Le poids des mots : la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme

Par Deniz Çevik

La Loi sur les langues officielles célèbre ses 50 ans en 2019. Son adoption est une étape cruciale dans l’histoire du Canada, car elle confère au français et à l’anglais un même statut : celui de langues officielles du gouvernement canadien. Nous avons d’ailleurs publié un billet de blogue sur l’histoire de la Loi et l’évolution du bilinguisme vues à travers le prisme de nos archives.

La Loi sur les langues officielles fait suite à l’une des recommandations de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Cette dernière est mise sur pied en 1963 par le gouvernement de Lester B. Pearson en vue de « faire enquête et rapport sur l’état présent du bilinguisme et du biculturalisme ». Coprésidée par André Laurendeau et A. Davidson Dunton, elle tient plusieurs audiences publiques au cours de ses deux premières années.

Le Rapport préliminaire de la Commission, publié en 1965, souligne la dualité culturelle et linguistique de la société canadienne. La Commission elle-même est souvent surnommée « la Commission du B et B », en référence au bilinguisme et au biculturalisme. Or, si le bilinguisme est admis de la majorité, le biculturalisme soulève bien des controverses. Le Canada n’a-t-il pas plus de deux cultures? Dans les communautés n’ayant aucun ancêtre français ou anglais, l’idée de mettre sur un pied d’égalité les « deux peuples fondateurs » et leurs cultures ne soulève guère d’enthousiasme.

Photo noir et blanc de huit hommes en complets, souriant devant l’objectif, dans une salle de conférence aux murs clairs.

Personnel de recherche de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1965. (e011166427)

Le sénateur Paul Yuzyk, surnommé « le père du multiculturalisme », soulève lui aussi des préoccupations quant à l’exclusion des autres groupes ethniques. Dans son discours au Sénat du 3 mars 1964, il déclare :

« Tout d’abord, le mot biculturel, que je n’ai trouvé dans aucun dictionnaire, est inapproprié. Le Canada n’a jamais été biculturel. Les Amérindiens et les Esquimaux nous accompagnent depuis toujours. Même les Britanniques sont multiculturels : Anglais, Écossais, Irlandais et Gallois. Ensuite, d’autres groupes ethniques se sont établis au Canada; ils forment maintenant près du tiers de la population. Bref, notre pays est définitivement multiculturel. En fait, si le biculturalisme se concrétisait dans son sens premier, c’est-à-dire la coexistence de deux nations, il faudrait que tous les Canadiens deviennent français ou anglais. C’est chose impossible et, selon moi, c’est loin d’être le souhait de la population. » [Traduction]

Esquisse d’un timbre dessiné sur fond turquoise, avec, au centre, une grande feuille d’érable orange ornée d’un lis blanc en son centre. On peut y lire : « Unity in Canada/Unité au Canada » et « English–French Biculturalism/Anglais-Français Bi-culturalisme ».

Peinture d’un motif de timbre portant l’inscription « Unité au Canada; Anglais-Français; Bi-culturalisme ». (e001217565)

Yuzyk n’est pas le seul à s’opposer à la notion de biculturalisme. Bibliothèque et Archives Canada possède des fonds d’archives qui documentent la façon dont divers groupes ethniques ont accueilli les rapports et les recommandations de la Commission; mentionnons entre autres le fonds Jaroslav Bohdan Rudnyckyj.

Par ailleurs, la publication du Rapport définitif de la Commission et la sanction royale de la Loi sur les langues officielles, en 1969, donnent lieu à divers congrès et conférences un peu partout au Canada, dont le Mosaic Congress, tenu au Manitoba, et la conférence Canada: Multicultural.

Un livret du fonds Rudnyckyj, publié en 1970 dans la foulée d’une conférence tenue à l’Université de Toronto, offre un aperçu de la réaction des communautés ethniques quant au quatrième volume du Rapport de la Commission. En résumé, les débats publics entourant le biculturalisme démontrent que les participants voient plutôt le Canada comme un pays multiculturel.

Le président de l’Ukrainian Canadian University Students’ Union, Bohdan Krawchenko, présente un article à ce sujet au Congrès de l’organisme, en 1973. Il y décrit la différence de perception entre ces deux concepts que sont le bilinguisme et le biculturalisme.

« Imaginons les deux extrêmes : un pays composé d’un seul groupe ethnique homogène, ou un pays pluriethnique. Le Canada, à titre de nation multiculturelle, se situe quelque part au milieu. Il y a de nombreuses langues canadiennes. Il n’y a, toutefois, que deux langues officielles : le français et l’anglais. Le Canada n’est pas biculturel; il ne l’a jamais été et ne le sera jamais. En plus d’être une insulte à nos valeurs (comme l’est chaque tentative de réglementer des normes culturelles), la notion de biculturalisme au Canada ne reflète pas la réalité. Le Canada est multiculturel, et ce fait doit être reconnu dans toute discussion sur la constitution du pays. » [Traduction]

Petit à petit, le dialogue autour du biculturalisme est remplacé par un dialogue sur le multiculturalisme, jusqu’à ce que Pierre Elliott Trudeau intègre le concept aux politiques du gouvernement, en 1971.


Deniz Çevik est archiviste stagiaire à la Direction générale des archives de Bibliothèque et Archives Canada.

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