Par Michel Guénette
L’exposition Première : Nouveautés à Bibliothèque et Archives Canada présente un document inédit de Normand Chaurette intitulé Œuvres complètes. Tome I. Cette pièce a été choisie par notre spécialiste Michel Guénette, archiviste des arts de la scène.
Qui est Normand Chaurette?
Avant tout, il semble important de brosser un portrait de l’auteur afin de le situer dans son contexte de création. Normand Chaurette est un dramaturge québécois né à Montréal en 1954. Il fait partie, avec Michel Marc Bouchard et René-Daniel Dubois, de cette génération d’auteurs post-référendaire qui s’est éloignée des productions nationalistes et réalistes ayant marqué le théâtre des années 1960 et 1970 pour créer une dramaturgie orientée sur le renouvellement de l’approche esthétique et du langage. La pièce de Chaurette Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans (1982) remporte un vif succès et fait sa renommée. Il poursuit sa démarche théâtrale entre autres avec La société de Métis (1983), Fragments d’une lettre d’adieu lus par des géologues (1986), Les Reines (1991), Le Passage de l’Indiana (1996), Le Petit Köchel (2000) et Ce qui meurt en dernier (2008). Ses pièces sont aussi jouées à l’étranger, et l’une d’elles, Les Reines, a été montée par la Comédie-Française (1997). Il est aussi connu pour avoir signé le texte de la pièce appréciée d’un large public Edgar et ses fantômes (2010) et de son adaptation française, Patrick et ses fantômes (2018).
Parallèlement à sa carrière de dramaturge, Chaurette a écrit un livre, des nouvelles, des scénarios de film, des traductions, des textes radiophoniques et un essai. L’œuvre de Chaurette, qui a remodelé le paysage théâtral et celui de l’écriture, s’est taillé une place remarquable sur la scène artistique tant au Canada qu’à l’étranger. Elle a été récompensée de très nombreux prix, parmi lesquels quatre Prix littéraires du Gouverneur général, quatre Masques de l’Académie québécoise du théâtre et un Prix Floyd S. Chalmers. Normand Chaurette a également obtenu une bourse d’écriture de l’Association Beaumarchais (Paris) et a été nommé à l’Ordre du Canada à l’automne 2004.

Portrait de Normand Chaurette vers 1976 – photographie prise par Linda Benamou (e011180592)
Œuvres complètes. Tome I
Le fonds Normand Chaurette acquis par Bibliothèque et Archives Canada comprend des documents relatifs à sa carrière et à sa vie personnelle. La majorité des documents regroupe des manuscrits et des tapuscrits annotés, des esquisses, des ébauches, des notes et des mises au net de ses écrits. Parmi ceux-ci se trouve le livre original Œuvres complètes. Tome I, de belle facture.
L’ouvrage ressemble à un livre d’artiste et allie textes calligraphiés à la main, dessins, aquarelle et découpages. Ce magnifique livre divisé en sections comprend entre autres les textes suivants : Les dieux faibles, Orgues, Lettres au superbe, Texte de Londres et Nouveaux textes de Londres. Normand Chaurette entreprend la rédaction de cette œuvre de jeunesse en 1970 à l’âge de 16 ans et la termine en 1975, pour ensuite y ajouter quelques feuillets en 1977 et 1978.
Nous aurions pu croire facilement que Chaurette avait dès cette époque des visées littéraires tant ce livre est à la fois étrange et fascinant avec ses phrases énigmatiques et répétées. Le lecteur pourrait même y voir des affinités avec les automatistes comme Claude Gauvreau et les surréalistes comme Guillaume Apollinaire. Or, il n’en est rien. Chaurette n’a aucune prétention artistique à l’adolescence. Dans un courriel du 19 avril 2018, il souligne qu’il était en décrochage scolaire et qu’il ne rêvait pas de devenir écrivain, du moins pas avant 1976, au moment où il gagne un prix pour le texte radiophonique Rêve d’une nuit d’hôpital diffusé à Radio-Canada.

Images de deux pages du livre de Normand Chaurette Œuvres complètes. Tome I (MIKAN 4929495)

Images de deux pages du livre de Normand Chaurette Œuvres complètes. Tome I (MIKAN 4929495)
Pourquoi noircit-il alors de mots tout menus des pages et des pages d’un livre qui ne sera jamais publié? Chaurette traverse une période trouble de son existence. Il abandonne l’école, remet en question son avenir et désire quitter le toit familial. Aidé par certaines substances, il dérive en quête de son identité et se replie dans sa bulle. Comme il le dit dans un échange téléphonique, cette période marquée par la crise d’Octobre, les grèves, les manifestations et les écoles fermées est pour lui une période sombre et très nébuleuse. Il n’arrive pas à parler de ses angoisses à ses parents, à avouer certaines choses, alors il se réfugie dans l’écriture, le dessin et la peinture, où il exprime toutes ses craintes et ses peurs. Il occupe des nuits blanches à bricoler et à écrire dans des livres qui sont en quelque sorte ses journaux intimes.
Le contexte de création permet de poser un nouveau regard sur cette œuvre et d’en éclairer certains passages. Le ton sombre de la prose n’est pas étranger à ce que vit Chaurette, comme le montre l’extrait de son poème L’ode au désespoir :
Ma parole est une prison
Ma parole est carrée comme une prison dont le rebord noir perce les pages de ce recueil…
Le lecteur pénètre ainsi dans son intimité. Il découvre aussi que les titres ne sont pas anodins. Par exemple, Chaurette avait de la famille à Londres, en Grande-Bretagne, où il était invité pour apprendre l’anglais. Il n’est donc pas étonnant que des textes proviennent de cette ville. De même, Chaurette envisage un tome II, mais la facture trop laborieuse du livre lui fait abandonner l’idée, et en vieillissant, il passe à d’autres projets.
Chaurette écrit ses textes en code et en lettres minuscules presque illisibles, effrayé à l’idée que ses journaux soient découverts. Il détruit presque au fur et à mesure la plupart d’entre eux avant que ses parents ne mettent la main sur ses compositions. Ne survit que le livre Œuvres complètes. Tome I. Il est heureux que BAC puisse préserver et rendre accessibles aux chercheurs les confidences d’un adolescent troublé qui deviendra un grand auteur. Déjà, nous pouvons tous remarquer le talent du jeune auteur qui ne demandait qu’à s’épanouir.
Michel Guénette est archiviste des arts de la scène à la Division des archives privées sur la vie sociale et la culture de la Direction générale des archives à Bibliothèque et Archives Canada.