le grand débat du drapeau consignés dans le Hansard (le journal des débats à la Chambre des communes). Dans un discours prononcé le 26 août 1964, Clément Vincent (député de Nicolet-Yamaska au Québec) a décrit le drapeau et sa valeur symbolique à d’autres députés. Une petite enquête dans le Hansard a révélé le nom du dessinateur : Jean Dubuc. Une recherche sur Internet m’a fait découvrir une lettre à un journal, une notice nécrologique et un compte Facebook. J’ai donc communiqué avec Daniel Dubuc, le fils de Jean, qui m’a raconté l’histoire de son père.

Jean Dubuc (1920-1965) est né à Chandler (Québec) et a grandi à Chicoutimi. Son grand-père était un magnat de l’industrie des pâtes et papier et de l’hydroélectricité. Jean entre dans la fonction publique québécoise en 1951 et s’établit à Sainte-Foy, en banlieue de Québec. Grand passionné d’héraldique, il soumet sa proposition pour le drapeau canadien à la fin des années 1950. En 1959, il en envoie une copie, avec une lettre d’accompagnement, à tous les sénateurs et aux députés de la Chambre des communes. Son fils a généreusement donné un exemplaire de la lettre au Musée.

Parmi les milliers de propositions soumises avant et pendant le grand débat sur le drapeau, celle de Dubuc se démarque. D’abord, il a eu l’ingénieuse idée de combiner le drapeau traditionnel anglais (la croix rouge de Saint-Georges sur fond blanc) et l’emblème de la marine marchande française avant la révolution (une croix blanche sur fond bleu). Sa soumission donne donc une place égale aux deux principaux groupes colonisateurs et évite les symboles plus familiers, mais controversés, que sont le fleurdelisé et l’Union Jack.

Une autre caractéristique intéressante est la référence aux peuples autochtones, car la plupart des propositions de l’époque, dont celle retenue, n’en avaient aucune. Dubuc écrit que le fond blanc du drapeau représente les premiers occupants du territoire, soit les Premières Nations et les Inuit, qui possèdent encore de vastes étendues de neige et de glace au pays. Il est donc en avance sur son temps : même les rares artistes amateurs qui ont inclus des symboles autochtones au milieu du 20e siècle reconnaissaient rarement que les Autochtones étaient toujours présents, et encore moins qu’ils demeuraient propriétaires de leurs territoires. (Dubuc ne parle pas du troisième peuple autochtone reconnu au Canada de nos jours. L’histoire et la pérennité de la Nation métisse étaient peu connues dans les années 1950, surtout dans l’Est du Canada).

Daniel Dubuc m’a aussi transmis une information qui a suscité ma curiosité : son père a créé un autre objet pour faire la promotion de son drapeau. C’était une fiche pliable décrivant les éléments du dessin et expliquant comment le tout formait une unité. La famille n’avait malheureusement pas d’exemplaire à portée de la main, mais j’ai décidé d’ouvrir l’œil.

J’ai fini par trouver en 2022, alors que je parcourais les archives de Guy Marcoux, député du Ralliement des créditistes à Québec-Montmorency, près de Sainte-Foy, où vivait la famille Dubuc. Dans un volumineux dossier de référence sur le drapeau, le dessin de Dubuc se démarque parmi des dizaines de lettres, de dépliants et de maquettes de drapeau.

Trois images montrant un dépliant intitulé « l’Histoire du drapeau ». Le dépliant tapuscrit décrit un drapeau ayant une croix rouge, une croix bleue et une feuille d’érable verte au centre. Il explique le sens des symboles et la manière de les tracer.

La maquette dépliante sur le drapeau de Jean Dubuc. (Bibliothèque et Archives Canada, fonds Guy Marcoux, MIKAN 110969)

Comme la description donnée par Daniel Dubuc me l’avait laissé croire, le dépliant de Jean s’inspire d’un modèle semblable sur l’histoire de l’Union Jack, un cadeau promotionnel offert par Laura Secord dans les années 1930. À l’instar du modèle de Dubuc, la version de Laura Secord décrit les croix, les couleurs et la signification de l’Union Jack, le drapeau officiel du Canada employé jusqu’en 1946 pour des usages intérieurs. Le concept était fort apprécié : Laura Secord l’a adapté pour soutenir l’effort de guerre, et sa société sœur aux États-Unis, Fanny Farmer Candy Shops, a remis des cadeaux promotionnels semblables sur l’histoire de la bannière étoilée.

Trois images d’un dépliant de papier racontant l’histoire de l’Union Jack. Des rabats présentant la croix de Saint-André, la croix de Saint-Georges et la croix de Saint-Patrick décrivent le motif et l’évolution du drapeau.

Dépliant sur l’Union Jack créé par Laura Secord Candy Shops à l’occasion du couronnement du roi George VI en 1937. (Bibliothèque et Archives Canada. Collection de cartes postales des Archives nationales du Canada. MIKAN 15178)

La campagne personnelle de Jean Dubuc pour faire adopter son drapeau distinctif a utilisé un support – le dépliant de papier – bien connu des décideurs et des Canadiens ordinaires, notamment des amateurs de chocolat. Son motif à la fois simple et percutant se prêtait bien à ce type de promotion sophistiqué. La redécouverte de la maquette de Dubuc montre que, même si les documents du comité du drapeau sont aujourd’hui bien connus, certaines collections de BAC contiennent des détails étonnants sur le grand débat du drapeau, même 60 ans plus tard. Une boîte d’archives, tout comme une boîte de chocolats, réserve parfois bien des surprises!


Forrest Pass est conservateur dans l’équipe des Expositions de Bibliothèque et Archives Canada.

Donald Nelson Baird et le comité parlementaire du drapeau de 1945-1946

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Par James Bone

Entre la formation de la Confédération et le grand débat sur le drapeau canadien de 1964, la quête d’un drapeau officiel reflétant l’identité canadienne demeure dans l’impasse. Tour à tour, l’Union Jack du Royaume-Uni et le Red Ensign du Canada servent d’emblème officiel pendant cette période. Cependant, les tentatives de création d’un drapeau proprement canadien frappent toujours un écueil.

Le premier ministre Mackenzie King mène un projet en ce sens entre 1924 et 1931. On observe un regain d’intérêt pendant la Seconde Guerre mondiale, mais des querelles partisanes empêchent le Parlement de progresser. Après la guerre, Mackenzie King revient à la charge : en novembre 1945, son gouvernement forme un comité mixte de la Chambre des communes et du Sénat ayant pour mission de produire une étude et un rapport sur le choix d’un drapeau canadien distinctif. Ce comité annonce qu’il étudiera les dessins proposés par les membres du public.

Dessins étudiés

Le comité du drapeau croule bientôt sous les suggestions, et c’est peu dire! À la date limite, on compte officiellement 2 695 dessins, et les suggestions continuent d’arriver à pleine vapeur. Les documents du comité, qui comprennent un échantillon d’une correspondance dans laquelle on remercie les citoyens de leurs contributions, nous apprennent que des personnalités comme l’artiste David Milne et l’archiviste du Dominion Gustave Lanctôt comptent parmi les contributeurs. Arrivent aussi des dessins d’enfants, de vétérans et d’autres Canadiens de tous les horizons. Durant son mandat, le comité reçoit et conserve également des lettres du public.

Afin de faciliter les débats, le vote et la sélection, le comité crée un processus pour dénombrer et classer les suggestions. Les éléments dominants sont la feuille d’érable, le castor, l’Union Jack et la fleur de lys.

Si certains Canadiens apprécient l’idée de nous doter d’un drapeau véritablement national, d’autres estiment que ce changement déshonorerait la mémoire des victimes de la toute récente Seconde Guerre mondiale. De la même manière, d’aucuns jugent inadmissible l’inclusion de tout élément d’identité française, tandis que d’autres prennent position pour un drapeau reflétant les héritages français et britannique du Canada.

Le dessin de Donald Nelson Baird

Une proposition arrive au comité par l’entremise de Dorothy Baird, de Truro, en Nouvelle-Écosse, qui soumet le dessin de son frère cadet, Donald Nelson Baird (1920-2001). Originaire de Glace Bay, en Nouvelle-Écosse, Donald souffre des séquelles de la poliomyélite depuis son enfance; il n’a qu’un usage limité de ses bras, de ses mains et de ses jambes. Malgré ce handicap, il apprend le dessin et l’aquarelle, et se retrouve bientôt au centre d’un débat national sur le futur drapeau canadien.

Photo noir et blanc d’un homme regardant l’objectif, près d’un dessin de son drapeau, visible en arrière-plan.

Donald Nelson Baird, Abbass Studio Limited, 1946. (MIKAN 5082349)

Le dessin de Baird n’est pas particulièrement élaboré. Comme le comité le décrit dans son procès-verbal, il s’agit simplement d’un Red Ensign où une feuille d’érable d’un doré automnal remplace les armoiries du Canada. Ce dessin est proposé sous la forme d’une petite aquarelle sur papier. Comme toutes les suggestions, il reçoit un numéro de la part du comité.

Dessin de drapeau arborant l’Union Jack en haut à gauche et une feuille d’érable dorée à droite, le tout sur arrière-plan rouge.

Dessin du drapeau proposé par Donald Nelson Baird, 1946, aquarelle sur papier. (e011213692)

Ce dessin fait de nombreux adeptes au sein du comité, qui a déjà reçu des dessins analogues. Toutefois, en raison de la place d’honneur occupée par l’Union Jack, du rouge dominant et de l’absence de tout symbole français, il est loin de faire l’unanimité.

Délibérations du comité

Au premier trimestre de 1946, le comité délibère pour opérer une sélection finale parmi les nombreux dessins reçus. Des votes éliminatoires sont tenus périodiquement. Le 17 mai 1946, il ne reste plus que cinq dessins. Peu de temps après, les finalistes se trouvent au nombre de deux : le dessin de Baird et celui – sans Union Jack – de la Ligue du drapeau national.

Au sein du comité, le plus chaud partisan du dessin de Baird s’appelle R. W. Gladstone, député de Wellington-Sud (en Ontario). Convaincu que le comité va choisir ce dessin, il écrit à Dorothy Baird pour lui demander une photo de son frère Donald à des fins publicitaires. La lettre nous apprend aussi que le comité a reçu de nombreux dessins similaires, mais qu’aux yeux de Gladstone, celui de Donald est le meilleur et le plus représentatif de ce que recherche la majorité du comité.

Comme on le verra plus loin, le dessin définitif soumis au Parlement est une version légèrement modifiée du dessin de Donald. Officiellement, c’est la création du comité lui-même, qui ne fait aucune mention de M. Baird dans ses rapports et ses procès-verbaux. La lettre de M. Gladstone à Dorothy Baird est donc la meilleure preuve restante que c’est bel et bien le dessin de Baird qui reçoit la faveur ultime du comité.

Page dactylographiée portant l’en-tête de la Chambre des communes.

Lettre à Dorothy Baird de R. W. Gladstone, député de Wellington-Sud, Ontario. (MIKAN 5082237)

Page dactylographiée se terminant par la signature de M. Gladstone.

Lettre à Dorothy Baird de R. W. Gladstone, député de Wellington-Sud, Ontario. (MIKAN 5082237)

Avec seulement deux dessins toujours en lice, M. Gladstone propose la version de Baird comme nouveau drapeau du Canada. Mais les débats s’enlisent, et un sous-comité est créé pour savoir si un autre symbole que l’Union Jack pourrait satisfaire la majorité du comité.

La presse s’empare de la question; la majorité des journaux anglophones appuient la proposition de Baird, tandis que leurs homologues francophones, notamment La Presse, se rangent derrière le dessin de la Ligue du drapeau national. Dans un éditorial du Chronicle Herald d’Halifax, le caricaturiste Bob Chambers représente Baird élevé en triomphe vers les livres d’histoire par Betsy Ross, la créatrice apocryphe d’une des premières versions du drapeau américain. Le nom de Baird paraît même dans le supplément du numéro de novembre 1946 du dictionnaire biographique Who’s Who.

Le 10 juillet 1946, le sous-comité rapporte n’avoir trouvé aucun autre symbole que l’Union Jack. Deux membres du comité restent opposés au dessin de Baird parce qu’il arbore l’Union Jack et est exempt de tout élément du patrimoine canadien-français.

Quand le comité se réunit de nouveau le soir suivant, le sous-comité a négocié un compromis : la feuille d’érable dorée sera encadrée d’un liséré blanc. Selon le procès-verbal, ce liséré représente la présence française au Canada. Cette modification mineure est essentiellement la seule apportée au dessin original de Baird.

La version modifiée du futur drapeau national reçoit l’aval du comité à vingt-deux voix contre une. Puis, le comité produit un rapport final pour les deux chambres du Parlement et recommande l’octroi de crédits pour que le secrétaire d’État puisse produire des prototypes du nouveau drapeau. L’artiste Frances Gage en peint des versions miniatures, dont une se trouve toujours au Musée canadien de l’histoire. Un nombre inconnu de prototypes grandeur nature sont produits et utilisés dans des photos publicitaires.

Photographie couleur de deux femmes tenant un drapeau sur le toit d’un édifice.

Photographie du drapeau prototype, prise par Louis Jacques pour le Weekend Magazine, 1946. (MIKAN 5082300)

D’hier à aujourd’hui

Malgré tous les efforts du comité pour sélectionner un dessin, le rapport final ne sera jamais présenté au Parlement. Des calculs politiques et la recherche de l’unité nationale incitent le premier ministre Mackenzie King, que l’on dit en faveur du dessin retenu, à laisser cet épisode sombrer tout doucement dans l’oubli sous prétexte que le vote définitif du comité n’a pas été unanime.

Le nom de Baird n’étant mentionné nulle part dans les procès-verbaux du comité, et le tout dernier dessin étant techniquement la création de celui-ci, M. Baird reste à peu près inconnu comme source de ce prototype, en dehors de son cercle social. Comme pour la plupart des contributeurs dont le comité possède l’adresse, l’ouvrage de Baird est retourné à sa sœur Dorothy et reste dans la famille.

Pendant les deux décennies suivantes, Dorothy écrit fréquemment à des députés provinciaux et fédéraux chaque fois que la question du drapeau national refait surface, les pressant de réexaminer le dessin de son frère. Son ultime tentative remonte à avril 1964, quand un bienveillant député nommé Robert Muir l’informe que le dessin de Baird sera fort probablement rejeté par le gouvernement, le premier ministre Lester B. Pearson ayant promis un nouveau drapeau national du Canada sans Union Jack.

L’auteur de ces lignes est d’avis que, si le dessin de Baird avait été adopté comme drapeau national en 1946, il n’aurait probablement pas survécu au regain d’intérêt pour l’établissement d’une identité nationale proprement canadienne auquel on assiste dans les années 1960, et qui donne naissance à notre drapeau national actuel. Quoi qu’il en soit, le dessin de Baird et le travail accompli par le comité du drapeau national en 1945-1946 brossent un intéressant portrait du sentiment d’identité canadienne de l’époque. Aujourd’hui, on peut trouver des répliques du drapeau de Baird dans des boutiques spécialisées, mais rares sont les personnes qui connaissent bien son histoire.

Bibliothèque et Archives Canada a récemment fait l’acquisition du fonds Donald Nelson Baird, qui contient le dessin original à l’aquarelle, de la correspondance du comité et de membres du public, des coupures de journaux au sujet de Baird ainsi que des photos de famille.

À l’extérieur, un homme en jeans et en chemise à carreaux rouge fait face à l’objectif, debout près d’un drapeau qu’il tient par le coin.

L’auteur James Bone à côté du drapeau de Baird, sur le terrain de la Dominion City Brewing, à Ottawa, en juin 2019. © James Bone


James Bone est archiviste en philatélie et en art au sein de la Section des supports spécialisés privés, à Bibliothèque et Archives Canada.