Par Leah Cohen
La Haggadah d’Altona fait partie des trésors de la collection Jacob M. Lowy. Ce manuscrit sur papier, magnifiquement enluminé et coloré, a été créé en 1763 à Altona, en Allemagne, pour la Pâque juive.
Le mot Haggadah signifie « récit » en hébreu. Il s’agit d’un texte lu durant le séder de la Pâque, un repas cérémoniel se déroulant selon une succession d’étapes rituelles chargées de symbolisme. Le séder est organisé tant dans les résidences privées que dans les lieux publics pour commémorer la libération des Israélites d’Égypte. En Israël, il se tient la première nuit du congé de la Pâque; ailleurs, les deux premières nuits du congé.
Les rabbins ont institué la Haggadah en s’appuyant sur le verset 13:8 du livre de l’Exode : « Ce jour-là, tu parleras (higadeta) ainsi à ton fils : c’est en mémoire de ce que l’Éternel a fait pour moi lorsque je suis sorti d’Égypte. »
Le séder et la Haggadah ne se résument pas à une simple narration d’événements : ils transmettent l’expérience vécue par un esclave en Égypte, soudainement libéré par la main de Dieu, et qui, en tant qu’homme libre, voit Dieu confier la Torah à Moïse sur le mont Sinaï.
Rituels du séder
Les membres d’une famille ou d’un groupe rassemblés pour un séder accomplissent certains rituels. Par exemple, ils consomment des aliments évoquant l’expérience de l’esclavage et de la libération, tels que l’haroset, un mélange de fruits ou de noix hachés, propre à soutenir les esclaves dans leur dur labeur (notamment le transport des briques). Ils peuvent aussi consommer des plantes amères, comme le raifort, qui rappellent l’âpreté de l’esclavage. Ils boivent quatre verres de vin, accoudés sur le côté gauche, dans une position de détente, comme des hommes libres. Ces quatre verres symbolisent les quatre expressions de la rédemption des Israélites par Dieu, que l’on trouve dans les versets 6:6 à 6:8 du livre de l’Exode : « […] je vous affranchirai des travaux dont vous chargent les Égyptiens […] je vous délivrerai de leur servitude, et je vous sauverai à bras étendu et par de grands jugements. »
Les participants ne lisent pas la Haggadah passivement : ils sont invités à poser des questions et à discuter. Et comme le séder vise aussi à piquer la curiosité des enfants, selon la tradition, ceux-ci entonnent un chant dans lequel ils demandent pourquoi cette nuit est différente des autres. La Haggadah comprend également les prières de Hallel louant Dieu. Au fil du temps, de joyeux chants de table se sont ajoutés à la cérémonie; on les entonne encore aujourd’hui, même s’ils ne sont pas obligatoires.
Comme la tradition du séder concerne plusieurs peuples, lieux et époques, c’est tout un défi de bien transmettre le message et de donner un sens à la soirée. Ainsi, un producteur d’olives vivant dans l’ancienne Galilée n’aurait sûrement pas raconté l’exode d’Égypte de la même manière qu’un mordu d’informatique de la Silicon Valley au 21e siècle.
Une Haggadah est donc un témoignage parmi d’autres de la culture populaire, qui permet d’en apprendre davantage sur une communauté donnée; un artefact qui représente non seulement un contenu textuel, mais aussi « l’esprit dans la matière », pour citer l’auteur Jules Prown.
Pourquoi la Haggadah d’Altona est-elle différente des autres?
La Haggadah d’Altona s’inscrit dans une tendance initiée en Europe centrale par les Juifs de cour. Appelés ainsi parce qu’ils occupaient de hautes fonctions financières auprès des nobles, ils collectionnaient également des œuvres d’art judaïque pour leur résidence, dont des manuscrits enluminés. De tels ouvrages étaient très recherchés, même s’ils n’étaient plus très nouveaux, l’impression hébraïque remontant au 15e siècle. L’existence de la Haggadah d’Altona montre que la classe moyenne s’était aussi mise à collectionner des manuscrits. Cet art faisant appel à un style plus naïf, un scribe ayant moins de formation pouvait donc être engagé à moindre coût.
La communauté d’Altona, très dynamique malgré sa petite taille, avait obtenu du roi Christian IV le privilège de se lancer dans la construction navale, une activité qui lui apporta une stabilité économique et favorisa la création d’une classe moyenne. Sur cette page illustrant les rites du séder, les scènes représentant des citadins de l’époque témoignent d’un certain degré de confort. Par exemple, les personnes sont assises sur des chaises qui semblent rembourrées, autour d’une solide table recouverte d’une nappe rouge. Dans une salle éclairée par un chandelier, chaque personne a le luxe d’avoir sa propre Haggadah.

Illustrations montrant les rituels du séder accomplis par des participants de l’époque. Elles offrent un instantané du mode de vie des Juifs à Altona dans les années 1760 (AMICUS 33226322).
La Haggadah d’Altona nous apprend également que les Juifs de cette communauté avaient beaucoup en commun avec les Juifs vivant ailleurs au début de l’ère moderne. Par exemple, le scribe a minutieusement écrit le commentaire de Don Isaac Abravanel (1437-1508) en petites lettres cursives autour du texte central. Ce commentaire centré sur la rédemption, écrit par un Juif forcé de fuir la péninsule ibérique, a été imprimé pour la première fois en 1505 et se retrouve fréquemment dans les Haggadhas de la Pâque.
L’artiste et son œuvre
L’étude de la Haggadah d’Altona, comme celle de toute source d’information visuelle, permet de découvrir à la fois l’artiste et l’œuvre.
Le nom du scribe est indiqué dans le colophon, une note placée à la fin. Il s’agit d’Elkanah « Pituhe Hotem ». Ces derniers mots signifient « graveur du sceau », en référence aux pierres gravées que portait le grand prêtre dans la Jérusalem ancienne. Elkanah était le fils de Meir Malir, Meir signifiant un peintre en yiddish.
Seuls deux autres manuscrits d’Elkanah sont parvenus jusqu’à nous. Le premier, conservé au Jewish Theological Seminary à New York, est une Haggadha en vélin, contrairement à celle de la collection Jacob M. Lowy, imprimée sur du papier. Le second, Tikune Shabat (prières spéciales pour le Shabbath), se trouve à la bibliothèque Klau du Hebrew Union College à Cincinnati.
La Haggadha de Lowy contient un élément unique : un calendrier omer. On utilisait ce calendrier pour compter les 49 jours séparant la deuxième nuit de la Pâque et le congé de Chavouot (Pentecôte), qui commémore le don de la Torah aux Israélites.
L’omer est une unité biblique servant à mesurer le grain. Un omer d’orge a été présenté en offrande au Temple lors de la deuxième nuit de la Pâque; c’est pourquoi le compte des 49 jours commence à partir de cette date. Comme aucun calendrier juif n’a été imprimé à Altona durant les années 1750 et 1760, ce calendrier omer a sans doute constitué un bon moyen de compter les jours.

Calendrier omer, dans lequel chaque carré représente le nombre de jours écoulés depuis le deuxième jour de la Pâque jusqu’au Chavouot (AMICUS 33226322).
L’artiste ou le mécène qui a commandé la Haggadah d’Altona a été influencé par la Haggadah d’Amsterdam, ou par l’une de ses nombreuses imitations. Imprimée en 1695, celle-ci comporte des gravures sur cuivre.

À gauche, page titre très colorée de la Haggadah d’Altona, parue en 1763 (AMICUS 33226322); à droite, page titre gravée de la Haggadah d’Amsterdam, datant de 1695 (AMICUS 29060785). Les deux pages montrent Moïse et Aaron, ainsi que des vignettes de récits tirés de la Bible. Les images ont été simplifiées dans la Haggadah d’Altona, et celle-ci compte moins de vignettes (seulement trois dans des médaillons au haut de la page).
L’influence de la Haggadah d’Amsterdam est aussi perceptible dans la façon de représenter les quatre fils, ceux-ci symbolisant l’attitude de quatre types de participants au séder : le sage, l’impie, le simple d’esprit et celui qui ne sait pas poser des questions.

À gauche, illustration en couleur des quatre fils dans la Haggadah d’Altona (AMICUS 33226322); à droite, version gravée des quatre fils dans la Haggadah d’Amsterdam (AMICUS 29060785).
Elkanah, le scribe artiste, a écrit son texte à l’encre ferrogallique, dont on sait aujourd’hui qu’elle a des effets corrosifs. Il l’a illustré à l’aide de couleurs dont les pigments contiennent du cuivre et d’autres métaux. L’encre et les pigments ont tous deux entraîné la corrosion du papier, que même une désacidification effectuée en 1987 n’a pu enrayer. La Haggadah d’Altona a été confiée aux restaurateurs de Bibliothèque et Archives Canada en 2007. Comment s’y prendront-ils pour sauver cet artefact culturel? Découvrez leurs secrets dans un prochain billet de blogue, à paraître la semaine prochaine.
Sites connexes :
- Un trésor de la collection Lowy : la Bible polyglotte de Walton (1657)
- Sortir de l’ombre, Signatures, printemps-été 2016
- Elkanah « Pituhe Hotem » ben Meir Malir s’essaie à créer une autre Haggadha quelques années plus tard; cherchez « Altona Hagadah » sur le site de la JTS (Jewish Theological Seminary) Library (en anglais seulement)
- Album Flickr – Haggadah d’Altona
Leah Cohen est conservatrice de la collection Jacob M. Lowy à Bibliothèque et Archives Canada.
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