Les Canadiens et l’occupation militaire de l’Islande (1940-1941) : entre bourrasques et « mort noire »

Par Marcelle Cinq-Mars

Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, la participation des militaires canadiens à l’occupation de l’Islande, alors pays neutre, est un épisode méconnu de l’histoire militaire du Canada.

Dès le début du conflit, les Alliés tentent de freiner l’expansion des troupes allemandes qui commencent à envahir les pays voisins de l’Allemagne. Après avoir envahi le Danemark, les Allemands s’apprêtent à s’emparer de la Norvège, en avril 1940. L’Islande, île voisine de la Norvège, sera-t-elle la prochaine à subir le même sort? Afin d’empêcher les Allemands d’envahir l’Islande, les Alliés décident d’y prendre position en premier et envoient des troupes pour l’occuper, malgré l’opposition du gouvernement local.

Si l’Histoire nous dit que les Allemands n’ont jamais envahi l’Islande et qu’ils n’en ont jamais eu l’intention, les Alliés n’en savent rien en 1940. Ce qui est certain, c’est que cette île représente alors un point des plus stratégiques pour les Alliés. En effet, l’Islande offre un avantage majeur pour la défense des convois maritimes transportant les troupes et le matériel de l’Amérique vers la Grande-Bretagne. Dès qu’un aéroport y sera construit, des avions pourront décoller, patrouiller le secteur et ainsi détecter les fameux U-Boots allemands. De plus, les pilotes du Ferry Command – chargés de mener vers la Grande-Bretagne les avions militaires construits en Amérique du Nord – pourront y atterrir et ravitailler les appareils en route vers leur destination finale. C’est donc dire toute la valeur stratégique de l’Islande pour les Forces alliées.

Photographie couleur d’un grand navire devant une île.

Le NCSM Assiniboine patrouillant les eaux au large de l’Islande, mai 1942. (e010777260)

L’avant-garde britannique arrive en Islande le 8 mai 1940. Une semaine plus tard, une brigade entière débarque et s’y installe; l’opération reçoit le nom de code Alabaster. Le pays est rude, les routes couvertes de gravier et il n’y a pas d’aéroport. Le port de Reykjavik doit être adapté pour permettre le débarquement des soldats et du matériel militaire.

Les Britanniques réalisent rapidement qu’il leur faut plus de soldats pour occuper et défendre l’île en cas de tentative d’invasion par les Allemands. Le 18 mai, on demande donc au gouvernement du Canada, qui accepte, d’envoyer du renfort en Islande. Le brigadier L. F. Page reçoit le commandement des troupes canadiennes composées de trois bataillons : le Royal Regiment of Canada, les Fusiliers Mont-Royal et les Cameron Highlanders of Ottawa (Machine Gun). Les troupes canadiennes et les unités de service sont désignées par le nom de code Force « Z ».

La Force « Z » canadienne se joint ainsi à l’opération Alabaster. Le journal de guerre des troupes canadiennes est une mine d’information et de détails sur cette opération; un rapport historique rédigé après les faits en présente aussi un très bon résumé.

Page couverture d’un journal de guerre. On peut y lire, à l’encre noire sur fond blanc, les mots « Secret » et « War Diary ».

Page couverture du journal de guerre du quartier-général de la Force « Z », septembre 1940. On peut le consulter en ligne sur Canadiana Héritage (en anglais). (RG24, vol. 13813)

Dès leur arrivée en Islande, les Canadiens éprouvent une série de contretemps qui nuisent à leur installation. Le principal problème provient de l’exigüité du port de Reykjavik, qui ne peut accommoder qu’un navire à la fois. Or, les Britanniques insistent que leurs cargaisons ont priorité sur celles des Canadiens. Quand les navires canadiens peuvent enfin accéder au quai, il n’y a pas de grue de déchargement; tout le matériel doit être transporté par des équipes d’hommes. Le gouvernement du Canada avait expédié tout le nécessaire à la construction des cabanes de style Yukon. Or, le matériel n’a pas été embarqué sous forme de trousses : les soldats doivent donc attendre que toutes les cargaisons arrivent à bon port avant de pouvoir assembler une première cabane! Et comme si cela n’était pas assez, aucun plan n’accompagne le matériel pour en assurer la construction.

À la mi-septembre alors qu’il commence à geler la nuit, seulement la moitié des membres de la Force « Z » ont un toit; les autres dorment encore sous la tente depuis juin. Et ce ne sont pas des cabanes Yukon qui hébergent les Canadiens, mais plutôt des cabanes Nissen obtenues des Britanniques! Les forts vents, la pluie abondante et les bourrasques qui font constamment rage en Islande à l’approche de l’automne balaient même les tentes et les ballots de vêtements des unités cantonnées près des côtes. Il s’agit là d’un souci constant pour le brigadier L. F. Page qui a à cœur le bien-être des troupes sous son commandement.

Les soldats, quant à eux, s’acclimatent tant bien que mal aux conditions de vie en Islande. Entre les corvées de travail et les exercices de tir, ils profitent de leurs moments libres pour aller en ville. Dans le rapport mensuel qu’il présente aux autorités militaires, le brigadier Page rapporte que ces sorties en ville sont source d’indiscipline liée à l’ivresse. Dépourvus d’alcool canadien sur leurs campements, les soldats prennent rapidement goût à un alcool local surnommé la « mort noire » par les Islandais : il s’agit très probablement de l’aquavit, une eau-de-vie aromatisée à forte teneur en alcool. Afin de remédier à cette situation, la Force « Z » passe sa commande de produits (en anglais) dont les soldats ont besoin chaque semaine :

  • 100 000 cigarettes en paquets de 10
  • 12 000 tablettes de chocolat de marque populaire et de qualité standard
  • 120 bouteilles de whisky, 60 bouteilles de brandy et 18 000 bouteilles de bonne bière, soit 12 000 John Labatt (India Pale) et 6 000 Molson
  • 75 livres de café de marque populaire et de bonne qualité

Grâce aux interventions répétées du brigadier Page, les conditions de vie des soldats canadiens s’améliorent en Islande. Pendant ce temps, le premier ministre britannique, sir Winston Churchill, visite les troupes canadiennes restées en entraînement en Grande-Bretagne. C’est alors qu’il apprend qu’une partie des Canadiens a été envoyée en Islande pour servir de troupes d’occupation et de défense. Le 7 juillet 1940, il écrit au secrétaire d’État à la Guerre :

« Vous avez partagé mon étonnement quand le général McNaughton a déclaré que l’ensemble de la 2e Division canadienne devait aller en Islande. Ce serait certainement une grande erreur de permettre l’utilisation de ces excellentes troupes dans un théâtre (d’opérations) aussi éloigné. Il semble que les trois premiers bataillons y soient déjà. Personne n’en a été informé. Nous requérons que deux divisions canadiennes travaillent ensemble en un seul corps, le plus rapidement possible. » [Traduction]

Le premier ministre britannique a une si haute opinion des soldats canadiens, qu’il ne peut comprendre qu’on les sous-utilise dans la défense de l’Islande, un rôle qu’il préfère voir remplir par les territoriaux britanniques. Après des discussions à ce sujet avec le gouvernement du Canada, la décision est prise : les troupes canadiennes iront rejoindre le reste du corps canadien en Grande-Bretagne. Le brigadier L. F. Page quitte donc l’Islande en octobre 1940 avec la majorité des troupes de la Force « Z »; les derniers éléments canadiens quitteront l’île en avril 1941. Le mois suivant, les Américains acceptent la demande des autorités islandaises et britanniques de prendre la relève pour la défense de l’Islande. Ils y sont présents, à divers degrés, depuis cette époque.

Page dactylographiée d’un rapport historique. On peut y lire, à l’encre noire sur fond blanc, les mots « Cancelled » et « Declassified » dans le coin supérieur droit.

Première page du rapport historique no 33 sur les opérations de la Force « Z » en Islande, décembre 1949. (RG24, vol. 6924)

Le journal de guerre et le rapport historique sont des sources incontournables pour documenter ce chapitre peu connu de l’histoire militaire canadienne.


Marcelle Cinq-Mars est archiviste principale des affaires militaires, Archives gouvernementales, Bibliothèque et Archives Canada.

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