Par Forrest Pass
Bibliothèque et Archives Canada conserve de nombreux traités, chartes et proclamations, mais son propre document fondateur est bien modeste! Il y a 150 ans, le cabinet fédéral faisait de Douglas Brymner le commis principal des nouvelles archives publiques, gérées par le ministère de l’Agriculture. Le décret manuscrit du 20 juin 1872 annonçant la nomination de M. Brymner n’a pas l’air de grand-chose. Pourtant, il marque le point de départ d’un siècle et demi de collecte et de préservation du patrimoine documentaire canadien.
La décision d’établir un service national d’archives résulte d’une pétition lancée en 1871 par la Société littéraire et historique de Québec. Soulignant la situation très désavantageuse dans laquelle se trouvaient les historiens canadiens qui voulaient accéder aux documents historiques, les signataires réclamaient la création d’un répertoire national. Le gouvernement fédéral, bien qu’en accord avec le principe, ne pouvait débloquer de fonds dans l’immédiat; le projet dut donc attendre l’année suivante.
![Page rédigée à la main en anglais, avec le texte suivant [traduction] : « Dans une note de service datée du 18 juin 1872, l’honorable ministre de l’Agriculture recommande que M. Douglas Brymner, 42 ans, soit inscrit sur le rôle du personnel du ministère de l’Agriculture en qualité de commis principal aux documents, au salaire de 1 200 $ par année. Il recommande aussi que, durant la présente année, le salaire de M. Brymner soit prélevé en partie par des crédits du Parlement pour la collecte d’archives publiques, au montant de 600 $, car il propose d’employer M. Brymner pour… »](https://ledecoublogue.files.wordpress.com/2022/06/e011408984-001.jpg?w=584&h=920)
Copie certifiée du décret no 1872-0712, fait le 20 juin 1872, autorisant la nomination de Douglas Brymner au poste de commis principal de deuxième classe, responsable des archives publiques et de la collecte d’informations au sujet de l’agriculture. (e011408984-001)

Portrait à l’huile de Douglas Brymner, premier archiviste du Canada, réalisé par son fils William en 1886 (e008299814-v6)
Quelle que fût l’intention de départ, M. Brymner réalisa bien vite que la mise sur pied des archives nationales était un travail à temps plein. Comme il le dit plus tard : « Tout était à faire ab ovo [à partir du début]; il n’y avait rien, pas un seul document dans la salle de conservation des archives. » En quelques semaines, il prit la route et écuma les palais de justice et les édifices gouvernementaux de la cave au grenier, sans oublier de recueillir les archives privées d’illustres pionniers.
Cette stratégie témoigne du mandat limité des Archives et de la façon dont M. Brymner concevait l’histoire canadienne. Avant 1903, il ne recueillit pas les documents récents du gouvernement. Il s’intéressa plutôt aux archives d’avant la Confédération, en particulier aux documents politiques et militaires sur l’histoire coloniale. Et bien que ses écrits témoignent parfois d’un certain intérêt pour ce qu’on appelait alors les « affaires indiennes » dans la politique coloniale, il ne fit que peu de place, voire pas du tout, aux voix et aux expériences autochtones.
Brymner consacra plutôt ses efforts à transcrire les documents canadiens conservés aux archives britanniques et françaises. Il reprit en cela le travail que la Société littéraire et historique de Québec avait accompli en coulisse pendant quelques décennies. Ses recherches le menèrent jusqu’à Londres, tandis que l’historien Hospice-Anthelme Verreau se rendit à Paris.
C’étaient d’ambitieux projets, vu les ressources limitées des Archives fédérales. Pour sa première année, l’institution reçut un maigre budget de 4 000 $ (environ 94 000 $ en dollars de 2022). Le sous-ministre de l’Agriculture dut argumenter avec le ministère des Postes pour que M. Brymner obtienne trois salles dans le sous-sol de l’édifice de l’Ouest, sur la Colline du Parlement, afin d’y installer ses bureaux et d’entreposer les archives.

L’édifice de l’Ouest, sur la Colline du Parlement, vu de la rue Wellington, tel qu’il était vers 1872 lorsque les Archives fédérales emménagèrent dans son sous-sol. L’aile nord-ouest de l’édifice, ainsi que son imposante tour, n’ont été achevées qu’en 1879. Photo : Studio William Topley (a012386-v6)
Le sous-financement des Archives causa parfois des embarras. En 1880, le député néo-brunswickois Gilbert-Anselme Girouard suggéra à M. Brymner d’engager Pascal Poirier, un historien acadien, pour retranscrire les registres paroissiaux de l’Acadie. La réponse de M. Brymner le força à décliner, car il ne pouvait recommander les services de M. Poirier (ni d’aucun autre copiste compétent) en raison du salaire dérisoire offert par les Archives.
Plus choquant encore, les Archives voulurent embaucher des mineurs pour économiser. En 1878, Frederic J. Dore, agent général du Canada à Londres, demanda au British Museum (au nom de M. Brymner) l’autorisation de transcrire les documents de sir Frederick Haldimand, gouverneur du Québec pendant la Révolution américaine. À regret, il dut informer M. Brymner qu’il fallait avoir 21 ans ou plus pour travailler dans le musée. « Sans cela, écrivit-il, nous aurions pu engager de très jeunes copistes pour faire le travail à un tarif très inférieur à celui demandé. » À l’époque, l’embauche de copistes adolescents était pratique courante en Angleterre comme au Canada. Néanmoins, cette idée d’employer de jeunes personnes inexpérimentées en dit long sur la disette budgétaire des Archives naissantes.
Malgré toutes ces difficultés, M. Brymner enchaîna les réalisations pendant les dix premières années de son mandat. Les transcriptions faites en Angleterre commencèrent à arriver au Canada dès le début des années 1880. En 1884, les fonds documentaires catalogués remplissaient quelque 1 300 volumes, et des milliers de pages attendaient d’être indexées et reliées. La transcription d’archives européennes, quant à elle, perdura longtemps au 20e siècle.

Reçu de livraison pour une caisse d’archives qui faisait probablement partie des premiers arrivages des transcriptions de Haldimand (1881). (e011408984-001)
Brymner acquit également des originaux. Sa première acquisition importante à cet égard concerne des documents de la citadelle d’Halifax. Ces archives, principalement de nature militaire, traitaient de nombreux aspects des débuts de l’époque coloniale. M. Brymner en fit l’acquisition en 1873, à l’issue de négociations avec le British War Office.
Toutefois, avant même l’arrivée des archives d’Halifax, un don modeste présagea du futur rôle des Archives fédérales, à la fois comme bibliothèque et centre d’archives. À l’été 1872, M. Brymner s’était rendu au Séminaire de Québec, un établissement d’enseignement religieux fondé plus de deux siècles auparavant et dirigé par une congrégation de prêtres catholiques. Le Séminaire refusait alors de transférer son riche fonds d’archives à Ottawa. Mais M. Brymner ne repartit pas les mains vides : il revint avec un lot de numéros de L’Abeille, le journal étudiant du Séminaire, dont certains comportaient des transcriptions de documents historiques.
Reliés en cuir et en toile rouges, ces numéros de L’Abeille figurent toujours dans la collection de Bibliothèque et Archives Canada. Plusieurs portent l’estampille embossée « Dominion Archives – Library », qui remonte au temps de M. Brymner. Un volume d’une nouvelle édition de L’Abeille, paru entre 1877 et 1881, porte l’inscription « Archives du Canada » apposée par un directeur du Séminaire, preuve de la relation suivie entre M. Brymner et l’établissement.

Lot de numéros de L’Abeille donné aux Archives fédérales. Les trois volumes de gauche, plus minces, furent remis à M. Brymner en 1872; c’est sa toute première acquisition attestée. Le volume à l’extrême droite fut donné en 1885. (No OCLC 300305563) Crédit : Forrest Pass

Première page d’un numéro de L’Abeille paru en 1848, qui contient la transcription d’une lettre rédigée en 1690 par François de Laval, premier évêque de Québec. (No OCLC 300305563) Crédit : Forrest Pass
Douglas Brymner ne pouvait qu’imaginer l’ampleur que la collection naissante allait prendre pendant les 150 ans qui suivirent. Sous la direction de son successeur, sir Arthur Doughty, les Archives fédérales devinrent les Archives publiques du Canada. Le mandat de l’institution s’élargit : recueillir des documents gouvernementaux, des archives privées, des cartes, des œuvres d’art et des photographies. En outre, avant la création du premier musée d’histoire nationale, les Archives publiques recueillirent aussi des artefacts, qu’elles conservaient dans un musée.
La Bibliothèque nationale du Canada, fondée en 1953, vint compléter le travail des Archives en recueillant et en préservant notre patrimoine publié. Puis, en 2004, les deux institutions fusionnèrent pour devenir Bibliothèque et Archives Canada.
Aujourd’hui, la collection de Bibliothèque et Archives Canada comprend plus de 20 millions de livres, 250 kilomètres de documents textuels, plus de 30 millions de photographies et près d’un demi-million d’œuvres d’art. Nous sommes loin de l’archiviste à temps partiel qui travaillait dans un sous-sol de la Colline du Parlement, faisant de son mieux avec son budget famélique!
Forrest Pass est conservateur au sein de l’équipe des expositions de Bibliothèque et Archives Canada.