Par Joseph Trivers
Au cours du 20e siècle, de très grands chanteurs lyriques ont marqué la scène culturelle canadienne, de Raoul Jobin à Gerald Finley et Measha Brueggergosman, en passant par Maureen Forrester et Jon Vickers. À l’image des personnages qu’ils ont interprétés à l’opéra, ces artistes ont souvent eu une vie dramatique et inspirante. La contralto néo-écossaise Portia White ne fait pas exception. Admirée pour sa voix magnifique et constante, ainsi que pour sa présence sur scène empreinte de noblesse et de dignité, elle est la première cantatrice afro-canadienne à obtenir une reconnaissance internationale. Le 7 novembre 2016 marque le 75e anniversaire de ses débuts triomphaux à Toronto, une occasion en or de décrire brièvement son parcours, ses réalisations et sa carrière.
« J’ai fait mes véritables débuts à Toronto, en novembre 1941. C’était mon quatrième engagement professionnel, mais le tout premier dans une grande ville. Le lendemain, on m’a offert un contrat. J’ai toujours considéré que c’est Toronto qui m’a découverte. » – Portia White [traduction]
Les réflexions de Portia White concernant ses débuts à Toronto pourraient donner l’impression qu’elle a connu le succès rapidement. Pourtant, ce concert de 1941 et le contrat qui en a découlé sont le fruit de nombreuses années de travail acharné, d’un peu de chance et du soutien indéfectible de sa famille, de ses concitoyens et des gouvernements de la ville d’Halifax et de la Nouvelle-Écosse.
Jeunesse et éducation
Dès sa naissance, Portia semble destinée à manifester un tempérament fort et résolu et à faire carrière dans les arts de la scène. En effet, un ami de la famille lui donne le nom de Portia, d’après une héroïne du Marchand de Venise de Shakespeare. Dans cette pièce, Portia réalise son rêve d’épouser le prétendant de son choix, à force d’intelligence, de grâce et de tranquille détermination. On ne peut affirmer que ce nom présage les mêmes traits de personnalité chez Portia White, mais son éducation a certainement favorisé leur développement.
Ses parents sont eux-mêmes des gens remarquables. Son père, le révérend William A. White, est le fils d’esclaves affranchis de Virginie; il est le deuxième Afro-Canadien admis à l’Université Acadia et le premier à recevoir un doctorat en théologie de cette université. Il sera aussi le seul aumônier noir dans l’armée britannique durant la Première Guerre mondiale. La mère de Portia, une descendante de loyalistes noirs installés en Nouvelle-Écosse, lui donne ses premières leçons de musique. La famille de Portia déménage de Truro (Nouvelle-Écosse) à Halifax après la Première Guerre mondiale. De retour au pays, son père devient pasteur de l’église baptiste sur la rue Cornwallis.
La vie de la famille White gravite autour de l’église; il n’est donc pas surprenant qu’une grande partie de l’éducation musicale de Portia se passe dans ce milieu. C’est ainsi qu’elle commence à chanter dans la chorale de l’église dirigée par sa mère. Elle étudie en enseignement à l’Université Dalhousie, puis devient professeure dans les communautés noires de Nouvelle-Écosse, notamment à Lucasville et Africville. Ce travail l’aide à payer ses cours de musique. Durant les années 1930, elle suit les cours de chant de Bertha Cruikshanks au Conservatoire de musique d’Halifax. En 1939, elle reçoit une bourse qui lui permet d’étudier au même conservatoire avec le professeur italien Ernesto Vinci. C’est ce dernier qui l’aide à perfectionner sa voix de contralto.
Toronto et au-delà
Portia White est d’abord reconnue et acclamée en Nouvelle-Écosse, où elle se produit dans des festivals et des concerts-bénéfice ainsi qu’à l’émission radiophonique de son père, diffusée une fois par semaine. Elle gagne la coupe d’argent Helen Kennedy au festival de musique d’Halifax en 1935, 1937 et 1938. De nouvelles possibilités s’offrent à elle lorsque Edith Read, la directrice de Branksome Hall, une école privée pour filles de Toronto, l’entend chanter pour la première fois. Madame Read était alors en vacances en Nouvelle-Écosse, sa province natale. C’est grâce au soutien du Branksome Ladies Club que Portia White a pu chanter au Eaton Hall à Toronto, le 7 novembre 1941.
Le concert de Toronto est un tel succès que Portia se voit immédiatement offrir un contrat des Presses de l’Université Oxford pour une série de concerts et de tournées. Elle quitte alors son poste d’enseignante pour se consacrer à la musique. En 1942 et 1943, elle se produit dans plusieurs villes du Canada, ce qui accroît sa renommée au pays, et chante même devant le gouverneur général à l’occasion d’un concert privé. Elle donne son premier concert aux États-Unis au Town Hall de New York, en mars 1944; sa prestation est accueillie avec enthousiasme. Portia s’installe à New York pour se rapprocher de ses gérants et reçoit le soutien financier de la ville d’Halifax et du gouvernement de la Nouvelle-Écosse par l’intermédiaire du Nova Scotia Talent Trust. C’est la première fois que deux paliers de gouvernement s’unissent pour soutenir la carrière d’un artiste. Portia White signe un contrat avec Columbia Concerts Incorporated et entreprend une tournée au Canada, aux États-Unis, dans les Caraïbes, en Amérique centrale et en Amérique du Sud.
Fin de carrière et héritage
La vie en tournée devenant de plus en plus frénétique, Portia White n’arrive plus à se reposer suffisamment entre les concerts et les déplacements. Elle éprouve des problèmes de voix de plus en plus fréquents, au point où certains critiques le lui reprochent. Dans de telles circonstances, auxquelles s’ajoutent des différends avec ses gérants, elle décide de ne plus se produire en public. Portia s’installe à Toronto, où elle suit des cours de chant au Conservatoire royal de musique auprès de la soprano Gina Cigna. Elle donne elle-même des cours de chant au Branksome Hall, ainsi que des cours particuliers. Elle offre quelques rares concerts durant les décennies 1950 et 1960. À l’occasion d’un de ces concerts, elle chante pour la reine Élisabeth le 6 octobre 1964, lors du passage de la souveraine au Centre des arts de la Confédération de Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard). Moins de quatre ans plus tard, en février 1968, Portia White s’éteint à Toronto, des suites d’un cancer.
Célèbre pour sa polyvalence et son répertoire varié, Portia White était aussi à l’aise avec les chants religieux que les arias d’opéras italiens, les lieds allemands ou les mélodies françaises. De son vivant, elle n’enregistra aucune œuvre destinée au marché commercial. Cependant, Bibliothèque et Archives Canada a pu acquérir, auprès de la famille White, quelques enregistrements sonores de concerts offerts à Moncton (Nouveau-Brunswick) et à New York. Certains enregistrements commerciaux furent diffusés à titre posthume, dont l’album Think on me en 1968, deux chansons sous étiquette Analekta dans la série Great Voices of Canada (volume 5), ainsi que l’album First You Dream en 1999 (tous se trouvent dans la collection de BAC). Un documentaire intitulé Portia White: Think on Me fut réalisé par Sylvia Hamilton et diffusé en 1999.
L’héritage de Portia White perdure encore aujourd’hui grâce à un fonds créé et géré par le Nova Scotia Talent Trust : la bourse annuelle Portia White, offerte à une jeune personne démontrant un « potentiel vocal exceptionnel ». Le gouvernement du Canada inscrivit Portia White sur la liste des personnes d’importance historique nationale en 1995 et lui rendit hommage en 1999 par l’émission d’un timbre du millénaire à son effigie.

Portia White : talent et persévérance [document philatélique], timbre-poste canadien de 46 cents, collection du millénaire (MIKAN 2266861)
Joseph Trivers est bibliothécaire aux acquisitions (musique) au sein de la Direction générale du patrimoine publié à Bibliothèque et Archives Canada.